Sortie de mon premier roman : L’araignée et les volets de bois

L'envol (tome 2)

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A 100 mètres, le virage à angle droit, au carrefour. Il rétrograda ; un coup d´oeil sur la gauche et il s´infiltra dans la ruelle. De deux pressions douces et rapides sur le sélecteur, il mit le moteur au point mort, coupa le contact, laissant le chuintement de la chaîne rompre le silence du quartier désert pendant que la moto terminait sa course sur la lancée.

Voxan Scrambler dans désert de l'Akakous

Juste avant l´arrêt, d´un geste précis avec le pied gauche, il déploya la béquille latérale ; deux doigts sur le levier de frein, la moto s´immobilisa complètement et il la laissa se poser en douceur sur la béquille. Il appréciait cette conduite sans brusquerie, « propre » comme il aimait à le dire, en harmonie avec cette mécanique qui lui avait apporté tant de plaisirs.


Aujourd´hui, il se sentait dans un état second, les sens en éveil. Il leva la tête ; quelques moineaux virevoltaient en piaillant alors que la journée s'achevait. Il ouvrit la porte du garage et rentra sa Transalp bleue à l´intérieur. Quelques cliquetis en provenance des cylindres retinrent son attention; il resta longuement près de sa monture et lui parla, comme il le faisait dans les moments importants de sa vie de motard.

En se surprenant à adresser la parole à cette masse de métal et de plastique, il sourit. Des souvenirs remontèrent à la surface: les encouragements qu'il lui avait prodigués quand ils avaient effectué cette longue, interminable étape, en Algérie, alors que le vent de sable s'était abattu sur eux, les excuses qu'il lui avait données quand il l´avait si souvent faite tomber sur les pistes caillouteuses de l´Atlas marocain, cette joie quand il l´avait retrouvée, recouverte de sable, après son long séjour dans un campement touareg.

Aujourd'hui, il lui faisait ses adieux, en quelque sorte, et il se sentait bêtement ému. Il regarda une dernière fois le compteur qui affichait 179 000 kilomètres, tapota le réservoir et referma la porte sur sa Transalp.

Il retrouva son appartement. Qui lui paraissait bien plus grand depuis qu´il s´était vidé, peu à peu, de ses meubles, au fur et à mesure qu´il avait trouvé des acheteurs. La présence du gros bahut en merisier le rassurait malgré tout ; il n´avait pu se défaire de ce meuble qu´il avait côtoyé durant toute son enfance dans la maison de ses grands parents. Il se souvenait précisément de la place qu´occupaient les gâteaux secs qu´il venait régulièrement chiper. Il caressa le bois patiné et ouvrit le tiroir.

D’une chemise de carton verte, il retira deux dossiers ; le premier, c´était l´acte de vente de son appartement, signé il y a quelques jours ; dessus, était mentionnée la date à laquelle il s´engageait à le libérer. Il lui restait exactement 79 jours. Quant au deuxième, il contenait sa lettre de démission ; dix fois, vingt fois, il l´avait commencée avant qu´elle ne rejoigne la corbeille. Il avait en mémoire ce soir d´orage quand, alors que le tonnerre grondait, il avait, sous le feu des éclairs, comme galvanisé par la violence des éléments, rédigé enfin cette lettre qui mettait fin à des années de vie active.

Soudain, il fut envahi d´un sentiment de panique face à ce vide qui se présentait devant lui. Dans moins de trois mois, il n´aurait plus ni travail, ni logement, ni meubles.

Son projet qu´il avait peu à peu construit dans sa tête lui parut irréalisable. Il perdait pied, se sentait gagné par l´angoisse. Il se précipita dans sa chambre, sortit l´accordéon diationique de sa mallette. Il enfila les bretelles, glissa la main gauche sous la sangle de cuir ; le soufflet en carton se déploya lentement en craquant doucement ; les premiers sons arrivèrent, presque étouffés.

Il ferma les yeux et laissa la musique l´envahir. Quand il posa l´instrument sur son lit, la nuit était tombée depuis longtemps. Il était en nage, après avoir joué avec une sorte d´énergie du désespoir, de plus en plus fort, sans se soucier du voisinage.

Son corps était sans force ; il se déshabilla et s´installa sous la couette. Avant que le sommeil ne s´impose à lui, il pensa au lendemain. Le jour J....ou plutôt le jour V.

 


Chapitre 2

La gare était fréquentée par quelques personnes à cette heure matinale. Il supposa que c´étaient des habitués qui, chaque jour, allaient au travail. En les regardant, il réalisa encore plus fortement qu´il était sorti de ce monde, mais il ne ressentait pas encore le sentiment de liberté qui aurait du l´accompagner.

Il était comme dans un no man´s land, entre deux frontières, quand on quitte un pays mais que l´on est dans l´attente du prochain à découvrir. Il aperçut la locomotive qui perçait la brume du matin. Il prit place sur la banquette de son wagon ; dans un peu plus d´une heure, il serait à Bayonne.

« Bonjour » lui lança l´homme derrière son comptoir avec un franc sourire.

« Alors, tu viens chercher la bête. Elle t'attend, nous l´avons préparée hier ».

A petits pas, Chris se dirigea vers l´atelier. Ce dernier était rempli de motos mais il n´en vit qu´une.

Superbe dans sa livrée orange. Il s´en approcha lentement tout en l´admirant. Il en fit le tour, s´attardant sur chaque détail, s´agenouillant pour mieux apprécier la beauté de cette mécanique. Il n´osa pas la toucher tout de suite et se contenta durant un long moment de la caresser des yeux.

Puis, il l´enfourcha, posa ses deux mains sur le guidon et resta ainsi, le regard porté au loin. Les deux mécanos présents l´abandonnèrent à sa rêverie.

Enfin, il se décida à tourner la clef de contact, les voyants du tableau de bord lui firent de l´oeil. Il appuya sur le bouton du démarreur et le V-twin se réveilla. L´injection stabilisa le régime moteur. Chris enfila son casque et ses gants, débraya délicatement, actionna le sélecteur et quitta sur un filet de gaz la concession. Il avait besoin d´espace pour faire connaissance et il s´empressa de sortir de la ville encombrée pour se laisser porter sur les petites routes basques.

Comparée à sa Transalp, il avait l´impression d´avoir un monstre de puissance sous les fesses et il s´appliqua à être le plus doux possible avec la poignée de gaz. Déjà une heure qu´il roulait et c´était du bonheur à chaque tour de roue.

Son Scrambler se balançait d´un virage à l´autre avec facilité, la boite de vitesses répondait avec précision et surtout, il y avait ce moteur si présent, qui manifestait sa joie à chaque remise de gaz en vrombissant. Il roula, roula, toute la journée, empruntant les routes suivant son inspiration du moment, il traversa des villages perdus, franchit plusieurs cols et, alors que la nuit s´apprêtait à tomber, atteignit l´agglomération paloise.

Encore quelques kilomètres et il stoppa sa nouvelle monture devant le garage. 502 kilomètres, indiquait le totalisateur comme témoin de cette journée à dévorer du kilomètre. Chris retira son casque, le sourire aux lèvres. Il l´aimait déjà, sa nouvelle moto. Elle l´avait emmené dans les coins les plus reculés du pays basque, sur les sommets des routes pyrénéennes, ils avaient franchi ensemble trois cols, elle s´était pliée de bonne grâce à sa boulimie de kilomètres.


Il était sous le charme de cette monture si douce à conduire, qu´il pouvait conduire comme il aimait, à l´instinct. Légère, maniable, elle se dirigeait là où son regard les portait, avec une bonne volonté évidente. Elle lui rappelait sa Transalp qui savait se faire oublier sur les routes sinueuses et il aimait les motos qui, en toute discrétion, taillaient la route à un bon rythme. Il se sentait encore intimidé devant la puissance du Scrambler mais il savait que ce n´était qu´une question de temps. Il rejoignit son appartement en sifflotant ; son esprit s´évadait, rêvant d´horizons lointains.

 

 

Chapitre 3

Emile était derrière son tour, en train de travailler sur une pièce. Chris attendit qu´il ait fini en promenant son regard sur l´atelier de mécanique générale de son ami. Il avait toujours été à la fois fasciné et effrayé par ces machines imposantes, bruyantes mais aussi capables de fabriquer des pièces admirables. Et, justement, il était là pour ça....

Des heures durant, sa moto fut examinée à la loupe, ils prirent des mesures, firent quelques schémas ; à chaque idée de Chris, Emile trouvait toujours la solution technique, c´était un plaisir de le voir s´impliquer dans le projet de son ami.

Quand il le quitta, Chris avait une pointe d´excitation au fond de la gorge ; son projet prenait forme. Dans quelques semaines, si tout allait bien, Voxane, comme il l´avait baptisée, allait troquer sa tenue actuelle pour une nouvelle. Pour fêter ce futur proche qu´il percevait plein de promesses, Chris eut envie de rouler.

Les Pyrénées semblaient l´inviter et, le coeur léger, il se dirigea vers ces cols qu´il connaissait si bien. Voxane, dans un grondement sourd auquel il s´était habitué après le bruit feutré de sa Transalp, manifesta son approbation ; rien de tel que quelques petites routes de montagne pour que son V-twin s´exprime.

 


Chapitre 4

 

Il acheva de monter sa tente. Il avait tout de suite aimé cet endroit, bordé par un ruisseau, éloigné de la route principale. L´accueil chaleureux du couple de paysans avait fini de le convaincre de s´arrêter dans ce petit camping à la ferme.

Il avait beaucoup roulé aujourd´hui et il avait hâte de se coucher avant la journée du lendemain. Après un repas frugal, il s´attarda malgré tout sur sa moto. Il pouvait vraiment dire maintenant SA moto tant elle était différente des autres. L´ombre des arbres s´allongeait sous le couchant, son Scrambler brillait de mille feux.

Assis en tailleur, il se baissa un peu pour examiner les dessous de la bête. Ce n´était qu´un sabot de protection qui l´habillait en remplacement de celui d´origine, mais, en inox, il le trouvait beau dans sa simplicité ; juste au dessus, à l´abri, il pouvait entrapercevoir l´amortisseur Fournales et sa discrète touche de bleu; et, plus haut, il y avait cette bosse que beaucoup devait trouver hideuse mais, avec ce gros réservoir, il y avait tant de promesses de terres lointaines que Chris était en admiration devant cette pièce en inox.

Peinte en blanc car, sinon, lui avait dit Emile, la réverbération aurait été trop forte. Le travail était admirable, son ami lui avait d´ailleurs avoué qu´il avait bossé comme un fou pour donner forme à ce réservoir. Sur le côté gauche, oeuvre de son neveu Damien, une peinture représentant des montagnes aux pics vertigineux et une route, sinueuse qui tentait de s´infiltrer dans les vallées et ressortait sur le haut du réservoir....pour basculer de l´autre côté, dans un paysage de dunes, avec une palmeraie au loin.

Il retint quelques larmes tant son émotion était grande. Et termina son examen par la partie arrière de la moto équipée d´un porte bagages sur lequel deux sacoches imposantes en aluminium étaient fixées. Elle paraissait bien grosse, sa Voxane, dans cette tenue de voyageuse, mais il l´a trouvait plus belle encore.

La fraîcheur de la nuit s´était peu à peu introduite dans le camping désert ; Chris attrapa son accordéon. Il avait trop d´émotion en lui, il fallait qu´elle sorte s´il voulait fermer l´oeil.

La musique s´installa dans le silence de la campagne auvergnate.

 


Chapitre 5

 

Chris freina en douceur, laissa le moteur tourner un court instant au ralenti, et enfin coupa le contact. Il leva la tête et attarda son regard sur les cinq lettres grand format qui habillaient le panneau bleu fixé sur la façade de l´immeuble : VOXAN .

Le coeur battant, il rentra dans les bureaux de l´usine où avait été fabriquée sa moto. Un peu gauche, il se présenta à la secrétaire qui le reçut, interrogative.

Oui, il possédait une Voxan ; non, il n´était pas venu pour une réclamation ; oui, il projetait un grand voyage avec sa monture; non, il n´était pas très féru en mécanique. Bref, il serait heureux que l´on puisse lui donner quelques cours de mécanique pour pouvoir entretenir lui-même sa machine sur les routes du monde.

Bien sûr, il comprenait que sa demande était un peu inhabituelle, mais il lui semblait naturel de s´adresser aux concepteurs de cette belle machine. Il avait fini de parler et il se sentit soudain un peu ridicule avec sa requête.

Alors, comme pour le sortir de cette situation difficile, un homme sortit de la pièce voisine dont la porte était restée ouverte. Sans autre formalité, il le salua et lui demanda s´il était sérieux.

Piqué au vif, Chris le prit par la main, l´emmena jusqu´à la fenêtre et lui répondit, avec une pointe de fierté dans la voix : « Je vous présente Voxane ».

 


Chapitre 6

 

L´herbe était douce et fraîche sous les pieds. Le charbon de bois rougeoyait et il posa les côtelettes sur la grille. Il régnait une belle effervescence dans le petit camping. C´était pour Chris le dernier des sept jours qu´il avait passés ici.

Sept jours à faire l´aller-retour entre le petit village et l´usine Voxan, sept jours à se faire expliquer le fonctionnement et surtout l´entretien de sa machine. Son projet avait séduit la direction, semble-t-il, et quelques ouvriers et techniciens de l´usine avaient donné un peu de leur temps pour lui expliquer les rudiments de cette belle mécanique.

Ce soir, c´était sa manière de les remercier en les invitant à ce repas en plein air. Une nouvelle étape venait d´être franchie, son départ était maintenant proche. Parfois, il restait de longs moments, à s´interroger.

Mais qu´allait-il donc chercher en quittant ce monde si familier. Il se souvenait de son voyage avec sa Transalp dans le désert algérien, de son long séjour dans un campement touareg, sa rencontre avec Bob, ce petit Algérien si attachant. Huit mois qui l´avaient marqué profondément, mais, jusqu'à aujourd'hui, il avait considéré ce périple comme une expérience unique dans sa vie.

Sept ans déjà.

C´est comme si une force intérieure qu´il ne maîtrisait pas le poussait à faire ce saut dans le vide. Parfois, une véritable angoisse l´étreignait lorsqu´il réalisait l´ampleur de son projet. Les personnes de chez Voxan qui avaient répondu à son invitation apportaient un début de réponse à ses questions existentielles.

Comme Emile, elles avaient, en toute simplicité, pris part à son projet en donnant un peu de leur temps. Elles lui insufflaient l´énergie qui, parfois, lui faisait défaut. Une bonne odeur de viande grillée se répandait dans le pré, il était temps de manger.

 


Chapitre 7

 

Le TGV quitta Paris et prit sa vitesse de croisière. Dans sa poche intérieure, après être passé de mains en mains, avoir parcouru les consulats, son passeport s’était enrichi de nouveaux visas. Il ouvrit pour la n ième fois le précieux document et se laissa emporter par son émotion.

Le départ était tout proche maintenant, sa moto l’attendait chargée et équipée. Il avait décidé de partir avec le minimum de bagages mais son Scrambler paraissait minuscule sous le chargement; il faut dire qu’il avait tenu à emporter son accordéon diatonique et que l’instrument remplissait à lui seul la partie de la selle réservée au passager. Mais il lui paraissait inconcevable de ne pas amener son instrument avec lui; il ne pouvait se passer du bonheur de jouer.

Quelques jours avant le grand départ, il alla chez ses amis, Richard et Annine, au guidon de sa Transalp. Au cours du repas, il leur annonça son projet de larguer les amarres et leur confia sa moto. Il n’avait pu se résigner à la vendre et de la savoir entre leurs mains le rassurait. La soirée se prolongea très tard dans la nuit, avec le sentiment diffus qu’ils se voyaient peut-être pour la dernière fois.

 


Chapitre 8

 

La nuit était noire. Le quartier baigné de silence. Chris poussa sa monture hors du garage familial et fit quelques pas pour l´éloigner de la chambre de ses parents.

Cela faisait deux mois qu´ils l´hébergeaient depuis qu´il avait, définitivement, quitté son appartement. Le sommeil lui avait refusé l´entrée et, alors que la ville dormait profondément, il avait décidé d´avancer son départ de quelques heures. Un petit mot à l´attention de ses parents remplaçait la scène des adieux qu´il pressentait douloureuse.

