Chapitre 15
La falaise dispensait un peu d´ombre alors que le soleil était au zénith. Ahmed changea de cap et arrêta son vieux 4X4 à proximité; Chris fit de même et appuya l´extrémité du guidon sur la carrosserie du Toyota. C´était l´heure de la pause, à la mi-journée.
Trois jours déjà qu´ils étaient partis de Ghat. Cette ville au fin fond de la Libye était un cul de sac; sur sa carte routière, le trait rouge s´arrêtait et une grande tâche jaune prenait sa place. A son arrivée dans ce coin perdu, il était parti à la recherche d´Ahmed, un ami Touareg de Sahim. Il lui avait fait part de son envie de rejoindre l´Algérie.
Ahmed n´avait pas paru plus étonné que cela et lui avait indiqué qu´il pouvait sans problème le guider dans le désert. Il n´avait même pas abordé l´obstacle du passage de la frontière.
Chris se souvint des paroles de Siakou, il y a sept ans, alors qu´ils marchaient vers son campement : « Nous sommes des Imohagh qu'on peut traduire par " être libre " ».
Oui, vraiment, il n´était plus en Libye !
Il avait expliqué à Ahmed qu´il souhaitait le suivre avec sa moto, mais que cette dernière n´était pas vraiment adaptée à ce terrain et qu´ils avanceraient doucement. Et que, par conséquent, le voyage risquait d´être long. Ahmed l´avait regardé avec étonnement, comme si cette notion du temps lui était étrangère et il lui fit comprendre qu´ils partiraient ensemble et arriveraient, un jour, tous les deux, et que c´était cela l´important.
Les premiers tours de roues avaient été difficiles, au point que Chris avait failli se décourager. Il s´ensablait régulièrement et s´épuisait à sortir sa moto de ces obstacles. Puis, peu à peu, aidé en cela par Ahmed qui choisissait les passages les plus faciles, quitte à faire de longs détours, il avait pris confiance et son pilotage était devenu plus souple, plus fluide. La nature qui l´entourait avait perdu de son hostilité.
Imperceptiblement, il retrouvait les sensations qu´il avait connues quelques années auparavant, s´immergeant sans crainte dans ce milieu désertique. Sa moto lui paraissait de plus en plus légère, maniable; à travers lui, elle s´intégrait au paysage.
Ahmed semblait vigilant, s´arrêtant régulièrement, scrutant l´horizon, n´hésitant pas à grimper en haut d´un rocher pour avoir une vue plus lointaine. Chris comprit qu´il tentait d´éviter d´éventuels contrôles policiers ou militaires; il se retrouvait dans la peau d´un clandestin cherchant à franchir une frontière, mais, étrangement, cela ne l´inquiétait pas. Il avait toute confiance en son guide et le comportement de ce dernier lui montrait qu´il ne faisait qu´un avec le désert.
Au fond de lui, il y avait cette envie très forte de retourner en Algérie. Il avait suffit que Sahim lui parle des Touaregs pour que cette idée ne quitte plus son esprit.
Dès lors, il n´avait pas cherché, ni à résister, ni à se raisonner et s´était laissé porter par son instinct. Son voyage serait tout, sauf rationnel, s´était-il dit.
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Après plusieurs tentatives, les plus petites brindilles craquèrent, une faible lueur apparut. Chris, avec délectation, participa à la naissance du feu du soir.
C´était à chaque fois, un moment privilégié qu´il attendait avec impatience. Dans ces contrées arides, ils consacraient une partie de la journée à ramasser quelques morceaux de bois, ça et là, et cette rareté du combustible, les efforts nécessaires pour le trouver donnaient cette touche magique à l´instant qu´il était en train de vivre alors que les flammes grandissaient, s´installaient pour la soirée.
Les deux hommes préparèrent en silence la soupe du soir et la taguella. Chris aimait ces moments où il faisait face à Ahmed et pendant lesquels les liens qui l´unissaient à cet homme lui paraissaient sans limite. Nul besoin de la parole ; le partage des différentes tâches, un simple sourire, un geste pour montrer les étoiles naissantes, la falaise de grés aux contours si doux sous la lumière de la lune, la gerboise, souris du désert, à la recherche de nourriture, suffisaient. Rien ne se passait que l´essentiel, et, pourtant, ce quotidien là, il le vivait avec une intensité immense. Comme s´il se rapprochait de la vie. Simplement.
Son corps tout entier entrait en résonance avec cette terre qu´il foulait avec humilité.
« Nous sommes en Algérie », lui annonça simplement Ahmed dans le silence de la nuit, alors qu´ils s´apprêtaient à se coucher.
« Ca y est », pensa Chris, « je retrouve ce pays que j´ai tant aimé ».
Il fut incapable de prononcer la moindre parole, submergé par un torrent d´émotion.
Il n´avait aucune idée de ce qu´il venait chercher en retournant dans ce pays mais rien ne semblait pouvoir arrêter ce désir immense qui ne le quittait plus depuis plusieurs jours.
Il se glissa dans son sac de couchage et, les yeux perdus dans les étoiles, s´abandonna aux doux souvenirs de « son » campement touareg.
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Dans ce désert où Chris avait parfois le sentiment de toujours repasser au même endroit, à proximité des mêmes falaises, il était émerveillé de voir comment Ahmed se déplaçait sans l´ombre d´une hésitation. Il lui avait dit qu´il avait ses points de repère, une dune, un arbre, une cassure dans le terrain. Ce sens de l´orientation restait magique pour un Français habitué aux routes quadrillant le territoire.
Etonnamment, il plaisait à Chris de rouler depuis des jours dans ce désert en ayant perdu tous ses repères, de s´en remettre à son guide. Ahmed partit à la rencontre d´un groupe de Touaregs.
Quand Chris les rejoignit, il l´accueillit avec un sourire; il avait retrouvé la trace de ses amis. Un des hommes les connaissait bien et il donna des indications pour les retrouver. Ils avaient été contraints de déménager afin de trouver un peu de végétation pour les bêtes et vivaient maintenant plus au nord. Ils n´étaient qu´à quelques heures de leur campement. Le coeur de Chris se mit à battre à tout rompre.