Sortie de mon premier roman : L’araignée et les volets de bois

L'envol (tome 2) - chapitre 23

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Chapitre 23

 


La nuit était encore présente mais on sentait dans l’atmosphère l’approche du matin. Chris finit de charger sa moto, avec une certaine fébrilité ; Ahmed arriva peu après au volant de sa vieille Toyota.

Ils ne s’attardèrent pas dans une longue discussion ; il fallait profiter de la fraîcheur. Le mois de juin ne ressemblait guère à ceux qu’il avait l’habitude de côtoyer en France ; ici, c’est une véritable fournaise qui s’installait en milieu de journée et il s’était habitué aux longues siestes dans la fraîcheur de sa demeure en attendant l’arrivée de la douceur du soir, au moment où la vie reprenait cours.

Ils traversèrent le village encore endormi. La visière ouverte, Chris roulait au pas, la gorge serrée de quitter cet endroit qu'il avait adopté et où il avait été accueilli par la petite communauté qui y vivait. Il se laissa bercer par cette douce émotion qui l'enveloppait alors que les dernières maisons disparaissaient du champ de vision de son rétroviseur.

Ce n'était pas la première fois que ce mélange de tristesse et de joie se manifestait; il lui était douloureux de quitter des personnes qui faisaient maintenant partie de sa vie, et, en même temps, il sentait tout au fond de lui que cette route inconnue qu'il foulait allait être le théâtre de futures rencontres et découvertes.

Cela faisait des semaines qu’il avait oublié Voxane, trop occupé à construire sa petite maison de terre. Elle ne semblait pas rancunière et lui fit vite oublier ce léger vague à l’âme.

Encastré entre son gros réservoir et son accordéon posé à l’arrière de la selle, bercé par le bruit du moteur, il retrouvait une nouvelle fois ce sentiment de liberté qui se manifestait souvent au guidon de sa moto. Sur sa gauche, un mince filet de lumière apparut à l'horizon ; en quelques minutes, l’astre solaire s’installa dans ce paysage désertique.

Il suivait la voiture d’Ahmed à une vitesse qu’il jugeait largement suffisante compte tenu de son état de délabrement ; elle sautait sur la moindre bosse, coupait les virages pour ne pas se faire trop entraîner par la force centrifuge. Il gardait une distance respectable entre elle et le Scrambler.

Il avait du mal à se faire à cette conduite débridée propre aux Egyptiens et c’est avec une vigilance accrue qu’il pilotait sa moto. Heureusement, la route était déserte à cette heure matinale. Plus tard, Ahmed fit une halte. Chris enleva son casque et suivit son compagnon sur le promontoire rocheux qui dominait la route.

Devant lui, tout n’était que blancheur ; d’énormes rochers calcaires érodés se dressaient, fiers, face au sable ocre qui les accueillait. C’était le Désert Blanc qui avait peuplé ses rêves avant son départ. Ils restèrent un long moment, en admiration devant ce monde minéral. Puis, Ahmed reprit le volant et quitta la route, en direction de cette étendue ; il roula lentement, semblant chercher quelques repères et, enfin, arrêta le moteur à proximité d’un rocher imposant.

Une grotte naturelle était creusée à sa base.

«Mon grand-père m’avait emmené ici alors que j’étais tout jeune. Il m’avait installé dans cette grotte et m’avait laissé 24 heures, seul, dans cet endroit. Avant cela, il m’avait expliqué que, lui aussi, pour son onzième anniversaire avait connu ce rituel de passage de l’enfance à l’adolescence ».

« Si tu as peur pendant la nuit, pense à moi, il y a une partie de moi qui est restée ici et je serai avec toi pour te soutenir » avait-il rajouté.

« Quand il est venu me rechercher, c’est un autre Ahmed qu’il a trouvé » conclut-il.


Le soleil poursuivait sa course vers le zénith et ils déchargèrent la voiture. Du bois, des jerricans d’eau, un peu de nourriture, son sac de couchage rejoignirent le fond de la grotte.