Le V-twin se réveilla, il enclencha la première et s´en alla sur un filet de gaz. Désormais, il était seul. Seul avec son voyage. Il se sentait sans force, étrangement absent de cette scène dont il était l´acteur principal.

En fait, tout au fond de lui, le doute s´était installé, grandissait même alors qu´il quittait la ville pour s´engouffrer dans la campagne déserte. Il venait de fermer une énorme porte derrière lui, laissant son passé de l´autre côté et le futur vers lequel il se dirigeait n´exprimait rien de positif, à cet instant.

Non, tout ce qu´il ressentait, c´était cette peur qui le tenaillait. Alors, il roula, comme pour échapper à cette angoisse, en espérant la laisser sur le bord de la route. La nuit lui ressemblait, pesante, sous les nuages qui cachaient la lune et les étoiles. Il s´accrocha à la faible lueur de son phare qui tentait de le diriger sur cette route sinueuse qu’il avait empruntée.

Le grondement sourd de son moteur l’accompagnait dans son désarroi nocturne. Il roula vite, trop vite, avec son Srambler chargé ; il fuyait. Les premières lueurs de l’aube le surprirent dans la montagne noire, au dessus de Carcassonne, mais le jour naissant n’eut aucun effet sur lui, qui aimait tant les levers de soleil.

Il poursuivit son chemin, s’arrêtant uniquement pour alimenter sa monture ou manger. Bonjour, merci, au revoir, c’est tout ce qu’il arrivait à dire aux commerçants. Au hasard, il bifurquait à la vue de routes de plus en plus étroites.

En fin d’après-midi, une énorme fatigue l’envahit ; c’est alors qu’un panneau en bois retint son attention ; un gîte à quelques kilomètres de là s’était mis sur son chemin.

Sans réfléchir, il bifurqua, sa moto fit une embardée sur les gravillons parsemant le goudron, son pouls s’accéléra.

Peu après, les pneus crissèrent sur le gravier de la cour, devant une maison de pierre aux volets mauves ; le soleil disparaissait derrière la colline avoisinante et il tourna la clef de contact.

 


Chapitre 9

 

Il avait adopté cette borie, cabane de pierre sèche, caractéristique du Lubéron. Il l’avait aperçue lors d’une de ces marches dans la région, tapie, presque invisible, se fondant dans le paysage environnant.

Il avait aimé cette discrétion et venait à sa rencontre tous les jours, accompagné de son accordéon. Il restait là, de longues heures, sans rien faire, laissant son esprit vagabonder.

Peu à peu, il avait oublié son voyage. Sa moto se recouvrait lentement de poussière à l'intérieur de la grange attenante au gîte dans lequel il s’était posé, mais il n’allait même plus la voir. Plus d’inquiétude, d’énervement, de question existentielle, il était là, tout simplement.

Le temps s’était arrêté. Ce jour là, il regagnait le gîte sur le sentier escarpé . Il marchait d’un bon pas pour se réchauffer; en effet, un mistral glacial s’était levé.

Au loin, il ne vit d’abord qu’une tache rouge qui bougeait, puis, en se rapprochant, il reconnut une silhouette ; la personne était courbée, luttant contre la violence du vent. Chris se surprit à ralentir le pas, instinctivement. Comme un refus de rencontrer cette personne dans ce coin désert. Il réussit à se faire violence et reprit son rythme normal ; il s’en voulait de ce repli sur lui-même qu’il avait instauré dans sa vie, depuis son arrivée dans ce mas perdu du Lubéron.

Deux semaines qu’il vivait comme un ermite, ne voyant le couple qui tenait le gîte qu’aux heures des repas, limitant ses discussions à des sujets vagues, comme s’il voulait se protéger. Ses hôtes avaient vite compris à qui ils avaient affaire et respectaient cette règle du jeu qu’il avait imposée.

Même s’ils restaient discrets, ils s’étonnaient de la présence de ce motard qui, chaque jour, retardait son départ, passait ses journées avec son accordéon dans la nature, n’éprouvait pas le besoin de téléphoner, d’écrire. Ils avaient vite remarqué cette pointe de vague à l’âme dans son regard, le soir, souvent, après le repas quand, après avoir échangé quelques banalités, il montait se coucher dans sa petite chambre mansardée, sous les toits.

Plus que quelques mètres et il aurait rattrapé la silhouette devant lui, féminine, il n’avait plus de doute sur le sujet. Il hésita encore un peu, puis se décida à forcer l’allure pour la dépasser.

Arrivé à sa hauteur, il la vit sursauter ; avec le bruit du vent, elle ne l´avait pas entendu venir. Il s´excusa, trébucha sur une pierre, confus, comme un gamin venant de commettre une bêtise. Elle le regarda avec ses yeux d´un vert profond et engagea la conversation.

 


Chapitre 10

 

Dehors, le mistral mettait toute son énergie à faire claquer les volets en bois, craquer le plancher de la vieille maison.

Assis sur le canapé, Chris laissait son regard se perdre dans les flammes du feu qui crépitait dans la cheminée. Maud, c´était son nom, finissait de préparer le thé.

Tout à l´heure, alors qu´ils arrivaient à une bifurcation de sentiers, elle l´avait invité chez elle, dans sa maison. Il avait failli prétexter un rendez-vous, une affaire importante, mais s´était ravisé. Fatigué, voire effrayé par sa fuite en avant, sa réclusion, il avait accepté de la suivre.

Les tasses fumaient sur la table basse; elle le questionna sur sa présence dans cet endroit perdu. Elle avait remarqué sa moto et son chargement quand elle passait devant la grange et paraissait étonnée qu´il n´ait pas repris la route après deux semaines de séjour. Son regard franc, sa voix douce lui firent l´effet d´un électrochoc, il se laissa aller et parla, de sa vie de couple brisée il y a un an quand son amour avait décidé de poursuivre son chemin sans lui, de sa lente descente dans un monde sans joie jusqu´au jour où il s´était décidé à réagir.

La vente de son appartement, sa démission, la préparation de sa moto en vue d´un long, très long voyage, avec le souvenir de celui qu'il avait réalisé sept années auparavant. Et cette impuissance qui l´avait envahie il y a deux semaines alors qu´il faisait halte dans ce gîte du Lubéron.
Il ne se sentait pas malheureux depuis qu´il était arrivé ici mais c´était comme si sa vie était suspendue, dans l´attente d´un événement à venir. Il raconta ses journées près de la borie, à lire, jouer de l´accordéon, ne rien faire que laisser vagabonder son esprit.

Elle lui dit qu´elle avait entendu à plusieurs reprises le son de son instrument porté par le vent. Au fur et à mesure qu´il parlait, il faisait fi de sa pudeur, se dévoilait devant cette inconnue. Elle avait replié ses jambes contre elle, les recouvrant de son pull de laine trop grand et elle l´écoutait, attentive.

Quand il eut fini, elle parla d´elle, de son accident de voiture dans lequel son mari avait trouvé la mort et au cours duquel elle avait perdu l´enfant qu´elle portait dans son ventre, il y a dix ans de cela , de son retour sur la terre de ses grands parents, dans leur maison, de son boulot de traductrice qu´elle effectuait ici, loin de la grande ville de Marseille où elle vivait auparavant, de cette tristesse avec laquelle elle composait depuis la perte de celui qu´elle aimait, de l´extrême beauté de cette région, des contacts qu´elle avait réussi à nouer, patiemment, avec les gens du cru, de cette maison dans laquelle elle se sentait si bien.

La nuit s´était installée, elle sortit quelques victuailles du frigo et ils continuèrent leur longue discussion en mangeant. De temps en temps, Maud rajoutait une bûche dans la cheminée, le feu reprenait vie.

Le vent avait fait une pause et le calme avait repris sa place autour de la maison isolée. Progressivement, avec la douceur qui semblait la caractériser, Maud l´interrogea sur son projet. Alors, il énuméra les différentes régions du monde qu´il souhaitait visiter et décela dans son regard une étincelle, mélange d´émerveillement et d´envie.

Elle lui insufflait une énergie nouvelle, il ne pouvait plus s´arrêter de parler, se projetant dans son voyage. Ses doutes s´étaient envolés et avait laissé la place à un désir profond de découvrir le monde et ses habitants.

Après s´être nourris des paroles de l´autre, ils laissèrent le silence s´installer entre eux ; tous deux semblaient apprécier ce moment où, simplement, ils étaient là, ensemble, dans cette petite maison.

L´aube les surprit, assoupis sur le canapé ; le sommeil s´était installé, chez Maud d´abord. Chris était resté un long moment à la regarder ; il la trouvait très belle ainsi ; puis, la fatigue avait été la plus forte et il s´était endormi lui aussi. Les premiers chants des oiseaux le sortirent de son sommeil.

Maud était pelotonnée dans un coin du canapé, gagnée par le froid ; il se leva précautionneusement, déposa délicatement une veste sur son corps et alla ranimer le feu.

Son corps endolori lui reprochait cette nuit inconfortable, mais cette journée qui commençait avait une saveur incomparable. Il se glissa à l´extérieur de la maison, respira à pleins poumons l´air vif du matin. Il s´installa sur le muret qui entourait la maison.

Derrière la montagne qui lui faisait face, il y avait cette lueur annonciatrice du jour naissant ; il attendit l´arrivée du soleil.

Plus tard, Maud vint le rejoindre.

« Jusqu´à votre départ, cela me ferait infiniment plaisir de vous héberger chez moi » lui dit-elle en guise de bonjour. Chris la regarda, sans mot dire, mais son visage, son corps entier, souriaient à cette proposition.

 


Chapitre 11

 

Le panorama de Notre Dame de la Garde était magnifique. Chris était monté jusqu´à ce monument emblématique de la ville de Marseille, en se laissant guider par son instinct, à travers des ruelles en pente, des escaliers.

Il avait laissé sa moto dans le garage de l´hôtel et avait éprouvé le besoin de marcher. De là haut, il contempla la ville, son port, les montagnes environnantes. Quelques gros bateaux étaient à quai et il prit plaisir à imaginer que le sien s´y trouvait, celui qui l´amènerait demain vers le continent africain.

Hier matin, il avait quitté Maud, après sept jours passés dans sa maison, havre de paix et d´amour. Départ difficile, douloureux. Il avait roulé doucement jusqu´à la cité phocéenne, mélancolique. Maintenant, il brûlait d´impatience de quitter le sol français, de laisser une mer entre lui et son pays; il avait hâte que son voyage débute vraiment. Cela faisait bientôt un mois qu´il était parti et il était hanté par la peur de renoncer.

Une partie de lui le poussait dans ce sens, et, parallèlement, il avait parfois des poussées de fièvre voyageuse pendant lesquelles tout son être aspirait à découvrir cette terre et ses habitants. Et se découvrir, aussi.

Pour oublier ses questions existentielles, il se dirigea vers le centre ville, dans les rues animées, avec une population cosmopolite. Il marcha longtemps, observa beaucoup, se laissa entraîner par le rythme effréné de Marseille.

 


Chapitre 12


Au fond de la cale du bateau, le bruit était assourdissant. Les passagers étaient descendus rejoindre les voitures alors que l´arrivée au port de la Goulette était imminente.
Chris était le seul motard à bord ; il était heureux d´en finir avec ces 24 heures de traversée monotone. Voxane démarra au premier coup de démarreur, et il foula, au ralenti, le sol tunisien.

Emotion intense et profonde joie intérieure s´entremêlaient. Les formalités douanières se déroulèrent dans une sympathique pagaille. Au final, un policier lui souhaita la bienvenue. Chris le remercia de son accueil. Il en était maintenant persuadé, il irait jusqu´au bout de ce voyage.

 


Chapitre 13

 

"Houps" ! s´écria-t-il sous son casque. La moto venait de faire une embardée dans un des innombrables virages de cette route sinueuse. Comme pour le rappeler à l'ordre devant son enthousiasme.

L´avertissement lui suffit; il rendit la main et adopta un rythme de sénateur. Parfois, il croisait une 504 Break, la même que celle dans laquelle il avait usé ses culottes sur la route des vacances il y a ....longtemps; il dépassait des mobylettes fatiguées, souvent une Peugeot 103 ou 102, comme celles que son frère et lui avaient utilisées sur les routes des Pyrénées. Décidément, il avait l´impression de faire un saut dans le temps !

 

Il longea un long moment l´immense palmeraie de Tozeur dont il atteignit l´extrémité par une piste sablonneuse où le Scrambler, lourdement chargé, ne demandait qu´à s´enfoncer. Il arriva dans un petit camping à l´ombre des palmiers dattiers où le gardien, du nom de Mabrouk, l´accueillit avec un large sourire. En cette période de l´année, l´endroit était désert, délaissé par les touristes.

Chris se sentit bien dans cette palmeraie et c´est avec beaucoup de soin qu´il installa sa tente. Il éprouva le besoin de se poser dans cette ville du sud de la Tunisie.

 

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Il partit rejoindre le groupe de jeunes qui se réunissait quotidiennement dans cette partie de la palmeraie ; un bassin se trouvait là et ils se baignaient aux heures les plus chaudes de la journée.

Les premiers contacts avec eux avaient été un peu difficiles car ils l´avaient accueilli avec son statut de touriste, denrée omniprésente dans ce pays. Cela avait faussé leurs relations au départ, puis, à force de le voir chaque jour, une certaine complicité s´était instaurée. Chris avait alors retrouvé le plaisir des longues discussions sur les sujets les plus divers.

Il avait pris conscience que la Tunisie n´était pas seulement ce pays enchanteur pour occidentaux en mal de dépaysement à bon prix; dans ce pays, vivaient des gens dirigés par un chef d´Etat autoritaire. Chris avait rencontré un soir le père d´un des jeunes; cet homme d´une soixantaine d´années lui avait expliqué que beaucoup de personnes étaient en prison uniquement pour leurs idées politiques en opposition avec le pouvoir en place. Il lui avait ouvert les yeux sur la réalité de ce pays.

« Tu sais, on donne souvent l´exemple du pays voisin, la Libye, lorsque l´on parle d´une dictature mais ici, la vie y est aussi très dure et nous n´avons pas beaucoup de liberté. Tu ne réalises peut-être pas la chance que tu as de vivre en France. Vous changez régulièrement de président de la république mais vous conservez à chaque fois un bien infiniment précieux : la démocratie ».

Ce n´était pas la première fois que Chris entendait ce genre de discours; il se souvenait de certaines conversations animées en Algérie sur le sujet. Mais, il était troublé d´avoir été si aveugle concernant ce pays où « il faisait bon vivre » d´après lui. Quelle vision déformée et limitée pouvait-on avoir d´un territoire en le survolant quelques jours.

Il se sentit soudain heureux de la décision qu´il avait prise en quittant sa ville, son pays, pour ce voyage au long cours dont il ne connaissait ni la destination, ni la fin. Il avait emporté avec lui le bien le plus précieux : le temps. Il ne comptait plus les jours ; il vivait simplement, en fonctions de ses désirs, de son instinct, de ses rencontres.

Pour l´instant, il se sentait heureux dans cette palmeraie au milieu de ses habitants qu´il apprenait à connaître. Il retrouvait chez eux cette faculté de profiter de l´instant présent sans se projeter dans l´avenir qu´il avait côtoyée lors de son voyage au Maroc et en Algérie.

 

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« Salam Aleikum »

« Aleikum Salam »

Chris fit entrer son invité dans sa « maison », en fait son campement qu´il avait, au fil des semaines, aménagé en le délimitant avec quelques pierres et en y installant quelques vieux tapis que lui avaient prêtés Mabrouk.

A proximité, creusé dans le sable, un foyer garni de branches attendait son heure qui n´allait pas tarder; les morceaux de mouton étaient prêts. Il avait décidé d´organiser cette soirée il y a quelques jours. Il était reçu régulièrement par ses nouveaux amis Tunisiens et il avait fini par être gêné, d´autant que, en sa qualité d´invité, il était à chaque fois accueilli comme un roi.

Ce soir, il leur rendait la pareille. C´est avec un grand plaisir qu´il vit arriver tous ses amis, en famille. La soirée était douce en ce début de printemps. On parla beaucoup, on mangea jusqu´à être repu et le thé à la menthe coula à flots.

Enfin, accompagné par un jeune aux percussions, Chris leur joua des airs traditionnels de son pays. Il regardait tour à tour ses invités, près du feu de bois, qui frappaient en rythme dans les mains, et les palmiers, autour du campement, qui se dressaient, majestueux, dans la nuit étoilée; un bonheur sans limite l´envahit; alors, il continua longtemps à faire courir ses doigts sur les boutons de nacre, serrant l´instrument en bois d'érable contre lui; il lui semblait que rien ne pouvait arrêter la magie de cette fête et il tira un peu plus fort sur le soufflet pour crier sa joie au désert environnant.

 


Chapitre 14

 

Deux heures déjà qu´il déambulait dans cet endroit lugubre au gré des instructions des douaniers. La chaleur était étouffante dans cet endroit où l´ombre avait oublié de s´installer.

L´accueil était plutôt glacial et il ressentait une impression étrange aux portes de ce pays fermé au tourisme. Enfin, vint le moment très symbolique où on lui remit une plaque d´immatriculation arabe pour sa moto ; alors qu´il l´installait à l´arrière de Voxane, le sentiment très fort de quitter, peut-être définitivement, son pays l´envahit. Comme s´il fermait derrière lui une porte dont il n´avait pas la clef.

Il tenta de se raisonner alors qu´il parcourait ses premiers kilomètres en terre Libyenne, mais, toute la journée, il ne put enlever ce sentiment de malaise de son esprit. A 100 kms/h de croisière, la route rectiligne lui parut interminable et les rares villages qu´il traversait lui paraissaient sans vie avec des maisons grises ou beiges et très peu d´habitants dehors.

La campagne était tout aussi peu avenante, peuplée de sable et de cailloux, sans relief à l´horizon. Il commençait à regretter d´avoir quitté la Tunisie voisine. Il arriva le soir à Tripoli et dénicha, non sans mal, un hôtel. Alors qu´il marchait dans les rues de la ville, il fut étonné de l´indifférence que semblaient lui manifester les Libyens. Terminée la chaleur humaine débordante, envahissante parfois, omniprésente dans le Maghreb.

Ici, il se sentait étonnamment seul. Après avoir erré un long moment, il fut attiré par la lumière d´une petite gargotte dans laquelle il commanda un sandwich. Pendant qu´il attendait d´être servi, il fut abordé par un homme. Ce dernier parlait français et il lui indiqua qu´il était Algérien. Il avait fui son pays au moment des graves évènements, il y a quelques années. Depuis, il travaillait comme maçon à Tripoli. Mal payé, mal considéré, son histoire ressemblait à celles de la plupart des travailleurs immigrés. La discussion se poursuivit et son interlocuteur lui parla de ses conditions de vie. Ce qui l´insupportait au plus haut point, c´était le poids omniprésent du pouvoir sur les gens ; il se sentait comme un prisonnier ici et il survivait plus qu´il ne vivait, avec l´espoir de retourner chez lui bientôt.

Il lui désigna du doigt une affiche représentant Khadafi :

« Ici, il est le roi, il règne sur ce pays, avec une armée qu´il chouchoute et depuis que je suis dans ce pays, je ressens chaque jour cette menace qu´il pourrait intervenir dans ma vie, me jeter en prison. C´est terrible d´avoir cette sourde angoisse au fond de soi ; à aucun moment, je n´ai vraiment eu l´impression d´exister ici ».

 

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Le moteur s'étouffa sur un dernier coup de piston; le sable se referma sur les roues du Srambler. Une fois de plus, il était ensablé. Il coucha sa moto pour la libérer de ce piège, il connaissait maintenant les techniques pour se sortir sans trop d´effort de ces situations.

Malgré tout, il dut rester de longues minutes, le souffle court, pour récupérer. Il la trouvait bien lourde, sa moto, sur un tel terrain. Depuis son départ du camping de Germa, il avançait au pas dans ce paysage grandiose, où le sable était roi. Peu à peu, il apprit à lire le terrain pour passer dans les endroits où le sol était moins meuble ; reconnaissable à une teinte plus foncée.

Malgré cela, sa démarche était hésitante et les traces qu´il laissait derrière lui ressemblaient à celles d´un poivrot du retour du café ! Il savait qu´il n´était pas raisonnable de parcourir ces étendues sablonneuses au guidon de sa moto; d´ailleurs, le gardien du camping lui avait présenté un gars du coin qui se proposait de l´emmener à bord de son 4X4.

L´invitation était tentante, mais il avait opté pour la difficulté. Non pas par défi, mais parce qu´il avait choisi ce mode de vie itinérante. Il se sentait nomade, transportant sa « maison » sur sa moto et c´est cet ensemble qu´il souhaitait conserver tout au long de son voyage, quelque que soient les difficultés.

Il avait du temps, beaucoup de temps et peu lui importait de ne parcourir que quelques dizaines de kilomètres dans la journée. Il éprouvait un sentiment de liberté extrême au guidon de sa Voxan. Alors, il roula peu, s´ensabla beaucoup.

Le jour était bien avancé, il décida de se poser, dans cette étendue vierge. Il était seul mais il n´avait pas peur ; il avait appris à manier la boussole avant son départ de France et il était confiant.

Il mangea peu ce soir là, se laissant envelopper par le silence du désert ; étendu dans le sable d´une finesse incroyable, il assista à la naissance de milliers d´étoiles.

Le lendemain, il leva très tôt le campement pour profiter de la douceur matinale et parce que le sable était moins mou à ce moment de la journée. En fin d´après-midi, il crut à un mirage quand il aperçut, au pied d´une énorme dune, un lac. Oasis bleue dans ce monde de sable. Posé dans cet univers hostile, comme par magie. Spectacle irréel.

Quand il pénétra dans l´eau fraîche, son corps frissonna de plaisir ; l´eau était étrangement salée, comme lui avait indiqué un Libyen rencontré quelques jours plus tôt. Ce dernier lui avait conseillé de visiter ce petit coin de paradis alimenté par une source souterraine.

A proximité, quelques maisons étaient installées à l´ombre de palmiers. Il s´approcha. L´endroit était étrangement silencieux. C´est alors qu´il remarqua que les murs des habitations n´avaient plus de portes, ni de fenêtres ; il ne restait que les encadrements vides; à l´intérieur les murs peints donnaient une touche de couleur à ce village laissé à l´abandon.

Sur le rebord d´une fenêtre, une bouilloire était posée, comme pour rappeler que des personnes avaient vécu ici, il n´y a pas longtemps. Chris ressentit comme un profond malaise en parcourant ces maisons orphelines.

 

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« Il y a quelques années, le gouvernement a « invité » les habitants de ce village à déménager dans des immeubles modernes, situés à quelques dizaines de kilomètres de là. Et, dans ce pays, il est difficile de refuser une telle invitation de son chef d´Etat ; celui-ci est très susceptible » lui expliqua son voisin de table avec un sourire moqueur.

Chris l´avait rencontré quelques heures plus tôt sur la route déserte qui s´enfonçait dans le sud alors que, debout près de sa vieille voiture, il lui faisait un signe de la main. Panne d´essence par la faute d´une durite fatiguée. Chris l´avait dépanné avec quelques litres de ce précieux breuvage et ils étaient arrivés ensemble dans ce village.

Sahim, c´était son nom, avait le regard vif et un sourire qui attirait la sympathie. Chris l´invita à partager son repas dans un petit restaurant. Il lui fit part de ses impressions mitigées depuis qu´il était arrivé en Libye, des difficultés qu´il avait à rencontrer les gens , à engager la conversation, comme si ces derniers étaient indifférents, voire se méfiaient de lui.

Sahim lui raconta la vie dans ce pays, la dictature qui y régnait, l´absence de liberté, le sentiment permanent d´être sous la surveillance du pouvoir en place.

« Tu as du remarquer les nombreux barrages sur la route avec les militaires qui contrôlent ton identité. Dis-toi que, pour nous, c´est tous les jours de notre vie que nous subissons cela. Alors, un climat de méfiance, de peur, de suspicion, s´installe. Et, il n´est pas étonnant que tu ais du mal à lier contact avec les Libyens ».

Chris eut honte de ce décalage ; c´est un fabuleux espace de liberté qui s´offrait à lui depuis qu´il avait quitté la France; chaque jour maître de son destin, en décidant où il allait, sans contrainte, sans horaires imposés, sans chef, et il vivait ces moments extraordinaires en traversant des pays dans lesquels le mot liberté n´existait pas vraiment.

« Etre né quelque part », chantait Maxime Le Forestier; oui, il prenait conscience qu´il était né au bon endroit et qu´il n´avait jamais connu la faim, la guerre, le manque d´eau, un gouvernement autoritaire, qu´il avait pu fréquenter les salles de cinéma, de théâtre, les musées, faire grève, manifester, s´exprimer librement. Il était partagé; il avait envie de remercier le ciel de lui avoir accordé cette chance et, en même temps, il était révolté devant une telle injustice.

Sur les conseils de Sahim, il décida de s´enfoncer un peu plus dans le sud du pays.

« Là-bas, tu verras, ce n´est plus vraiment la Libye. Tu rencontreras les Touaregs ; ils appartiennent au désert; d´ailleurs, les frontières avec les pays voisins n´en sont pas réellement pour eux. Ce sont des hommes libres ».

L´esprit de Chris plongea dans le passé ; son long séjour avec ses amis Touaregs, la belle Mabrouka. Sept ans déjà. Un frisson parcourut son corps, il sentit son coeur battre un peu plus fort.

 


Chapitre 15


La falaise dispensait un peu d´ombre alors que le soleil était au zénith. Ahmed changea de cap et arrêta son vieux 4X4 à proximité; Chris fit de même et appuya l´extrémité du guidon sur la carrosserie du Toyota. C´était l´heure de la pause, à la mi-journée.

Trois jours déjà qu´ils étaient partis de Ghat. Cette ville au fin fond de la Libye était un cul de sac; sur sa carte routière, le trait rouge s´arrêtait et une grande tâche jaune prenait sa place. A son arrivée dans ce coin perdu, il était parti à la recherche d´Ahmed, un ami Touareg de Sahim. Il lui avait fait part de son envie de rejoindre l´Algérie.

Ahmed n´avait pas paru plus étonné que cela et lui avait indiqué qu´il pouvait sans problème le guider dans le désert. Il n´avait même pas abordé l´obstacle du passage de la frontière.

Chris se souvint des paroles de Siakou, il y a sept ans, alors qu´ils marchaient vers son campement : « Nous sommes des Imohagh qu'on peut traduire par " être libre " ».

Oui, vraiment, il n´était plus en Libye !

Il avait expliqué à Ahmed qu´il souhaitait le suivre avec sa moto, mais que cette dernière n´était pas vraiment adaptée à ce terrain et qu´ils avanceraient doucement. Et que, par conséquent, le voyage risquait d´être long. Ahmed l´avait regardé avec étonnement, comme si cette notion du temps lui était étrangère et il lui fit comprendre qu´ils partiraient ensemble et arriveraient, un jour, tous les deux, et que c´était cela l´important.

Les premiers tours de roues avaient été difficiles, au point que Chris avait failli se décourager. Il s´ensablait régulièrement et s´épuisait à sortir sa moto de ces obstacles. Puis, peu à peu, aidé en cela par Ahmed qui choisissait les passages les plus faciles, quitte à faire de longs détours, il avait pris confiance et son pilotage était devenu plus souple, plus fluide. La nature qui l´entourait avait perdu de son hostilité.

Voxan Scrambler entre Libye et Algérie

 

Imperceptiblement, il retrouvait les sensations qu´il avait connues quelques années auparavant, s´immergeant sans crainte dans ce milieu désertique. Sa moto lui paraissait de plus en plus légère, maniable; à travers lui, elle s´intégrait au paysage.

Ahmed semblait vigilant, s´arrêtant régulièrement, scrutant l´horizon, n´hésitant pas à grimper en haut d´un rocher pour avoir une vue plus lointaine. Chris comprit qu´il tentait d´éviter d´éventuels contrôles policiers ou militaires; il se retrouvait dans la peau d´un clandestin cherchant à franchir une frontière, mais, étrangement, cela ne l´inquiétait pas. Il avait toute confiance en son guide et le comportement de ce dernier lui montrait qu´il ne faisait qu´un avec le désert.

Au fond de lui, il y avait cette envie très forte de retourner en Algérie. Il avait suffit que Sahim lui parle des Touaregs pour que cette idée ne quitte plus son esprit.

Dès lors, il n´avait pas cherché, ni à résister, ni à se raisonner et s´était laissé porter par son instinct. Son voyage serait tout, sauf rationnel, s´était-il dit.

 

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Après plusieurs tentatives, les plus petites brindilles craquèrent, une faible lueur apparut. Chris, avec délectation, participa à la naissance du feu du soir.

C´était à chaque fois, un moment privilégié qu´il attendait avec impatience. Dans ces contrées arides, ils consacraient une partie de la journée à ramasser quelques morceaux de bois, ça et là, et cette rareté du combustible, les efforts nécessaires pour le trouver donnaient cette touche magique à l´instant qu´il était en train de vivre alors que les flammes grandissaient, s´installaient pour la soirée.

Les deux hommes préparèrent en silence la soupe du soir et la taguella. Chris aimait ces moments où il faisait face à Ahmed et pendant lesquels les liens qui l´unissaient à cet homme lui paraissaient sans limite. Nul besoin de la parole ; le partage des différentes tâches, un simple sourire, un geste pour montrer les étoiles naissantes, la falaise de grés aux contours si doux sous la lumière de la lune, la gerboise, souris du désert, à la recherche de nourriture, suffisaient. Rien ne se passait que l´essentiel, et, pourtant, ce quotidien là, il le vivait avec une intensité immense. Comme s´il se rapprochait de la vie. Simplement.

Son corps tout entier entrait en résonance avec cette terre qu´il foulait avec humilité.

« Nous sommes en Algérie », lui annonça simplement Ahmed dans le silence de la nuit, alors qu´ils s´apprêtaient à se coucher.

« Ca y est », pensa Chris, « je retrouve ce pays que j´ai tant aimé ».

Il fut incapable de prononcer la moindre parole, submergé par un torrent d´émotion.

Il n´avait aucune idée de ce qu´il venait chercher en retournant dans ce pays mais rien ne semblait pouvoir arrêter ce désir immense qui ne le quittait plus depuis plusieurs jours.

Il se glissa dans son sac de couchage et, les yeux perdus dans les étoiles, s´abandonna aux doux souvenirs de « son » campement touareg.

 

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Dans ce désert où Chris avait parfois le sentiment de toujours repasser au même endroit, à proximité des mêmes falaises, il était émerveillé de voir comment Ahmed se déplaçait sans l´ombre d´une hésitation. Il lui avait dit qu´il avait ses points de repère, une dune, un arbre, une cassure dans le terrain. Ce sens de l´orientation restait magique pour un Français habitué aux routes quadrillant le territoire.

Etonnamment, il plaisait à Chris de rouler depuis des jours dans ce désert en ayant perdu tous ses repères, de s´en remettre à son guide. Ahmed partit à la rencontre d´un groupe de Touaregs.

Quand Chris les rejoignit, il l´accueillit avec un sourire; il avait retrouvé la trace de ses amis. Un des hommes les connaissait bien et il donna des indications pour les retrouver. Ils avaient été contraints de déménager afin de trouver un peu de végétation pour les bêtes et vivaient maintenant plus au nord. Ils n´étaient qu´à quelques heures de leur campement. Le coeur de Chris se mit à battre à tout rompre.

 


Chapitre 16


Il tourna la clef de contact. Devant lui, quelques paires d´yeux le dévisageaient avec un brin d´interrogation dans le regard. L´apparition d´une moto dans ce coin reculé du Tassili N´Ajjer avait de quoi étonner.

Quelques instants auparavant, Chris avait demandé à Ahmed de le laisser arriver seul au campement de ses amis Touaregs. Il avait une absolue nécessité de vivre ses retrouvailles sans son compagnon. Il retira son casque et, pour tout bonjour, ne put que sourire.

 

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Les yeux noirs de Mabrouka.

A eux seuls, ils effaçaient les difficultés rencontrées sur la piste, les ensablements, la chaleur. Elle était là, devant lui, et il aurait voulu arrêter ce moment à jamais.

Siakou le sortit de sa torpeur en venant lui serrer la main avec vigueur, visiblement surpris et heureux de le voir. Peu après, le thé brûlant apaisa l´émotion de Chris.