« Elle est exposée au nord, cela te permettra de ne pas trop souffrir de la chaleur » lui dit Ahmed.

Chris lui proposa un thé. Au fond de lui, il appréhendait la séparation et cherchait à prolonger ces derniers moments avec son ami. Mais, ce dernier déclina l’invitation, comme pour lui signifier que, dorénavant, cet endroit était prêt à l’accueillir.

« J’espère que tu trouveras ton chemin », conclut simplement Ahmed avant de le serrer dans ses bras.

Chris le suivit du regard jusqu’à ce que le nuage de poussière soulevé par sa voiture s’évanouisse. Il était seul.


Il s’assit dans le sable encore frais et resta là, sans bouger. Son regard ne portait nulle part ; il n’avait pas d’énergie pour entreprendre quoi que ce soit. Alors, il se laissa glisser sans résister dans cette douce léthargie. Des pensées traversaient son esprit, fugitives, sans qu’il ne puisse les retenir, mais en avait-il envie ?

Quand le soleil se fit trop présent, il s’abrita sous le rocher, à l’ombre. Sans prévenir, le sommeil s’imposa à lui. Quelques mouches, entêtantes, assaillaient son visage et le sortirent de sa sieste du matin.

Alors, lentement, silencieusement, comme pour ne pas déranger le dénuement total qui l’entourait, il entreprit de préparer son campement. Il alluma le feu avec quelques brindilles, assista à la naissance des flammes avec une émotion sans limite qui fit tressaillir tout son corps. Il prépara le thé, attentif au moindre de ses gestes.

Il avait déjà ressenti l’importance que prenaient les actes accomplis dans le désert mais, aujourd’hui, face à lui-même, chaque minute du rituel du thé revêtait une dimension exceptionnelle.

 


La luminosité faiblissait, annonciatrice de la fin de journée. Une boule au creux de l’estomac, Chris entreprit de préparer le repas à venir ; un besoin impérieux d’agir, pour s’empêcher de penser.

Il regrettait ce coup de tête qui l’avait décidé à se poser quelques jours, seul, dans ce désert surchauffé. Il pensait y trouver la sérénité et c’était une angoisse naissante qui s’installait en lui. Cette obscurité qui, peu à peu gagnait du terrain, il aurait voulu la repousser tant elle l’effrayait.

Il accrocha son regard aux flammes de son petit foyer puis, méthodiquement, prépara la soupe. Il n’osait pas s’éloigner de son campement et se contenta de manger son repas frugal avant de s’enfouir dans son sac de couchage à la recherche d’une protection illusoire. La chaleur, sans le moindre souffle d’air pour la rendre moins pesante, accentuait la noirceur de ses pensées.

Il regarda sa moto, se mit à lui parler, lui reprocha son indifférence face à son désarroi !

Il était en train de perdre pied. Il n’y avait plus de voyage, il n’y avait plus de projet pour l’avenir, d’itinéraires pour rêver. Il n’avait pour tout réconfort que le silence du désert, les rochers aux formes fantastiques, inquiétantes. Les heures s’écoulèrent alors qu’il luttait pour ne pas sombrer dans une folie qu’il sentait toute proche.

Plus forte que cette sourde angoisse de se retrouver seul dans cette immensité désertique, il y avait ce sentiment qu’il ne contrôlait plus rien, qu’il sombrait doucement dans un abîme sans fond. Le néant et la folie, voilà ce qui s’insinuait en lui, sans prévenir. Il se sentait écrasé par un poids énorme sur ses épaules, sur tout son corps. Il aurait voulu hurler son désespoir mais il restait sans voix. Il eut le sentiment d’approcher la mort en cet instant.

 

Il fit un effort surhumain pour se sortir de cet état, se leva péniblement et commença à marcher, droit devant lui. Ses jambes étaient de plomb, et il avançait pesamment. Indifférent au spectacle des rochers érodés par le vent dont la blancheur se révélait un peu plus sous les rayons lunaires, il marcha, titubant parfois, comme prêt à s’écrouler.