Le sentiment diffus que tout cela n´était qu´un rêve ne parvenait pas à le quitter. Alors, pour oublier ce trouble, il raconta les sept années passées, son travail qu´il avait quitté, son appartement et ses meubles vendus et sa nouvelle vie nomade avec sa moto, cette envie qu´il avait eue de les revoir avant de poursuivre son long chemin.

Puis, Siakou parla de leur vie, avec cette pudeur que Chris avait déjà remarquée; mais, derrière les mots, il comprit que leur mode de vie était en sursis. Les difficultés pour trouver de l´eau et quelques pâturages s´amplifiaient avec une sécheresse un peu plus présente chaque année.

La mort dans l'âme, ils se rapprochaient un peu plus des villes. Siakou avait fini par accepter de faire le routier à certaines périodes de l´année pour pouvoir faire vivre sa famille.

Derrière ces paroles, Chris eut l´impression d´assister à la mort d´un peuple, rattrapé, englouti par la vie moderne, implacable, véritable rouleau compresseur écrasant les minorités qui persistaient à regarder dans une autre direction.

Pour dissiper ce malaise qui l´envahissait, il leur annonça qu´il avait amené de la nourriture dans le 4X4 d´Ahmed, notamment deux moutons et qu´il avait très envie de fêter leurs retrouvailles.

 

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Il n´avait jamais vu un si beau feu. Autour, les tentes semblaient prendre vie sous la lumière des flammes. La viande de mouton fondait dans la bouche.

Il vivait ces instants comme s´ils étaient les derniers ;son regard se posait sur chaque visage, comme pour les photographier, les enregistrer à jamais dans son cerveau.

Mabrouka s´occupait de temps en temps de deux enfants, ses enfants; son mari était un peu plus loin, avec les hommes. Chris n´en ressentit aucune amertume. Plus tard, Siakou sortit son oud et l´accordéon se mit au diapason.

Dans cet espace désertique, les sons furent comme absorbés par la nuit après avoir cherché vainement un obstacle où ricocher. La musique en devint plus profonde, mystérieuse , éphémère, d´une beauté rare. Chris joua avec une force intérieure extrême ; il était le prolongement de son instrument, il devenait accordéon, tout son corps vibrait d´un plaisir sans limite.

La mort aurait pu le rejoindre à cet instant, il l´aurait accueillie avec le sourire.

 

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A 50 km/h, à fond de première, le moteur hurlait sa réprobation d´être ainsi malmené. Chris n´avait pas d´autre choix pour sortir de ce nouveau passage sablonneux; la fatigue le gagnait peu à peu alors que la journée était bien avancée.

Mais, chaque fois qu´Ahmed s´arrêtait pour l´attendre, il lui faisait signe de poursuivre. Il avait besoin de mettre une distance avec le campement touareg après ses cinq journées de retrouvailles si intenses. Cinq jours à replonger dans le passé et à se tourner vers l´avenir.

C´est le coeur léger qu´il affrontait depuis le petit matin ce terrain hostile pour une moto. Peu lui importait les difficultés, il était dans un état d´euphorie, capable de franchir les plus hautes montagnes, de faire face aux pires aléas climatiques.

Il se mit à fredonner une chanson de Marc Perrone sous son casque :

« Une petite mélodie a pris vie à pas d´heure dans un coin de mon coeur, elle s´en va et revient se frotter comme un chien au creux de mes mains ; du bout des doigts, je la tiens, je l´enlace, à trop en jouer, parfois je me lasse; elle se fait muette et presque s´efface, fait le gros dos pour que je la ramasse ; les mélodies se délient et nous lient de coeur à corps, même quand on les oublie, elles nous appellent, puis nous rappellent, Dieu que la vie serait triste sans elles ».

Il souriait intérieurement; ces paroles qui évoquaient un Paris en noir et blanc lui paraissaient si éloignées de son environnement du moment. Une légère brume s´était installée mais il ne la remarqua même pas; un énorme soleil avait pris place dans son coeur.

Des mois, des années de nomadisme s´offraient à lui et, ce jour là, minuscule être humain dans cette immensité désertique, cette perspective lui apparaissait dans toute sa réalité. Elle envahissait son corps et son esprit, elle le portait, il avait le sentiment qu´aucun obstacle ne pourrait arrêter cette longue route.

Il ne savait pas, à cet instant, s´il foulait le sol algérien ou libyen et peu lui importait tant la certitude d´être simplement un fils de la Terre était présente en lui, de cette Terre qu´il allait caresser dans les moindres recoins avec le caoutchouc de ses pneus, les semelles de ses chaussures, le son de son piano à bretelles, de sa voix, de son rire et de ses larmes. Il fit halte à l´ombre d´un acacia.

Avec des gestes lents, il sortit l´accordéon de son sac, enfila les bretelles, glissa sa main gauche sous la sangle en cuir, posa avec précision ses doigts sur les touches, les yeux rieurs.

Au loin, il apercevait le nuage de poussière du 4X4 d´ Ahmed. Le soufflet en carton se déploya avec son doux craquement caractéristique et les premières notes s´invitèrent dans le silence du désert.

 


Chapitre 17

 

Broaaaam, Broaaam ! ! Le V-twin fit entendre son bruit puissant à la décélération. Une fois de plus, un barrage obligeait Chris à s’arrêter. Depuis le matin, tous les cinquante kilomètres environ, il avait droit au rituel libyen : je coupe le moteur, je descends de moto, je donne mon passeport, j’enlève mon casque…. et je garde mon calme.

Heureusement, on ne lui demandait jamais de montrer l’intérieur de ses sacoches, ceci n’étant pas vrai pour les pauvres Libyens qui, régulièrement, ouvraient leur coffre à la demande des militaires. Les pistolets mitrailleurs en bandoulière n’incitaient guère à se plaindre de ces nombreux barrages qui faisaient grandement chuter la moyenne ! Chris ressentait comme une lassitude.

Depuis qu’il avait quitté le sud du pays, il avait retrouvé sans aucun plaisir cette atmosphère si particulière d’un pays sous la domination d’un homme et de ses militaires et policiers. Il ne parvenait pas à entretenir de véritables relations avec la population et tous ces contrôles l’insupportaient.

Une prison en plein air, une immense prison, voilà le sentiment qu’il éprouvait alors que pour la n ième fois, un militaire rejoignait son chef pour lui montrer les papiers de Chris. Ce pays était vraiment sous contrôle permanent. Justement, il était impatient d’en finir avec cette impression d’enfermement et c’est pour cette raison qu’il se dirigeait vers l’Egypte.

Il arriva à Benghazi le soir et dénicha, non sans mal, un hôtel. A la réception, un Marocain, Mustapha. Décidément, beaucoup de Nord Africains travaillaient en Lybie, mais ils étaient souvent cantonnés à des petits boulots, peu qualifiés. Cela n’empêchait pas son interlocuteur d’être particulièrement affable. Il l’invita à boire le thé avec lui et ils discutèrent longuement du Maroc que Mustapha avait quitté depuis de nombreuses années.

Opposant politique, il avait eu des démêlés avec les services de police de son pays ; il était alors très mal vu de ne pas être d’accord avec Hassan 2 et Mustapha avait fini, par se résoudre à venir s’installer en Lybie.

« Tu sais, chez nous, les prisons sont pleines de personnes qui, comme moi, ont voulu simplement exprimer des idées, des opinions différentes de celles du pouvoir en place. C’était devenu trop dangereux pour moi et, maintenant, je vis ici. Je rêve de retourner bientôt chez moi", bientôt, ajouta-t-il avec une lueur dans les yeux, "j’ai espoir dans l’action de notre nouveau roi ».

 

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« D’où viens-tu? Cela fait une heure que je te cherche ».

« J’étais avec de jeunes Libyens qui m’avaient invité à une soirée ».

« Oui, je sais, des policiers sont venus à l’hôtel en fin d’après-midi. Ils ont discuté avec le patron. Ces jeunes sont sous leur surveillance, tu n’as pas choisi les bons interlocuteurs ; ils te soupçonnent de faire partie de leur groupe ».

A l’air grave de son ami, Chris comprit que la situation était sérieuse.

« Le mieux est que j’aille m’expliquer au poste de police, ils comprendront vite qu’ils font fausse route » suggéra-t-il.

« Tu n’es pas en France ici, je crois que tu ne réalises pas ce que tu risques. En plus, le chef de police déteste les occidentaux » lui répliqua Mustapha tout en l’entraînant dans un passage couvert à l’abri des regards.

Les pensées s’entrechoquèrent dans la tête de Chris: la rencontre avec ces jeunes, artistes pour la plupart ; un peintre, un musicien et un écrivain notamment ; leurs réunions au cours desquelles ils refaisaient le monde.

Il avait été séduit par leur liberté de parole, dans ce pays où, jusqu’à présent, il n’arrivait pas à échanger véritablement des idées avec les habitants. Il avait bien remarqué, dans une des pièces de l’habitation où ils le recevaient, quelques piles de journaux, et avaient supposé que, peut-être, ils exprimaient leurs idées par ce canal dans un pays où la liberté d’expression était bannie. Une peur panique s’empara de Chris.

Mustapha ne lui laissa pas le temps de se poser plus de questions.

« Tiens, j’ai pu récupérer ton passeport dans le coffre de l’hôtel. J’ai entendu les policiers dire à mon patron qu’ils viendraient te chercher demain matin. J’ai descendu tes affaires qui étaient dans ta chambre ; elles sont dans le garage, à côté de ta moto. Il faut que tu ailles au port ; là bas, j’ai un plan pour quitter le pays ».

« Mais » balbutia Chris « et toi ? On va te soupçonner ».

« Sois sans crainte, moi aussi, je file d’ici ; je ne fais qu’avancer mon départ de quelques jours. Demain, je serai loin, en route pour mon pays ».

Le temps pressait et Mustapha le prit par le bras ; ils empruntèrent des ruelles sombres, évitant les grandes artères et arrivèrent au local où se trouvait le Scrambler, à quelques centaines de mètres de l’hôtel. Mustapha avait la clef et ils s’empressèrent de rentrer et de charger la moto.

Puis, précautionneusement, ils la poussèrent, moteur éteint jusqu’à ce qu’ils soient assez éloignés de l’hôtel. Ils prirent place tous deux sur la selle et se dirigèrent vers le port, la peur au ventre. Par chance, ils ne croisèrent aucune patrouille de police. Mustapha lui fit signe de se garer dans un grand hangar délabré, derrière un pilier. Le cœur de Chris battait à tout rompre. Soudain, quatre hommes surgirent de nulle part mais son compagnon le rassura ; c’étaient des amis.

Les présentations furent brèves, le temps pressait. Mustapha indiqua à Chris qu'un cargo était à quai, tout près, et pouvait l’embarquer, ainsi que sa moto. Il lui souhaita bon courage et l’un des hommes l’emmena aussitôt vers le bateau pendant que ses compères s’affairaient autour de Voxane.

Discrètement, ils montèrent à bord du navire et rencontrèrent un membre d’équipage. Quelques paroles en arabe et ce dernier accompagna Chris jusqu’à une cabine exiguë. Il le laissa aussitôt en lui faisant signe de ne pas bouger.

Chris resta prostré de longues minutes ; tous ces évènements avaient été si rapides, il n’arrivait pas à vraiment réaliser ce qui se passait. Et qui étaient ces gens qui l’avaient emmené jusqu’à ce cargo, pouvaient-ils leur faire confiance ?

D’un autre côté, au cours de la semaine passée à Benghazi, il avait appris à connaître et apprécier Mustapha, personnage attachant, révolté contre l’injustice régnant dans son pays et ici, en Lybie. Il n’hésitait pas, quand ils étaient seuls, à se lancer dans de grandes critiques contre ces régimes politiques qui étouffaient le peuple.

Oui, il fallait qu’il lui accorde sa confiance ; s’il lui avait dit qu’il était en danger, c’est qu’il avait de bonnes raisons de le croire. Tout en essayent de ne pas céder à la panique qui couvait en lui, il resta, assis sur une couchette, attentif au moindre bruit provenant de l’extérieur. N’avaient-ils pas été vus ? Est ce que la police allait venir le chercher ici ? Seul, enfermé, son imagination s’emballait et il ne parvenait pas à se raisonner.

Enfin, la porte s’ouvrit. Un marin galonné, s’adressa à lui dans un anglais impeccable. Il lui annonça que sa moto avait été mise en caisse et que, à priori, il devait pouvoir l’embarquer sur le cargo, que ce dernier prenait la mer demain matin et qu’il ne devait surtout pas se montrer jusque là. Il lui conseilla de dormir.

Sa stature imposante accentuée par sa barbe fournie, sa sérénité apparente, rassurèrent quelque peu Chris. De nouveau seul, il s’allongea, ferma les yeux. Son sort ne dépendait plus de lui, il ne pouvait qu'attendre.... et espérer.

 


Chapitre 18

 

Il sortit de son sommeil en sursautant. De fortes vibrations parcouraient sa cabine ; les moteurs venaient d’être mis en marche. Dans quelques instants, il quitterait le port.
Comme un voleur.

Il avait un goût amer dans la bouche mais la perspective d’échapper aux forces de police du pays l’aidait à mettre de côté ce sentiment de malaise. Le bruit des moteurs s’accentua, puis, plus tard, le bateau se mit à tanguer sous l’effet de la houle. Chris poussa un long soupir de soulagement, ils avaient atteint la haute mer.

Malgré tout, il n’osa pas se montrer et attendit patiemment. Enfin, un marin vint le chercher et l’accompagna dans la salle de restaurant où l’attendait le commandant qu’il avait rencontré auparavant.

« Vous devez avoir faim » lui dit-il pour toute introduction « venez partager mon repas ».

Alors que Chris mangeait avec appétit, il ajouta :

« Mustapha est un ami cher, qui m’a beaucoup aidé à un moment difficile de mon existence, il y a vingt ans. Alors, quand il m’a parlé de vos problèmes, j’ai trouvé normal de vous apporter mon soutien. Je suis Roumain et j’ai beaucoup souffert dans mon pays, sous Ceaucescu. J’ai fini par fuir mon pays, comme l’a fait Mustapha et comme cela arrive à beaucoup de personnes dans le monde. Vous savez, c’est une épreuve terrible de laisser, du jour au lendemain, tout ce qui a été sa vie, sa famille, ses amis. Cela laisse des traces indélébiles dans tout son être et vous n'êtes plus le même homme après de telles épreuves. C’est pour cela que je suis très attaché à la solidarité entre les hommes. Quant à Mustapha, ne vous inquiétez pas, il avait décidé de retourner chez lui depuis plusieurs mois. Tous les deux, nous sommes habitués à vivre avec la crainte du pouvoir en place et nous trouvons des solutions pour échapper à son contrôle. Vous avez la chance de vivre en France où vous êtes libre, mais je crois que nous n’avez pas réalisé les risques encourus en fréquentant certaines personnes. Vous n’étiez pas assez prudent. Ici, la police est omniprésente, sous toutes ses formes, comme c’était le cas dans mon pays lorsque j’y vivais. Et votre statut d’occidental n’aurait rien changé. Demain, notre bateau décharge sa cargaison à Port Saïd, en Egypte. Là bas, vous ne risquez rien, vous pourrez poursuivre votre voyage ».

Chris avait écouté attentivement son interlocuteur; il le remercia vivement et lui proposa de le payer pour l’immense service qu’il lui avait rendu. Il se vit opposer un refus ferme.

« On ne peut pas mélanger solidarité et argent. Nous sommes nés sur une même Terre pour nous entraider. Ce qui me ferait le plus grand plaisir, c'est de savoir qu’un jour, vous rendrez peut-être ce geste à l’un de mes frères Terriens ».

Les larmes aux yeux, Chris tourna la tête vers un des hublots. La mer calme rayonnait sous le soleil du matin. Il avait l’impression de sortir d’un cauchemar.

Il prenait conscience de sa vulnérabilité, seul avec sa moto, loin de son pays. Jusqu’à ce jour, il avait voyagé, avec une sorte de douce inconscience.
Bien sûr, il se rendait compte de la dureté des régimes des pays traversés, des difficultés rencontrées par les habitants avec lesquels il avait pu échanger des idées, mais, jamais, il n’avait pensé que lui-même pouvait en subir les conséquences.

La simple pensée de devoir affronter un interrogatoire, de se retrouver enfermé dans un tel pays lui fit froid dans le dos.

Il sortit sur le pont, il avait besoin de sentir le vent, les embruns sur son visage, ce parfum de la liberté qui aurait pu se dérober à lui. Les moteurs meublaient l’espace de leur bruit lancinant, l’étrave du bateau fendait l’eau qui se fracassait violemment contre la coque.

Il se laissa bercer par le rythme monotone de la traversée, oubliant peu à peu ce à quoi il avait échappé pour se tourner vers les jours prochains.

Un nouveau pays allait lui offrir l’hospitalité ; il essaya de se souvenir des cours d’histoire de son enfance sur les Egyptiens, mais sa mémoire lui faisait défaut. Il eut une pensée très forte pour Mustapha en route pour son pays après 20 années d’absence.

 


Chapitre 19

 

Le bateau ralentit à l’approche du port. Le cœur de Chris battait à tout rompre. Une fois à quai, il assista avec un pincement au cœur au débarquement de la caisse dans laquelle se trouvait son Scrambler ; il pria pour que le câble de la grue ne lâche pas et c’est avec soulagement qu’il accueillit la fin des opérations.

Puis, il se dirigea vers les bureaux de douane et de police. Officiellement, il n’était jamais sorti de Libye et il tendit son passeport avec une pointe d’inquiétude. La personne chargée du contrôle ignora ou feint de ne pas voir cette anomalie. Elle se contenta de lui demander s’il avait apprécié la Libye.

Il eut une moue dubitative qui déclencha un fou rire chez son interlocuteur; ce dernier s'empressa de lui dire que son pays était superbe et qu’il allait beaucoup l’aimer.

Dès les formalités achevées, Chris prit la route ; il avait un besoin vital de rouler, pour retrouver le goût de la liberté retrouvée. Mais, avant de sortir de la ville, il dut composer avec une circulation anarchique où chaque véhicule était un danger en puissance.

Il ne retrouva un certain calme qu’une fois atteinte la route principale en direction d'Alexandrie. Là bas, il trouva un hôtel dans un vieil immeuble des années 30; la façade était peu reluisante mais il faisait confiance au jeune qui l’avait guidé jusque là au guidon de son vélo noir.

Avant de le laisser, il le présenta à un homme qui officiait comme gardien de rue. Ce dernier possédait une cahute en bois où il pouvait s’abriter et surveiller les véhicules en stationnement ; il n’arrêtait pas d’aller et venir, aidant les automobilistes à se garer, lavant leur véhicule. Il affecta un bout de trottoir au Scrambler et fit comprendre à Chris qu’il était sous bonne garde.

Il resta peu de temps dans sa chambre. Il marcha longuement sur l’avenue qui bordait la mer. Il avait l'impression de renaître après son départ précipité du pays voisin et la circulation incessante, les klaxons la foule, la pollution lui parvenaient comme un cadeau de la vie. Il souriait régulièrement aux gens qu’il croisait. Ces derniers répondaient avec un geste de sympathie, quelques mots de bienvenue.

A travers eux, c’est l’Egypte qui se dévoilait un peu et Chris commença à aimer ce pays.

 

_______

 

« Echec et mat ! » lui lança son adversaire. Chris sourit ; une fois de plus, son roi était en très mauvaise posture, dans un coin de l’échiquier.

C’était la troisième partie d’affilée qu'il jouait avec ce sympathique grand père rencontré quelques jours auparavant dans ce café.

Alors qu’il buvait son thé, il avait remarqué que de nombreux clients jouaient aux échecs. Il avait assisté aux parties en tant que spectateur jusqu’à ce que Mokhtar l’invite à sa table.

Depuis, ils se retrouvaient régulièrement et Chris se faisait systématiquement battre par son adversaire beaucoup plus doué que lui. Peu lui importait ; il se sentait si bien en sa compagnie. Aujourd’hui, comme à son habitude, le vieil homme était arrivé au guidon de son vélo noir. Paisiblement, insensible à l’animation débordante régnant dans le quartier, noyé sous les coups de klaxon des innombrables véhicules cherchant à se frayer un chemin dans la circulation anarchique. D’un pas lent, il avait rejoint Chris à la table où il se retrouvait à chacune de leur rencontre, près de la vitre.

La lumière y était plus présente et ils aimaient, entre deux coups, jeter un œil sur la vie qui se déroulait à l’extérieur pendant les parties interminables et acharnées qui les amenaient parfois jusqu’à la tombée de la nuit.

Souvent, ils oubliaient, pour un moment, le jeu et parlaient, beaucoup, des choses de la vie. Mokhtar avait été professeur de français et il prenait un plaisir évident à discuter dans cette langue.

Aujourd’hui, la façade délabrée du vieil immeuble qui leur faisait face avait des airs de palais sous la lumière du soleil couchant. Un jeune marchand d’oranges poussait sa lourde charrette en interpellant les clients potentiels, quelques gamins jouaient au foot dans la ruelle voisine, deux femmes discutaient sur le perron d'une maison , un chien errant famélique fouillait dans une poubelle à la recherche d’un peu de nourriture. La brise marine avait des envies de fantaisie, et donnait naissance à des petits tourbillons qui soulevaient la poussière omniprésente et quelques papiers.

Un peu plus loin, au carrefour, deux gendarmes discutaient paisiblement sur le trottoir, indifférents aux multiples infractions se déroulant sous leurs yeux. Un bus fatigué s’arrêta de l’autre côté de la rue ; à l’intérieur, une jeune fille, le visage appuyé sur la vitre, semblait perdue dans ses pensées ; sa longue chevelure brune faisait face au voile beige de sa voisine ; le bus démarra dans un panache de fumée noirâtre. Comme beaucoup de véhicules ici, il paraissait au bout du rouleau mais les Egyptiens avaient l’art de les maintenir en vie le plus longtemps possible.

Le petit restaurant que Chris fréquentait quotidiennement de désemplissait pas ; les clients rentraient et se faisaient servir dans un bol un plat fumant qu’ils ingurgitaient rapidement avant de poursuivre leur activité; le kochery, un mélange de lentilles, riz, nouilles, vermicelle, pois chiches, oignons frits, relevé par une sauce légèrement piquante.

Il aimait l’atmosphère de ce quartier où il avait élu domicile. Le matin, il allait dire bonjour au gardien de rue ; ce n’était pas toujours la même personne qu’il rencontrait. Ils étaient quatre de la même famille à se relayer pour assurer 24 heures sur 24 la surveillance de cet espace de 100 mètres de long.

Son Scrambler attendait patiemment que l’appel de la route se manifeste et il se recouvrait chaque jour d’une couche supplémentaire de poussière.

Mais il se sentait bien ici et il prolongeait son séjour. Son plaisir quotidien, il le trouvait dans ses rencontres avec les commerçants, les habitants du quartier. Il appréciait leur gentillesse toute en douceur.

Mokhtar regardait fixement l’échiquier, l’air interrogatif ; c’était sa tactique favorite, donner l’impression qu’il était en difficulté pour, soudain, au moment où son adversaire s’y attendait le moins, préparer, en trois coups, un échec et mat retentissant.

Mais, aujourd’hui, Chris se sentait des ailes et préparait dans sa tête une attaque en règle qui allait terrasser, il en était sûr, son adversaire. Deux minutes plus tard, il baissait pavillon ; Mokhtar l’avait laissé s’engouffrer dans le piège qu’il lui avait tendu. Son roi n’avait plus d’issue possible. Fin de la partie.

« Ce soir, je vous invite chez moi. Je serai heureux de vous présenter ma famille » lui glissa son compagnon de jeu en guise de consolation.

Ils se retrouvèrent, peu après, sur le trottoir qui bordait la plage. Mokhtar poussait son vélo, montrait de temps en temps quelques vieux immeubles, racontait l’histoire de sa ville au travers de ces bâtiments fatigués. Au loin, le fort d’Alexandrie venait de s’illuminer à la nuit tombée. La mer était paisible, les vagues se posaient sur le sable, dans un bruit doux et mélodieux. Ils s’approchèrent, interrompant pour un temps leur conversation, les yeux noyés dans l’étendue d’eau qui scintillait.

Chris se déchaussa et laissa ses pieds s’enfoncer dans le sable mouillé ; une longue vibration parcourut son corps, il se sentit appelé par une force extérieure. Il détourna le regard pour ne pas montrer ses yeux embués sous l’émotion qui le transportait sans prévenir, en cette douce soirée d’avril. Il sut qu’un nouveau départ était proche.

 


Chapitre 20


L ‘homme, après lui avoir servi le thé, s’était assis à la table voisine. Il caressait son chien. Chris avait fait halte dans ce café perdu, sur la route des oasis.

Le bâtiment était délabré mais il régnait dans cet endroit une douce atmosphère alors que le soleil se faisait plus présent. L’air sec s’était installé dans ce coin retiré du monde. Son voisin restait silencieux.

Chris goûtait au calme ambiant, si éloigné d’Alexandrie, belle et attachante, mais ô combien bruyante et épuisante. Un besoin impérieux de calme et de solitude s’emparait de lui.

Hier au soir, c’était un véritable déchirement de s’arracher à sa rue quotidienne, à la compagnie de Mokhtar et, quelques heures plus tard, cet endroit perdu semblait lui faire un appel du pied, l’invitant à interrompre sa route. Il se laissa envahir doucement par ce sentiment diffus qu’il était peut-être bon de ne pas respecter le programme de la journée à la lettre.

Il avait de moins en moins envie de reprendre le guidon de son Scrambler et il commanda un autre thé, puis un suivant. Entre deux gorgées, il se laissa porter par la rêverie. La chaleur devint plus supportable.

Il alla voir ce monsieur si silencieux qui s’était réfugié dans le café, sous le vieux ventilateur qui dispensait un peu de fraîcheur en grinçant dans un rythme régulier.

Avec ses quelques mots d’arabe, il lui demanda s’il pouvait dormir ici mais l’homme semblait ne pas comprendre ; alors, il mima la scène, le montage de la tente, la position allongée, les yeux fermés. Les yeux de son interlocuteur se mirent à briller et, pour la première fois, il sourit. Il lui montra ses lèvres closes, ses oreilles, dans une attitude de négation. Chris comprit ; l’homme était sourd et muet.

La main calleuse avait agrippé son bras et l’entraînait sur les sentiers sablonneux de la palmeraie.

Il suivait l’homme, mi intrigué, mi amusé. Il avait l’impression d’être un petit garçon qu’un adulte conduisait dans un endroit nouveau pour lui.

Son guide rayonnait, il remuait la tête comme s’il battait la mesure d’une chanson. Ils arrivèrent dans une petite maison, modeste, aux murs de terre desséchés, fissurés. Un simple morceau de tissu bleu faisait office de porte d’entrée. Un âne était attaché à un piquet à l’ombre d’un palmier, quelques poules cherchaient un peu de nourriture dans le sol aride.

Ils pénétrèrent à l’intérieur de la maison. Chris mit un peu de temps avant de s’habituer à la pénombre ambiante. Trois pièces en tout et pour tout : la première, à gauche en rentrant, possédait quelques coussins; un tapis, qui portait le poids des années, tentait d’apporter une touche colorée à l’endroit ; la deuxième, avec un matelas posé à même le sol et un semblant d’armoire et, enfin, celle qui faisait office de cuisine avec, une bouteille de gaz reliée à un trépied et un petit garde manger.

Il resta interdit devant tant de dénuement. La pauvreté était présente dans chaque recoin de la maison. Son compagnon ne lui laissa pas le temps de la réflexion et lui proposa, d’un geste de la main, de s’asseoir sur un coussin.

Le silence qui accompagnait son invitation acheva d’installer un sentiment de malaise chez Chris; il n’osait plus parler. Un peu gauche, il observa l’homme qui s’affairait à la préparation d’un repas pour le soir. Régulièrement, il s’interrompait, le regardait avec un sourire radieux sur les lèvres. Manifestement, il était heureux de recevoir quelqu’un chez lui. Dehors, au loin, des enfants criaient en s’amusant.

La nuit s’était installée depuis longtemps et les deux hommes se faisaient face, séparés par les restes du repas. Azid alluma une cigarette. Chris lui avait demandé d’écrire son nom après avoir fait de même sur un bout de papier.

Avec ses rudiments d’écriture arabe, il espérait ne pas avoir fait de faute mais, à la moue dubitative de son compagnon, il comprit que ce dernier ne savait pas lire. Peut-être ne savait-il écrire que son nom…

Peu à peu, Chris était parvenu à évacuer cette gêne qu’il avait éprouvée en arrivant dans cette demeure. Azid avait un regard vif, constamment aux aguets; de temps en temps, il lui prenait la main et lui faisait signe de parler. Comme pour sentir les vibrations de son corps.

Le Scrambler avait pris place à côté de l’entrée de la maison. Chris se leva pour décharger la moto et son compagnon vint l’aider. Il eut un air interrogatif en apercevant le sac que Chris maniait avec tant de précaution.

A la vue de l’accordéon, Azid manifesta sa joie et demanda lui demanda de jouer. Chris se sentit stupide devant cet homme enfermé dans ce monde de silence, mais il fit l’effort de faire courir ses doigts sur les boutons de nacre de son petit accordéon en bois d’érable.

Le silence environnant, la lumière si fragile dispensée par les trois bougies disséminées dans la pièce, l’isolement de cette petite maison l’impressionnaient; c'est une complainte qui s'échappa du bois de l’instrument. Il tentait de l’étouffer en retenant les mouvements du soufflet. Les sons essayaient d’apprivoiser l’environnement sans vraiment y parvenir.

Il ferma les yeux dans l'espoir de se laisser emporter par la musique, mais c’était peine perdue.

Bong- Bong ! Le bruit le fit sursauter, et il regarda Azid qui s’était muni d’une grosse boîte de conserve vide et frappait dessus, battant en cadence l’air qu’il jouait, les yeux rieurs. Alors, ce fut comme si tous les obstacles s’envolaient ; il plongea sans crainte dans cette eau qui lui faisait si peur quelques minutes auparavant. Il appuya un peu plus fort sur les touches, poussa et tira le soufflet avec toute son énergie, tapant du pied, se rapprochant du mur pour qu’il renvoie avec encore plus de puissance les sons qui lui parvenaient. Plus rien ne pouvait l’arrêter, la maison entière vibrait sous la profusion de décibels.

La lumière s’infiltrait par les rares et minuscules ouvertures de la maison. Chris ouvrit les yeux. Son accordéon était posé au pied de son sac de couchage et semblait récupérer après cette nuit un peu folle au cours de laquelle il avait donné de la voix, des heures durant.

Il ne l’expliquait pas mais il en était sûr ; Azid avait « écouté » la musique, la rythmant, dansant parfois ; comme si son corps l’avait absorbée par ses os, les pores de sa peau. Il n’avait jamais connu d’instant aussi irréel et le bonheur qu’il avait ressenti face à la joie de son hôte resterait gravé pour toujours dans sa mémoire.


La maison était calme ; seul le bruissement des feuilles sous la caresse du vent, les piaillements des oiseaux rompait avec délicatesse le silence. Allongé dans son sac de couchage, il glissa ses deux mains sous sa nuque. Il n’avait pas envie de se lever et laissa son esprit vagabonder.

 


Chapitre 21

 


« Salam Aleikum » lança-t-il aux clients du café qu’il venait de rejoindre alors que le soleil était au zénith.

Certains jouaient aux dominos, comme il le faisait avec son grand père alors qu’il portait encore des culottes courtes ; l’image le fit sourire. Les regards portés sur lui laissaient entendre qu’ils n’étaient pas surpris de le voir.

Son arrivée hier, dans ce village perdu, n’était pas passée inaperçue et Azid avait peut-être fait savoir qu’il hébergeait le voyageur étranger chez lui. Ce dernier finissait de servir le thé et la chicha, la pipe à eau, à un client, puis il se dirigea vers Chris.

Ils se serrèrent la main longuement, chaleureusement, avec le souvenir de la soirée musicale de la veille.

Quelques hommes l’invitèrent à leur table, avec ce naturel désarmant si éloigné de l’individualisme occidental.