A chaque fois, il parvenait à se ressaisir, comme mu par un instinct de survie. Toute la nuit, il poursuivit cette marche douloureuse, ne s’arrêtant que pour regarder ses traces derrière lui, seul lien avec la grotte qui était censée l’abriter. Ses yeux restaient secs, et le désarroi qui l'habitait en était plus fort encore. Il aurait voulu se vider, par les cris, les larmes mais ses sentiments restaient prisonniers en lui.


Les rayons du soleil vinrent frapper son visage ; il cligna des yeux, ébloui. C’était la fin de cette interminable nuit. Il cessa de marcher, hébété. Une énorme fatigue pesait sur lui.

Doucement, il s’assit, puis s’étendit sur le dos dans le sable encore frais ; il laissa son regard s’abandonner dans le ciel parsemé de quelques nuages fragmentés, aux touches de couleur rose. Peu à peu, il revint à la vie. Il ne comprenait pas ce qui lui était arrivé, mais il avait le sentiment d’avoir frôlé la folie au cours de cette nuit.

Quand la chaleur devint trop forte, il se redressa et entreprit de revenir sur ses pas ; pendant des heures, il suivit les traces qu’il avait laissées au cours de cette nuit, réalisant que, sans elles, il serait irrémédiablement perdu dans ce désert hostile.

Sortant de son état léthargique, il retrouvait la conscience du danger. C’est un nouveau combat qui s’engagea contre la chaleur. Une véritable fournaise s’installa dès que le soleil prit son envol ; ses jambes étaient de plomb et il suffoquait sous le feu que lui renvoyait le sable surchauffé. Il avançait, tête baissée, luttant contre l’engourdissement ; son corps semblait se dessécher.

Chaque pas lui demandait un effort surhumain et il s’appliqua à poser ses pieds sur les traces laissées par ses chaussures. Chaque pas était une victoire ; il s’encourageait par la pensée car il n’avait pas la force de prononcer un mot. Le reflet du soleil sur les rochers était insupportable et son chèche recouvrait tout son visage. Enfin, après des heures d'errance, il reconnut sa grotte, au loin, et il accéléra le pas.

Il pénétra dans la grotte, s’approcha des jerricans rangés au fond, s’agenouilla et entreprit de boire cette eau précieuse qu’il recracha immédiatement. Son organisme ne parvenait pas à assimiler le liquide. Alors, lentement, il s’humecta les lèvres et, peu à peu parvint à boire, par petites rasades, tout en s'arrosant le visage.

Il s’étendit sur son sac de couchage, incapable de fournir le moindre effort supplémentaire, et sombra immédiatement dans un profond sommeil. Quand il se réveilla, la nuit était tombée. Il consulta sa montre; il était deux heures du matin.

La faim le tenaillait et il entreprit de préparer un repas après avoir allumé le feu. Les premières bouchées furent comme une renaissance dans son palais, il mastiqua lentement la nourriture. Quand il se sentit rassasié, il s’approcha du feu et laissa son esprit vagabonder.

Pourquoi avait-il agi ainsi ? Quelle force intérieure l’avait poussé à avoir un tel comportement ? Il était troublé, effrayé, ne comprenant pas ce qui lui était arrivé. Son voyage n’était-il qu’une fuite en avant alors qu’il pensait s'ouvrir au monde ?

Il avait eu le sentiment, au moment du départ, que la découverte de soi serait le fil conducteur de cette longue virée mais il ne pensait pas mettre à nu de telles failles en lui.

Il eut un pensée très forte pour Maud, balaya du regard son campement, s'attarda sur son accordéon, rangé dans son sac, sur sa moto qui semblait attendre un prochain départ. Il sut qu'il était définitivement sorti de ce cauchemar.

Il écouta, attentif, son coeur battre. La vie était en lui. Il alla s'asseoir sur la selle de Voxane, posa les mains sur le guidon et, les yeux embués, se laissa envahir par le silence du désert.