Chris s’en étonnait chaque jour; ici, l’Autre avait une importance alors même qu’on le voyait pour la première fois. Le contact était immédiat, chaleureux, souvent plein d’attentions. A chaque fois, il était ému devant cet intérêt sincère qu’on lui portait; un geste, un sourire, une invitation, un cadeau, son voyage était parsemé de ces rencontres désintéressées et chargées d’amour.

Il se sentait bien loin de ce monde que décrivaient au quotidien les médias de son pays, dans lequel l’homme, parce qu’il était différent et géographiquement éloigné, ne vivait que dans la guerre, la terreur, la pauvreté.

Qu’elle lui apparaissait bien puérile cette arrogance occidentale des pays riches face à ceux qui avaient eu moins de chance au cours de leur histoire. Souvent, une certaine honte le gagnait et il n’hésitait pas à descendre son pays du piédestal sur lequel certaines de ses rencontres l’installaient et à mettre en avant la gentillesse qui lui faisait l’honneur de croiser son chemin.

Aujourd’hui, il partagea en toute simplicité le repas des quatre hommes, quelques boules de fèves en friture accompagnées d’une salade de tomates. Un seul parlait l’anglais et il s’efforçait de traduire les questions de ses compagnons.

Chris répondait avec plaisir, racontant son voyage, ses déboires, les moments merveilleux, plus nombreux, le plaisir de découvrir le monde au guidon de sa moto.

Il percevait dans les yeux de ses interlocuteurs un certain étonnement, voire une incompréhension. Quel besoin de partir si loin de son pays et de ses proches, et seul de surcroît?

« Tu as laissé ta femme et tes enfants en France ? » lui demanda l’un d’eux. Chris rougit ; soudain, il se sentit désagréablement nomade et marginal.

Le souvenir de Maud s’installa dans l’oasis surchauffée. Pendant un moment, il abandonna ses compagnons pour le Lubéron ; le silence s’installa autour de la table. Personne n’osa lui reposer la question.

Il fit l’effort de sourire mais le poids de sa solitude s’était immiscé dans son esprit. La conversation bifurqua vers des horizons moins noirs, mais il ne parvenait plus à s’y intéresser. Peu après, il s’excusa et prit congé.

 

_______

 


A chaque pas, la chaussure soulevait une poussière blanchâtre. Il sentait la morsure du soleil sur sa tête malgré le chèche qu’il portait ; mais, il marchait, tel un automate, insensible à cette agression si douce comparée à ce tourment qui l’envahissait. Son cerveau bouillonnait, repassant en boucle la semaine avec Maud.

Depuis son départ du Lubéron, il avait envoyé quelques lettres, espacées, dans lesquelles il racontait son voyage, mais jamais il n’avait parlé des sentiments qu’il éprouvait, peut-être par pudeur ou par pragmatisme. En effet, il n’avait aucune idée de la durée de son périple dont il ne voyait pas et n’envisageait pas la fin.

La peur de s’attacher le tenaillait, elle était arrivée sans qu’il ne s’en rende compte. Sa tête était au bord de l’explosion ; alors, il se mit à courir, sans but, jusqu’à l’épuisement.

L’homme sur son âne le surprit sous un palmier, la tête renversée en avant, tentant avec difficulté de retrouver son souffle. Il s’arrêta, l’air interrogatif. Chris lui fit signe que tout allait bien. Quand ce dernier se fut éloigné, après avoir tenté vainement de retenir cette boule au creux de l’estomac, il s’abandonna.


Les larmes quittèrent ses yeux, doucement d’abord, puis en une pluie que rien ne semblait devoir arrêter. Il cessa de résister et laissa tout son être se vider. Il ne remarqua pas le ciel qui accueillait quelques nuages cotonneux, ni le soleil qui vira à l’orange, puis au rouge flamboyant.

Il était là, seul, sans trop comprendre pourquoi cette infinie tristesse l’avait envahi. Jamais il ne s’était senti aussi loin de son pays. Et désemparé. Son voyage lui paraissait soudain dérisoire et inutile.

 


Chapitre 22

 

Une solide poignée de mains conclut la longue discussion. L’homme lui annonça qu’il lui apporterait les papiers officiels dans quelques jours, mais son regard franc et le contact vigoureux de sa main suffisaient à Chris.

Il y a plusieurs mois, il vendait son appartement, et voilà qu’il venait de se rendre acquéreur d’un lopin de terre dans une palmeraie, au fin fond de l’Egypte. L’idée avait germé lors d’une partie de dominos devant un thé lorsque son adversaire lui avait parlé des terrains qu’il possédait autour du village.

Chris avait appris qu’il fallait se laisser porter par ses envies, ses intuitions du moment, même si elles paraissaient alors sans fondement, ridicules parfois. Ensemble, ils étaient partis visiter ces terrains et l’un d’eux l'avait séduit, immédiatement.

Etait-ce la présence de quelques palmiers majestueux, de lauriers roses en bordure? A moins que ce ne soit le fait d’être à la fois si proche de la petite route et caché de la vue des automobilistes et piétons? Il se dégageait une atmosphère intime de cet endroit dont il tomba amoureux.

 

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Le soleil s’élevait et crachait le feu sur les quatre hommes qui travaillaient depuis le lever du jour ; comme chaque matin, depuis le début de la semaine.

Chris s’arc-bouta sur la poignée de la presse manuelle, le bloc de terre prit la forme rectangulaire du moule en se tassant. La brique de terre crue partit rejoindre ses congénères qui séchaient. La sueur perlait sur son front, il alla se désaltérer avant de poursuivre sa tâche.

Les trois maçons le guidaient dans son apprentissage de la construction d’une maison. C’est Ibrahim, l’ancien propriétaire du terrain, qui avait négocié leur embauche. Depuis, Chris les rejoignait tous les matins, au sortir de leur tente qu’ils avaient installée à proximité du chantier, et ils entamaient leur journée de travail, entrecoupée par le repas dans le café d’Azid.

Il oubliait bien vite les courbatures qui se manifestaient quand il quittait son sac de couchage, lui rappelant qu’être maçon ne s’improvisait pas. Mais, c’est le cœur léger, avec une énergie décuplée par les encouragements de son entourage, qu’il s’attaquait à des travaux qui lui avaient paru jusqu’à présent relever du domaine de l’inaccessible.

Parfois, il s’éloignait légèrement pour mieux apprécier l’avancement des travaux. « Est ce que tu réalises que tu es en train de construire ta maison ? » se disait-il comme pour mieux s’en convaincre. Il se sentait dans un état second depuis qu’il s’était lancé dans cette nouvelle aventure. Comme si ses actes ne lui appartenaient pas.

Ses trois compagnons de construction, dans toute leur simplicité et leur gentillesse, le poussaient à ne pas trop réfléchir sur le pourquoi de ses impulsions du moment. Régulièrement, ils interrompaient leur tâche pour venir donner le coup de main nécessaire à ce Français, rempli de bonne volonté, mais peu au fait des subtilités de la maçonnerie.


Les journées se suivirent, identiques dans le but recherché, mais jamais monotones. Les matériaux nécessaires se mettaient en place et les briques achevaient leur séchage sous le lourd soleil d’avril. Parfois, en fin de journée, Azid venait les aider après son travail. Une atmosphère joyeuse accompagnait la construction et, régulièrement, des habitants du village venaient se rendre compte par eux-mêmes de l’avancement des travaux.

 

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Le 25 avril, il y eut relâche. Pour fêter l’anniversaire de la libération du Sinaï, lors du retrait de l’armée israélienne, en 1982. Après 15 années d’occupation suite à la guerre des 6 jours.

La guerre, encore et toujours, présente dans les esprits même quand elle était finie, avec ce sentiment qu’elle pourrait de nouveau éclater un jour prochain.

Chris se mit à rêver d’un monde dans lequel le droit à la paix serait proclamé comme principe universel, la guerre interdite. Il imagina ce texte planétaire qui s’appliquerait à tous les gouvernements; avec une redistribution de l’argent actuellement utilisé pour fabriquer les armes et réparer les conséquences des conflits à l’agriculture, à la santé, à l’écologie, à la sauvegarde de la planète.

Les gestes d’amitié qui croisaient son chemin depuis son départ alimentaient son utopie et, au cours de cette journée, il laissa son esprit s’envoler vers ce monde où la paix aurait seule le droit à la parole. Ibrahim était près de lui et écouta avec une moue dubitative ses rêveries.

Plus tard, il lui parla d’Azid :

" Il est arrivé il y a vingt ans dans la région et nous ne connaissons pas grand-chose de lui. Il parait que, très jeune, il était militaire et il a été victime d’une mine dans le désert du Sinaï occupé alors par les Israéliens. Il n’a pas été trop grièvement touché, à la différence de certains de ses compagnons d’alors, mais il a perdu l’ouïe et l’usage de la parole depuis cette date. Par la suite, il s’est installé ici, et il est employé comme serveur dans ce café ; le propriétaire le loge dans cette maison et, en contrepartie, il entretient son jardin. Tu sais, les horreurs qu'il a vécues, c’est ça la réalité de la vie; des hommes qui veulent en manger d’autres et qui utilisent leur pouvoir pour entraîner dans leur folie les personnes qu’ils dirigent. L’Europe a connu ces guerres, le Moyen Orient aussi, ainsi que l’Afrique. Cela ne s’arrêtera jamais; cela fait longtemps que j’ai perdu espoir ".

 

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Le temps et le soleil avaient fait leur œuvre; les briques étaient sèches, prêtes à être utilisées.

Très ému, Chris posa la première adobe sous le regard attentif de ses trois compagnons de travail. Il se souvint des journées entières qu’il passait, enfant, à manipuler les pièces de son légo, à construire les maisons les plus folles, fruits de son imagination.

A l’époque, il se projetait dans ces minuscules habitations qu’il rêvait d’habiter. Aujourd’hui, il éprouvait les mêmes sensations au fur et à mesure que le mur s’élevait. Il était impatient, maintenant, d’achever ce beau travail. Il lui plaisait de bâtir sa maison avec un peu de terre, de paille et quelques morceaux de bois ; comme l’avaient fait bien avant lui des millions de personnes qui se servaient de ce que la nature leur offrait. Ce retour vers le passé le remplissait de joie.

Comme si, au fil de son voyage, il éprouvait le besoin de se détacher de cette société moderne, étouffante, qui générait chaque jour un peu plus de dépendance, qui amenait l’homme à oublier ce que lui avaient transmis ses ancêtres. Il suffisait de sortir sa carte bleue pour trouver tout ce dont on avait besoin, et surtout tout ce qui était inutile, mais le savoir faire s'étiolait lentement.

Au moment de son départ, ce rejet de la société de consommation était encore un vague sentiment caché dans un recoin de son cerveau. Aujourd’hui, il avait envie d’une autre vie et ce voyage s’offrait à lui comme une transition. Il prenait peu à peu conscience de la transformation qui s’opérait en lui.

 

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La palmeraie avait revêtu ses plus beaux vêtements sous la pleine lune et les étoiles scintillantes. Chris avait abandonné ses amis à la fin du repas. Il s’en était allé sur ce chemin qu’il connaissait si bien maintenant. Le cœur battant, il distingua la silhouette de la maison.

Il ralentit le pas, pour mieux apprécier l’instant. Elle était là, belle dans sa simplicité. Il s’assit dans le sable et resta à la contempler ; son regard s’attarda sur les murs de couleur ocre, à la porte bleue azur, à la lampe à pétrole accrochée près de l’entrée. Il était partagé entre la fierté et l’émotion.

Sur le côté droit, un abri en bois et en feuilles de palmier accueillait Voxane. Il ferma les yeux et sombra dans un demi-sommeil ; il laissa ses pensées s’envoler, traverser la mer méditerranée, survoler Marseille et se laisser porter dans le Lubéron. Maud était là, dans sa position favorite, les jambes repliées, une lettre à la main, sur le canapé qui avait été témoin de leur première soirée.

Sa lettre. Qu’il avait envoyée il y a quelques jours. Dans laquelle il lui racontait sa vie de bâtisseur, lui décrivait ce village perdu, ses amitiés. Il l’imagina interrompre sa lecture, tendre l’oreille vers le sud ; il vit son visage s’illuminer. « J’ai très envie de te voir, mon amour » s’entendit-il dire à voix basse. Quand il fut rempli de Maud, il se décida à franchir le seuil de la porte. Il se coucha et s’endormit avec Elle, une main appuyée contre le mur de terre.

Un vent léger faisait danser les feuilles des arbres.

 


Chapitre 23

 


La nuit était encore présente mais on sentait dans l’atmosphère l’approche du matin. Chris finit de charger sa moto, avec une certaine fébrilité ; Ahmed arriva peu après au volant de sa vieille Toyota.

Ils ne s’attardèrent pas dans une longue discussion ; il fallait profiter de la fraîcheur. Le mois de juin ne ressemblait guère à ceux qu’il avait l’habitude de côtoyer en France ; ici, c’est une véritable fournaise qui s’installait en milieu de journée et il s’était habitué aux longues siestes dans la fraîcheur de sa demeure en attendant l’arrivée de la douceur du soir, au moment où la vie reprenait cours.

Ils traversèrent le village encore endormi. La visière ouverte, Chris roulait au pas, la gorge serrée de quitter cet endroit qu'il avait adopté et où il avait été accueilli par la petite communauté qui y vivait. Il se laissa bercer par cette douce émotion qui l'enveloppait alors que les dernières maisons disparaissaient du champ de vision de son rétroviseur.

Ce n'était pas la première fois que ce mélange de tristesse et de joie se manifestait; il lui était douloureux de quitter des personnes qui faisaient maintenant partie de sa vie, et, en même temps, il sentait tout au fond de lui que cette route inconnue qu'il foulait allait être le théâtre de futures rencontres et découvertes.

Cela faisait des semaines qu’il avait oublié Voxane, trop occupé à construire sa petite maison de terre. Elle ne semblait pas rancunière et lui fit vite oublier ce léger vague à l’âme.

Encastré entre son gros réservoir et son accordéon posé à l’arrière de la selle, bercé par le bruit du moteur, il retrouvait une nouvelle fois ce sentiment de liberté qui se manifestait souvent au guidon de sa moto. Sur sa gauche, un mince filet de lumière apparut à l'horizon ; en quelques minutes, l’astre solaire s’installa dans ce paysage désertique.

Il suivait la voiture d’Ahmed à une vitesse qu’il jugeait largement suffisante compte tenu de son état de délabrement ; elle sautait sur la moindre bosse, coupait les virages pour ne pas se faire trop entraîner par la force centrifuge. Il gardait une distance respectable entre elle et le Scrambler.

Il avait du mal à se faire à cette conduite débridée propre aux Egyptiens et c’est avec une vigilance accrue qu’il pilotait sa moto. Heureusement, la route était déserte à cette heure matinale. Plus tard, Ahmed fit une halte. Chris enleva son casque et suivit son compagnon sur le promontoire rocheux qui dominait la route.

Devant lui, tout n’était que blancheur ; d’énormes rochers calcaires érodés se dressaient, fiers, face au sable ocre qui les accueillait. C’était le Désert Blanc qui avait peuplé ses rêves avant son départ. Ils restèrent un long moment, en admiration devant ce monde minéral. Puis, Ahmed reprit le volant et quitta la route, en direction de cette étendue ; il roula lentement, semblant chercher quelques repères et, enfin, arrêta le moteur à proximité d’un rocher imposant.

Une grotte naturelle était creusée à sa base.

«Mon grand-père m’avait emmené ici alors que j’étais tout jeune. Il m’avait installé dans cette grotte et m’avait laissé 24 heures, seul, dans cet endroit. Avant cela, il m’avait expliqué que, lui aussi, pour son onzième anniversaire avait connu ce rituel de passage de l’enfance à l’adolescence ».

« Si tu as peur pendant la nuit, pense à moi, il y a une partie de moi qui est restée ici et je serai avec toi pour te soutenir » avait-il rajouté.

« Quand il est venu me rechercher, c’est un autre Ahmed qu’il a trouvé » conclut-il.


Le soleil poursuivait sa course vers le zénith et ils déchargèrent la voiture. Du bois, des jerricans d’eau, un peu de nourriture, son sac de couchage rejoignirent le fond de la grotte.

« Elle est exposée au nord, cela te permettra de ne pas trop souffrir de la chaleur » lui dit Ahmed.

Chris lui proposa un thé. Au fond de lui, il appréhendait la séparation et cherchait à prolonger ces derniers moments avec son ami. Mais, ce dernier déclina l’invitation, comme pour lui signifier que, dorénavant, cet endroit était prêt à l’accueillir.

« J’espère que tu trouveras ton chemin », conclut simplement Ahmed avant de le serrer dans ses bras.

Chris le suivit du regard jusqu’à ce que le nuage de poussière soulevé par sa voiture s’évanouisse. Il était seul.


Il s’assit dans le sable encore frais et resta là, sans bouger. Son regard ne portait nulle part ; il n’avait pas d’énergie pour entreprendre quoi que ce soit. Alors, il se laissa glisser sans résister dans cette douce léthargie. Des pensées traversaient son esprit, fugitives, sans qu’il ne puisse les retenir, mais en avait-il envie ?

Quand le soleil se fit trop présent, il s’abrita sous le rocher, à l’ombre. Sans prévenir, le sommeil s’imposa à lui. Quelques mouches, entêtantes, assaillaient son visage et le sortirent de sa sieste du matin.

Alors, lentement, silencieusement, comme pour ne pas déranger le dénuement total qui l’entourait, il entreprit de préparer son campement. Il alluma le feu avec quelques brindilles, assista à la naissance des flammes avec une émotion sans limite qui fit tressaillir tout son corps. Il prépara le thé, attentif au moindre de ses gestes.

Il avait déjà ressenti l’importance que prenaient les actes accomplis dans le désert mais, aujourd’hui, face à lui-même, chaque minute du rituel du thé revêtait une dimension exceptionnelle.

 


La luminosité faiblissait, annonciatrice de la fin de journée. Une boule au creux de l’estomac, Chris entreprit de préparer le repas à venir ; un besoin impérieux d’agir, pour s’empêcher de penser.

Il regrettait ce coup de tête qui l’avait décidé à se poser quelques jours, seul, dans ce désert surchauffé. Il pensait y trouver la sérénité et c’était une angoisse naissante qui s’installait en lui. Cette obscurité qui, peu à peu gagnait du terrain, il aurait voulu la repousser tant elle l’effrayait.

Il accrocha son regard aux flammes de son petit foyer puis, méthodiquement, prépara la soupe. Il n’osait pas s’éloigner de son campement et se contenta de manger son repas frugal avant de s’enfouir dans son sac de couchage à la recherche d’une protection illusoire. La chaleur, sans le moindre souffle d’air pour la rendre moins pesante, accentuait la noirceur de ses pensées.

Il regarda sa moto, se mit à lui parler, lui reprocha son indifférence face à son désarroi !

Il était en train de perdre pied. Il n’y avait plus de voyage, il n’y avait plus de projet pour l’avenir, d’itinéraires pour rêver. Il n’avait pour tout réconfort que le silence du désert, les rochers aux formes fantastiques, inquiétantes. Les heures s’écoulèrent alors qu’il luttait pour ne pas sombrer dans une folie qu’il sentait toute proche.

Plus forte que cette sourde angoisse de se retrouver seul dans cette immensité désertique, il y avait ce sentiment qu’il ne contrôlait plus rien, qu’il sombrait doucement dans un abîme sans fond. Le néant et la folie, voilà ce qui s’insinuait en lui, sans prévenir. Il se sentait écrasé par un poids énorme sur ses épaules, sur tout son corps. Il aurait voulu hurler son désespoir mais il restait sans voix. Il eut le sentiment d’approcher la mort en cet instant.

 

Il fit un effort surhumain pour se sortir de cet état, se leva péniblement et commença à marcher, droit devant lui. Ses jambes étaient de plomb, et il avançait pesamment. Indifférent au spectacle des rochers érodés par le vent dont la blancheur se révélait un peu plus sous les rayons lunaires, il marcha, titubant parfois, comme prêt à s’écrouler.

A chaque fois, il parvenait à se ressaisir, comme mu par un instinct de survie. Toute la nuit, il poursuivit cette marche douloureuse, ne s’arrêtant que pour regarder ses traces derrière lui, seul lien avec la grotte qui était censée l’abriter. Ses yeux restaient secs, et le désarroi qui l'habitait en était plus fort encore. Il aurait voulu se vider, par les cris, les larmes mais ses sentiments restaient prisonniers en lui.


Les rayons du soleil vinrent frapper son visage ; il cligna des yeux, ébloui. C’était la fin de cette interminable nuit. Il cessa de marcher, hébété. Une énorme fatigue pesait sur lui.

Doucement, il s’assit, puis s’étendit sur le dos dans le sable encore frais ; il laissa son regard s’abandonner dans le ciel parsemé de quelques nuages fragmentés, aux touches de couleur rose. Peu à peu, il revint à la vie. Il ne comprenait pas ce qui lui était arrivé, mais il avait le sentiment d’avoir frôlé la folie au cours de cette nuit.

Quand la chaleur devint trop forte, il se redressa et entreprit de revenir sur ses pas ; pendant des heures, il suivit les traces qu’il avait laissées au cours de cette nuit, réalisant que, sans elles, il serait irrémédiablement perdu dans ce désert hostile.

Sortant de son état léthargique, il retrouvait la conscience du danger. C’est un nouveau combat qui s’engagea contre la chaleur. Une véritable fournaise s’installa dès que le soleil prit son envol ; ses jambes étaient de plomb et il suffoquait sous le feu que lui renvoyait le sable surchauffé. Il avançait, tête baissée, luttant contre l’engourdissement ; son corps semblait se dessécher.

Chaque pas lui demandait un effort surhumain et il s’appliqua à poser ses pieds sur les traces laissées par ses chaussures. Chaque pas était une victoire ; il s’encourageait par la pensée car il n’avait pas la force de prononcer un mot. Le reflet du soleil sur les rochers était insupportable et son chèche recouvrait tout son visage. Enfin, après des heures d'errance, il reconnut sa grotte, au loin, et il accéléra le pas.

Il pénétra dans la grotte, s’approcha des jerricans rangés au fond, s’agenouilla et entreprit de boire cette eau précieuse qu’il recracha immédiatement. Son organisme ne parvenait pas à assimiler le liquide. Alors, lentement, il s’humecta les lèvres et, peu à peu parvint à boire, par petites rasades, tout en s'arrosant le visage.

Il s’étendit sur son sac de couchage, incapable de fournir le moindre effort supplémentaire, et sombra immédiatement dans un profond sommeil. Quand il se réveilla, la nuit était tombée. Il consulta sa montre; il était deux heures du matin.

La faim le tenaillait et il entreprit de préparer un repas après avoir allumé le feu. Les premières bouchées furent comme une renaissance dans son palais, il mastiqua lentement la nourriture. Quand il se sentit rassasié, il s’approcha du feu et laissa son esprit vagabonder.

Pourquoi avait-il agi ainsi ? Quelle force intérieure l’avait poussé à avoir un tel comportement ? Il était troublé, effrayé, ne comprenant pas ce qui lui était arrivé. Son voyage n’était-il qu’une fuite en avant alors qu’il pensait s'ouvrir au monde ?

Il avait eu le sentiment, au moment du départ, que la découverte de soi serait le fil conducteur de cette longue virée mais il ne pensait pas mettre à nu de telles failles en lui.

Il eut un pensée très forte pour Maud, balaya du regard son campement, s'attarda sur son accordéon, rangé dans son sac, sur sa moto qui semblait attendre un prochain départ. Il sut qu'il était définitivement sorti de ce cauchemar.

Il écouta, attentif, son coeur battre. La vie était en lui. Il alla s'asseoir sur la selle de Voxane, posa les mains sur le guidon et, les yeux embués, se laissa envahir par le silence du désert.


Chapitre 24


Il versa les derniers décilitres d’eau dans la théière. Sa retraite dans le désert touchait à sa fin. Ici, il était impensable d’envisager une journée sans boire.

Il chantonnait tout en alimentant le feu pour la dernière fois. Son septième jour.

La nuit s’achevait, mais il était déjà debout. Il avait pris l’habitude de composer avec la chaleur qui, à certains moments de la journée, le forçait à se cloîtrer au fond de la grotte.

Et il profitait des rares moments de relative fraîcheur pour s’activer. Sept jours, déjà. A ne rien faire d’autre que l’essentiel ; en apparence.

Mais, pour Chris, derrière cette succession d’actes anodins, répétitifs, il y avait le sentiment d’avoir construit quelque chose. Il avait vécu avec le minimum et il savait que ce minimum représentait tout ce que possédaient beaucoup de personnes dans le monde.

Comme elles, il s’était astreint à économiser l’eau, la nourriture, à ne pas faire fonctionner le feu plus que nécessaire. Il s’était peu à peu habitué au silence, à la solitude. Il avait appris à observer la vie, quelques gerboises qui, à la nuit tombée, partaient en quête de nourriture, des scarabées, qui dessinaient de belles arabesques avec leurs pattes fines. Il avait ressenti ce sentiment de vulnérabilité avec lequel il lui avait fallu composer, quand la nuit s’installait. Il avait passé des heures à noyer son regard dans les étoiles, à observer le désert, à noter les changements qui s’opéraient en fonction de l’avancement de la journée, à laisser son esprit vagabonder. Il pensait que son accordéon serait un compagnon au quotidien, mais, à sa grande surprise, il l’avait laissé dans son sac.

Aujourd’hui, à l’aube naissante, il se saisit de son petit instrument, caressa le bois d’érable, glissa avec émotion sa main gauche sous la sangle, tira avec délicatesse sur le soufflet qui se réveilla dans son doux craquement caractéristique. Il resta un moment sans bouger tout en faisant glisser ses doigts sur les boutons de nacre. Il avait l’impression de retrouver son Stelvio après une très longue séparation.

Il quitta la grotte et grimpa sur le rocher qui lui faisait face. Le soleil n’allait pas tarder à apparaître à l’horizon. Les premiers sons arrivèrent, presque inaudibles, comme un chuchotement. Il se retint encore quelques instants de tirer plus fort sur le soufflet ; les sons semblaient surgir du bloc rocheux et disparaissaient aussitôt dans l’étendue de sable ocre.

Enfin, l’air de « La roulotte » sembla s’arracher du sol, chaotique, puis s’installa, crescendo, au milieu des rochers blancs. La musique investissait l’endroit ; le silence n’avait plus droit de cité.

 

_______

 

Il vérifia une dernière fois que les sangles étaient bien tendues, les bagages solidement arrimés. Il ferma les yeux avant d’appuyer sur le bouton du démarreur pour mieux entendre le vrombissement du V-twin.

Il actionna le sélecteur, la moto eut un bref sursaut ; il ouvrit doucement les gaz, passa au ralenti devant cette grotte qui avait failli être témoin de sa disparition et l’avait vu renaître, regarda le foyer éteint, seule trace visible de son passage.

Seconde. La moto prit un peu de vitesse.

Troisième. « Son » rocher devint de plus en plus petit dans son rétroviseur. Une page, énorme, de sa vie venait d’être tournée.

Il retrouva la petite route et se dirigea vers le nord. Il roulait sur un filet de gaz, les sens en éveil, heureux de retrouver des signes de vie, des hommes et femmes travaillant dans un champ avec leur cheval attelé à une charrette, un troupeau de chèvres, quelques palmiers ça et là.

Il s'arrêta devant le café du premier village traversé. Il eut quelques difficultés à prononcer ses premiers mots depuis longtemps à l’homme qui lui servit le thé. Il comprit qu’il revenait d'un très grand voyage. Il souriait, dans un état de béatitude extrême.

Il avait rarement éprouvé une telle joie intérieure et il avait envie de la partager. Alors, il alla chercher le jeu de dominos sur le comptoir et proposa à l’homme assis à la table voisine une partie. Ce dernier se leva et vint le rejoindre.

Quand il arriva dans son village, la nuit était tombée depuis longtemps. Aujourd’hui, il s’était laissé porter par ses envies, et la partie de dominos avait duré, ainsi que le repas qui avait suivi.

Il bifurqua sur la gauche, et emprunta le sentier. Son Scrambler eut un peu de mal à trouver sa trace dans cette partie sablonneuse. Sa petite maison l’attendait, et il s’arrêta à quelques mètres, le pinceau du phare dirigé vers la porte bleue.

Il coupa le contact et descendit de sa moto. Il était sur le point de retirer son casque quand il remarqua un détail : une flamme dansait sous le verre de la lampe à pétrole, au dessus de l'entrée.


Avant son départ, il avait confié la garde de sa maison à Azid pendant son absence. Ce dernier, pressentant son retour, avait sûrement voulu l’accueillir de cette manière.

Ce geste le touchait, et il correspondait tant à la gentillesse des Egyptiens. Il en était de ses pensées sur le sens de l’hospitalité arabe quand, soudain, le visage souriant de Maud apparut dans l’entrebâillement de la porte.


Chapitre 25

 

« Et je suis arrivée, il y a trois jours, en bus. Je suis allée au café du village et j’ai rencontré une personne qui te connaissait. Elle m’a présenté Azid et ce dernier m’a laissé les clefs en attendant ton retour ».

Maud conclut son long monologue au cours duquel elle lui avait raconté le pourquoi de sa présence.

Sa vie au quotidien parsemée de quelques lettres en provenance d’Afrique, la carte routière qu’elle avait installée au mur et qui lui permettait de suivre son voyage, son dernier courrier dans lequel il lui racontait la construction de sa maison, le sentiment étrange alors que son voyage était au point mort, ce besoin soudain de lui rendre visite.

Et, la décision d’acheter un billet d’avion, le sac de voyage préparé presque dans l’urgence, le train, l’aéroport, l’arrivée au Caire, la peur panique qui l’avait envahie dans la folle circulation égyptienne, le bus qui avait pris la route des oasis, son arrivée dans ce petit village perdu.

Son installation dans sa maison, les relations qui s’étaient nouées tout de suite avec certaines femmes du village avec lesquelles elle avait passé de longs moments.
Elle expliquait tous ces évènements, simplement, comme s’ils s’imposaient d’eux-mêmes. Elle avait agi ainsi parce qu’il était évident qu’elle ne pouvait faire autrement.

C’était son premier voyage sur un autre continent, mais elle semblait évoluer dans ce monde nouveau avec un naturel désarmant. Chris l’écoutait, la regardait, avec étonnement et admiration.

Il aimait chez elle cette faculté à accepter les évènements de la vie tels qu’ils se présentaient. Ils avaient installé une couverture devant la maison et s’étaient assis sous les palmiers. La chaleur s’estompait quelque peu et une légère brise caressait leur visage. Chris prit une gorgée de thé avant de commencer à parler ; il avait tant à lui raconter.

 

_______

 

La route défilait sous les roues du Scrambler. Tout contre lui, il sentait le corps de Maud, installée à l’arrière. Heureux de sa présence, triste à l’idée de son départ tout proche.

Dans quelques centaines de kilomètres, ils arriveraient au Caire où son avion l’attendait. Après deux semaines merveilleuses en sa compagnie. En la revoyant, il avait rêvé que son voyage deviendrait le leur, mais elle lui avait très vite dit qu’elle ne faisait que passer.

Et, un soir, alors que Chris jouait avec un des enfants d’une maison voisine, dans la palmeraie, elle lui avait appris qu’elle était sur le point d’adopter un petit garçon, après des années d’attente, de tracasseries administratives. Elle espérait que, bientôt, la situation allait arriver à terme.

Depuis son accident de voiture, elle ne pouvait plus procréer et elle avait mis toute son énergie dans cette procédure d’adoption.

« Mon avenir est en France, aux côtés de cet enfant. Le tien est dans la poursuite de ce voyage. Tu dois aller jusqu’au bout de ton projet et, quand tu l’estimeras terminé, tu pourras t’arrêter dans le Lubéron. Pour un instant seulement, ou peut-être plus. Tu es dans mon cœur et je te suivrai par la pensée, je serai avec toi dans tes périodes de doute et de bonheur. Aujourd’hui, nous avons tous les deux des chemins différents à emprunter ; j’espère, très fort, qu’ils se rejoindront un jour prochain. Nous allons, chacun de notre côté, vivre des moments intenses. Un jour, peut-être, c’est ensemble que nous poursuivrons cette route de la vie. Ou peut-être pas. Mais, cet amour que nous avons l’un pour l’autre ne s’évanouira pas, je le sais. Je sens trop qu’il est à l’abri du temps et je veux que tu saches que je pars sereine ».

Le hall de l’aéroport était bondé, bruyant. Ils restèrent un long moment, enlacés, indifférents à l’animation grouillante autour d’eux. Puis, Maud se dégagea doucement et s’en alla d’un pas léger vers la porte d’embarquement. Une dernière fois, elle se retourna, lui sourit. Elle respirait le bonheur avec la perspective proche de cet enfant. Et, elle lui transmettait un peu de ce bonheur. Il lui fit un geste de la main ; elle disparut peu après derrière le mur d’un couloir.

Plus que de la tristesse, c’est un grand vide qui l’envahit alors qu’il rejoignait Voxane. L’amour était trop présent pour qu’il ressente un quelconque désarroi. Il s’assit sur les marches, près de sa moto. Elle semblait prête à repartir après ce long séjour en Egypte.

« On continue notre route ? » lui demanda-t-il, sous l’œil amusé d’un policier en faction.

Il n’attendit pas la réponse tant elle lui paraissait évidente. Une pression sur le démarreur, trois coups de gaz pour manifester son envie de reprendre le cours de ce long chemin. Et, il prit la direction de son petit village.

Là bas, il avait envie de passer quelques belles journées avec ses amis Egyptiens avant son départ.

 

_______

 

Hier au soir, la fête avait été à la hauteur de ses espérances. On avait beaucoup parlé, mangé, dansé, joué de la musique.

Une boule au creux de l’estomac, il ferma la porte d’entrée. Puis partit à pied au café rejoindre Azid.

« C’est ta demeure, désormais » lui dit-il en lui remettant les clefs de sa maison. Tous ses amis, un groupe d’hommes et de femmes, étaient venus. Ce mouvement d’amitié le touchait et, en même temps, rendait le départ plus difficile.

Il enfila rapidement son casque, cacha ses yeux qui commençaient à rougir sous ses lunettes de soleil.

Un geste de la main. Le pneu arrière du Scrambler s’enfonça dans le sable, souleva un peu de poussière ; il tapota le réservoir, et se mit à chanter pour s’empêcher de pleurer.

« Les trois petites notes de musique » l'accompagnèrent dans ces premiers kilomètres.

 


Chapitre 26

Il tourna la clef de contact. D’un geste précis, il déploya la béquille latérale, qui s’enfonça légèrement dans le sol poussiéreux. Il s’appuya sur sa jambe gauche et s’extirpa de l’espace réduit qui lui était réservé sur la selle de son Scrambler, entre son gros réservoir et les bagages placés à l’arrière.

Il fit quelques mouvements d’assouplissement, étira son corps endolori par les nombreuses heures de route.

Le soleil était au zénith; il attrapa la bouteille rangée dans son sac et but longuement l’eau tiède.

Le moteur lui renvoyait un air surchauffé et il s’éloigna de Voxane. Un peu de poussière se soulevait à chacun de ses pas. Il regarda autour de lui ; des montagnes aux tons ocre se dressaient au dessus de la vallée, la végétation était rare.

Le ciel était d’un bleu très pur ; il s’amusa à suivre l’avancée d’un nuage minuscule, perdu dans cette étendue. Il finit par disparaître, comme absorbé par l’immensité bleue.

Il glissa la main dans la poche de son blouson et en retira son couteau. Un Opinel au bois patiné, qu’il avait emporté lors de son premier voyage en Algérie et qui ne le quittait plus depuis ; cet objet était devenu un compagnon de route.

Il déploya la lame qu’il fixa d’un geste mille fois répété, avec le cran d’arrêt. Il attrapa le pain rangé au fond de son sac et en découpa une tranche, il la garnit de boulettes de fèves, frites, achetées le matin. Il s’assit sur un rocher qui dominait la route, et se mit à mâcher lentement son repas frugal.

A cet instant, il se sentait merveilleusement bien ; libre comme l’air. Il contempla sa moto ; le contraste entre sa taille réduite et sa capacité à transporter tout le nécessaire à sa vie quotidienne le fit sourire.

Qu’il était aisé de vivre avec le minimum, avec pour seule maison ce petit bout de toile en aluminium qui lui servait d’abri, parfois, quand les conditions météorologiques ne lui permettaient pas de passer la nuit à la belle étoile. Le confort douillet de son petit appartement français ne lui manquait pas ; bien au contraire, il réalisait qu’il l’avait éloigné de l’essentiel, en l’incitant, insensiblement, à se replier sur lui-même.

Il comprenait maintenant ce besoin qu’il avait eu de rompre avec ce quotidien en vendant son appartement et en quittant son travail. Et également cette angoisse qui l’avait habité, au moment de son départ, face à la vie de bohême qui allait être la sienne.


Il avait conscience d’être en marge de la société, mais il vivait cet état comme un statut privilégié. Seul comptait le moment présent et cette faculté qu’il avait de saisir les opportunités qui se présentaient sur son chemin à travers les rencontres qu’il faisait.

Son repas terminé, il alla chercher son petit réchaud à essence sur lequel il installa sa théière métallique cabossée. L’eau, en bouillant, souleva le couvercle qui tinta doucement ; il ajouta une pincée de thé vert et du sucre en poudre et attendit que l’ensemble infuse.

Au loin, le bruit d’un moteur de camion essoufflé lui parvint ; il suivit l’évolution de l’engin au gré des multiples changements de vitesse qui résonnaient dans la vallée. Enfin, le vieux Volvo, à la peinture rouge usée par les assauts du temps, apparut à la sortie du virage ; le moteur vrombit un peu plus fort.

Chris fit un grand geste de la main pour saluer le routier qui lui répondit par quelques coups de klaxon retentissants. Un frisson le parcourut ; il se sentait très proche des conducteurs de camions avec lesquels il partageait cette vie nomade.A plusieurs reprises, il avait eu l’occasion de les côtoyer , lors d’un repas pris ensemble dans un restaurant ou d’un arrêt sur le bord de la route à partager un thé.

Il considérait ces hommes comme ses frères de la route et avait toujours beaucoup de plaisir à partager ces moments avec eux. Il aimait ces contacts empreints de simplicité au cours desquels, naturellement, leurs vies respectives se rejoignaient, l’espace d’un instant.

Leur nomadisme les rapprochait. Tout naturellement, Chris ressentait une sympathie particulière à l’égard de ces hommes sillonnant un pays, une région ; Leur accueil généreux l’avait souvent ému.


Il versa le thé dans son petit verre.

Son arrêt se prolongeait ; il se laissait gagner par une douce torpeur. Par petites goulées, il but le breuvage brûlant. Il se resservit à trois reprises, lentement. Il n’avait plus envie de bouger de cet endroit et retardait le moment du départ.

 

Il vit apparaître une silhouette au sommet de la colline en face. Il supposa que c’était un berger car il apercevait quelques chèvres à la recherche de végétation. Avec une agilité peu commune, le berger dévala la pente empierrée et s’approcha de Chris.

« Salam Aleikum » lui lança ce dernier en cherchant un deuxième verre dans son sac, heureux de partager son thé. Sous la gandora beige,c’est un gamin qui lui faisait face ; un sourire radieux sur les lèvres.

Il s’accroupit près de Chris et se saisit du verre qu’il lui tendait. Il but le thé par petites rasades, en l’aspirant bruyamment ; il gardait un œil attentif sur son troupeau de chèvres qui s’approchait doucement des deux hommes tout en s’éparpillant à la recherche d’un peu de végétation.

Chris tenta sans succès d’engager la conversation avec ses rudiments d’arabe, mais il savait pertinemment que son intonation trop approximative ne recueillait à chaque fois que perplexité de ses interlocuteurs. Et le silence n’était aucunement source de gêne dans ce pays.

Alors, ils restèrent ainsi, face à face, à partager quelques verres de thé et des gâteaux secs.

Enfin, son invité, la main sur le cœur, le remercia et lui fit signe de le suivre ; ils grimpèrent la colline qu’il avait dévalée tout à l’heure et, arrivés, au sommet, il pointa du doigt un campement de quelques tentes dont les tons de beige se confondaient avec l’environnement.

Par quelques gestes, il lui fit comprendre qu’il vivait là et, montrant sa moto, mima l’attitude du motard en direction de ce campement.
Chris descendit rejoindre son Scrambler.

Un frémissement parcourut son corps ; une fois de plus, un inconnu lui tendait la main et lui proposait l’hospitalité.

Il démarra et s’engagea sur la piste empierrée, à petite vitesse ; il apercevait au loin le jeune berger à proximité des tentes.


Chapitre 27

Le sol cessait enfin de renvoyer la chaleur accumulée tout au long de la journée. Le groupe était réparti sur les tapis posés sur le sol sablonneux et pierreux. C’était la fin du repas, une énorme soupe qui avait mijoté doucement, pendant que la discussion s’installait. Chris avait beaucoup de mal à se faire comprendre mais, il improvisait un langage des signes soutenu par des dessins sur son petit carnet lui permettant de communiquer avec ses hôtes.

De toute façon, cela ne le gênait pas de rester silencieux ; au contraire, il aimait ces moments pendant lesquels il n’était que spectateur. Il s’amusait à essayer de saisir le sens de la conversation, riait parfois, en même temps que les hommes et femmes réunis près des tentes du campement.

Il régnait une atmosphère de recueillement. Ibrahim, le jeune berger, lui avait fait comprendre que sa grand mère était décédée, une semaine auparavant. Il n’y avait pas vraiment un air de tristesse qui planait au dessus du groupe, mais Chris ressentait fortement que la vieille femme était encore présente dans les esprits. Il avait l’impression, parfois, que les gens évoquaient son souvenir, les moments passés en sa compagnie.

Il avait installé sa tente légèrement en retrait du campement. Plus tard dans la soirée, il alla chercher son accordéon.

La vue de son instrument provoqua quelques réactions ; il dut le montrer en détaillant son mode de fonctionnement. Certains semblaient connaître ce type d’instrument mais Chris supposa que c’était une denrée rare dans cet endroit isolé du Sinaï.

Il tendit son bras vers le ciel en essayant de faire comprendre qu’il voulait jouer en hommage à la vieille dame disparue. Il perçut l’approbation et commença à tirer sur le soufflet. Il joua des airs remplis de nostalgie, des ballades douces. Les airs se succédaient naturellement. Il avait le sentiment d’intégrer le groupe au fil de cet instant musical. Il leva la tête et laissa son regard se perdre dans le ciel étoilé. Il sentit ses yeux s’embuer et quelques larmes glissèrent le long de ses joues. Il se sentit troublé par cette émotion visible mais continua de jouer. La grand mère était là, auprès d’eux, et il l’imaginait heureuse de cette soirée dont elle devenait le personnage principal.

Il fit courir avec douceur ses doigts sur les boutons de nacre, retenant son soufflet pour limiter le volume sonore de l’instrument.

Cette inconnue disparue devenait un peu plus présente à chaque note jouée. Elle remplissait ce lieu désertique et aride, lui donnait de la vie, de l’amour.

La nuit était bien avancée quand chacun regagna sa tente. Le silence s’installa autour du campement, rythmé par le bêlement des chèvres.

Chris sortit son sac de couchage et s’étendit. Les bras repliés derrière la nuque, il regarda le ciel étoilé ; il pensa longuement à cette vieille dame qu’il aurait aimé connaître, essaya d’imaginer sa vie de nomade dans cette société moderne. Au fil de son voyage, il s’était souvent attaché à des personnes rencontrées brièvement, mais c’était la première fois qu’il éprouvait un tel sentiment pour quelqu’un de disparu qu’il n’avait jamais connu.

 

_______

 

Tout commença avec les mouvements désordonnés des bêtes du campement. Elles étaient nerveuses, bougeaient beaucoup.

Ploc, Ploc.

La toile de tente reçut les premières gouttes de pluie, espacées dans un premier temps.

De temps en temps, le ciel s’embrasait, déchiré par l’éclat violent d’un éclair. Un grondement sourd semblait surgir du sol, augmentait d’intensité tout en se rapprochant du campement.

Broam ! ! !

Le tonnerre , tel un coup de canon, résonna dans la vallée.

Chris, instinctivement, se replia à l’intérieur de son sac de couchage.

Soudain, un déluge s’abattit . Très vite, le sol sec et empierré refusa d’absorber la quantité d’eau qui se transforma en torrent.

Il sortit précipitamment de sa tente. Autour de lui, tout le monde était dehors, chacun tentant désespérément de sauver ce qui pouvait l’être car, de toute évidence, l’orage d’une violence inouï, allait provoquer de gros dégâts.

Son Scrambler, sous la force du torrent, se coucha sur le flanc gauche ; il craignit qu’il ne fut emporté mais un gros rocher l’arrêta dans sa course.

Devant les éléments déchaînés, la panique le gagna ; sa tente ployait sous la masse d’eau qui s’accumulait , la toile prête à se rompre. Il se précipita sous la tente, attrapa son accordéon qu’il enveloppa dans un sac plastique. Il était temps, son abri se déchira dans un craquement sinistre ; l’eau s’engouffra et emporta ses affaires.

Boum ! ! ! ! Un coup de tonnerre assourdissant éclata, alors qu’un éclair illuminait la scène apocalyptique d’un campement en cours de destruction. Plusieurs bêtes avaient fui, rompant la corde qui les retenait ou fracassant l’enclos de bois qu’elles regagnaient chaque nuit.

Soudain, sa moto s’embrasa sous le coup de foudre et Chris bascula en arrière sous l’onde de choc. Abasourdi, il eut la force de ne pas lâcher son précieux sac. Il rampa jusqu’à un rocher pour s’abriter du torrent qui dévalait la vallée et assista alors, impuissant, à l’explosion du réservoir d’essence.

L’orage disparut aussi soudainement qu’il était arrivé. En quelques minutes, la pluie disparut complètement, le ciel s’éclaircit et le calme s’installa de nouveau.

L’endroit était méconnaissable. Tout le campement était au sol. Les hommes et les femmes se relevaient, hébétés. Beaucoup d’enfants étaient blottis dans les bras de leurs aînés qui leur avaient offert leur protection.

Les premières paroles furent prononcées, comme pour marquer la fin de ce cauchemar. Chacun prenait des nouvelles de l’autre, constatait les dégâts occasionnés.

Chris était assis en tailleur ; le sac contenant son accordéon sur ses genoux. Il regardait fixement sa moto carbonisée. Hormis sa théière cabossée restée coincée sous un caillou et sa ceinture dans laquelle il conservait ses papiers et son argent, c’est tout ce qui lui restait.

Quelqu’un lui tapota l’épaule ; c’était Ibrahim,le jeune berger, qui regardait avec un air rempli de compréhension sa moto déchiquetée.

« Tout est fini » pensa Chris.

Alors, pour ne pas sombrer dans le désespoir, il se leva et se dirigea vers le campement ; il y avait tant à faire pour le remettre en état.


Chapitre 28


Chris serra les dernières mains qui se tendaient. Il s’arracha péniblement de ce campement patiemment reconstruit depuis cette terrible nuit d’orage, sept jours auparavant.

Il ralentit à l’approche de sa moto, de ce qu’il en restait, plutôt. Dans la poche de son jean, il avait conservé la clef de contact.

« Salut, Voxane », lui glissa-t-il doucement.

Il essaya d’imaginer comment elle allait être recyclée ; il savait qu’ici, rien n’était jeté, et que chaque pièce récupérable allait voir sa destination première modifiée. Cette perspective lui réchauffa le cœur. Sa fidèle moto n’allait pas pourrir lentement dans ce coin du Sinaï. Elle continuerait à servir, différemment.

Il rejoignit la route et il s’installa sur un rocher.

Peu de temps après, le grondement caractéristique d’un camion lui parvint. Il se releva et tendit la main. Le bahut ralentit en l’apercevant et stoppa dans un grincement de freins.
L’homme se dirigeait vers Le Caire.

Il grimpa dans la cabine du vieux camion. L’homme semblait étonné de la présence de cet étranger avec pour seul bagage un sac bleu.

Le camion, lourdement chargé, prit de la vitesse, au gré des changements de vitesse.

Plus que de la tristesse, c’est une certaine mélancolie qui parcourait l’esprit de Chris .

« Tu es vivant, tu aimes et tu es aimé » se dit-il en pensant à Maud.

Le paysage défilait lentement à travers le pare-brise.

Avec des gestes lents, il ouvrit son sac et saisit son accordéon.

 

FIN