Sortie de mon premier roman : L’araignée et les volets de bois

L'envol (tome 2) - chapitre 19

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Chapitre 19

 

Le bateau ralentit à l’approche du port. Le cœur de Chris battait à tout rompre. Une fois à quai, il assista avec un pincement au cœur au débarquement de la caisse dans laquelle se trouvait son Scrambler ; il pria pour que le câble de la grue ne lâche pas et c’est avec soulagement qu’il accueillit la fin des opérations.

Puis, il se dirigea vers les bureaux de douane et de police. Officiellement, il n’était jamais sorti de Libye et il tendit son passeport avec une pointe d’inquiétude. La personne chargée du contrôle ignora ou feint de ne pas voir cette anomalie. Elle se contenta de lui demander s’il avait apprécié la Libye.

Il eut une moue dubitative qui déclencha un fou rire chez son interlocuteur; ce dernier s'empressa de lui dire que son pays était superbe et qu’il allait beaucoup l’aimer.

Dès les formalités achevées, Chris prit la route ; il avait un besoin vital de rouler, pour retrouver le goût de la liberté retrouvée. Mais, avant de sortir de la ville, il dut composer avec une circulation anarchique où chaque véhicule était un danger en puissance.

Il ne retrouva un certain calme qu’une fois atteinte la route principale en direction d'Alexandrie. Là bas, il trouva un hôtel dans un vieil immeuble des années 30; la façade était peu reluisante mais il faisait confiance au jeune qui l’avait guidé jusque là au guidon de son vélo noir.

Avant de le laisser, il le présenta à un homme qui officiait comme gardien de rue. Ce dernier possédait une cahute en bois où il pouvait s’abriter et surveiller les véhicules en stationnement ; il n’arrêtait pas d’aller et venir, aidant les automobilistes à se garer, lavant leur véhicule. Il affecta un bout de trottoir au Scrambler et fit comprendre à Chris qu’il était sous bonne garde.

Il resta peu de temps dans sa chambre. Il marcha longuement sur l’avenue qui bordait la mer. Il avait l'impression de renaître après son départ précipité du pays voisin et la circulation incessante, les klaxons la foule, la pollution lui parvenaient comme un cadeau de la vie. Il souriait régulièrement aux gens qu’il croisait. Ces derniers répondaient avec un geste de sympathie, quelques mots de bienvenue.

A travers eux, c’est l’Egypte qui se dévoilait un peu et Chris commença à aimer ce pays.

 

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« Echec et mat ! » lui lança son adversaire. Chris sourit ; une fois de plus, son roi était en très mauvaise posture, dans un coin de l’échiquier.

C’était la troisième partie d’affilée qu'il jouait avec ce sympathique grand père rencontré quelques jours auparavant dans ce café.

Alors qu’il buvait son thé, il avait remarqué que de nombreux clients jouaient aux échecs. Il avait assisté aux parties en tant que spectateur jusqu’à ce que Mokhtar l’invite à sa table.

Depuis, ils se retrouvaient régulièrement et Chris se faisait systématiquement battre par son adversaire beaucoup plus doué que lui. Peu lui importait ; il se sentait si bien en sa compagnie. Aujourd’hui, comme à son habitude, le vieil homme était arrivé au guidon de son vélo noir. Paisiblement, insensible à l’animation débordante régnant dans le quartier, noyé sous les coups de klaxon des innombrables véhicules cherchant à se frayer un chemin dans la circulation anarchique. D’un pas lent, il avait rejoint Chris à la table où il se retrouvait à chacune de leur rencontre, près de la vitre.

La lumière y était plus présente et ils aimaient, entre deux coups, jeter un œil sur la vie qui se déroulait à l’extérieur pendant les parties interminables et acharnées qui les amenaient parfois jusqu’à la tombée de la nuit.

Souvent, ils oubliaient, pour un moment, le jeu et parlaient, beaucoup, des choses de la vie. Mokhtar avait été professeur de français et il prenait un plaisir évident à discuter dans cette langue.

Aujourd’hui, la façade délabrée du vieil immeuble qui leur faisait face avait des airs de palais sous la lumière du soleil couchant. Un jeune marchand d’oranges poussait sa lourde charrette en interpellant les clients potentiels, quelques gamins jouaient au foot dans la ruelle voisine, deux femmes discutaient sur le perron d'une maison , un chien errant famélique fouillait dans une poubelle à la recherche d’un peu de nourriture. La brise marine avait des envies de fantaisie, et donnait naissance à des petits tourbillons qui soulevaient la poussière omniprésente et quelques papiers.

Un peu plus loin, au carrefour, deux gendarmes discutaient paisiblement sur le trottoir, indifférents aux multiples infractions se déroulant sous leurs yeux. Un bus fatigué s’arrêta de l’autre côté de la rue ; à l’intérieur, une jeune fille, le visage appuyé sur la vitre, semblait perdue dans ses pensées ; sa longue chevelure brune faisait face au voile beige de sa voisine ; le bus démarra dans un panache de fumée noirâtre. Comme beaucoup de véhicules ici, il paraissait au bout du rouleau mais les Egyptiens avaient l’art de les maintenir en vie le plus longtemps possible.

Le petit restaurant que Chris fréquentait quotidiennement de désemplissait pas ; les clients rentraient et se faisaient servir dans un bol un plat fumant qu’ils ingurgitaient rapidement avant de poursuivre leur activité; le kochery, un mélange de lentilles, riz, nouilles, vermicelle, pois chiches, oignons frits, relevé par une sauce légèrement piquante.

Il aimait l’atmosphère de ce quartier où il avait élu domicile. Le matin, il allait dire bonjour au gardien de rue ; ce n’était pas toujours la même personne qu’il rencontrait. Ils étaient quatre de la même famille à se relayer pour assurer 24 heures sur 24 la surveillance de cet espace de 100 mètres de long.

Son Scrambler attendait patiemment que l’appel de la route se manifeste et il se recouvrait chaque jour d’une couche supplémentaire de poussière.

Mais il se sentait bien ici et il prolongeait son séjour. Son plaisir quotidien, il le trouvait dans ses rencontres avec les commerçants, les habitants du quartier. Il appréciait leur gentillesse toute en douceur.

Mokhtar regardait fixement l’échiquier, l’air interrogatif ; c’était sa tactique favorite, donner l’impression qu’il était en difficulté pour, soudain, au moment où son adversaire s’y attendait le moins, préparer, en trois coups, un échec et mat retentissant.

Mais, aujourd’hui, Chris se sentait des ailes et préparait dans sa tête une attaque en règle qui allait terrasser, il en était sûr, son adversaire. Deux minutes plus tard, il baissait pavillon ; Mokhtar l’avait laissé s’engouffrer dans le piège qu’il lui avait tendu. Son roi n’avait plus d’issue possible. Fin de la partie.

« Ce soir, je vous invite chez moi. Je serai heureux de vous présenter ma famille » lui glissa son compagnon de jeu en guise de consolation.

Ils se retrouvèrent, peu après, sur le trottoir qui bordait la plage. Mokhtar poussait son vélo, montrait de temps en temps quelques vieux immeubles, racontait l’histoire de sa ville au travers de ces bâtiments fatigués. Au loin, le fort d’Alexandrie venait de s’illuminer à la nuit tombée. La mer était paisible, les vagues se posaient sur le sable, dans un bruit doux et mélodieux. Ils s’approchèrent, interrompant pour un temps leur conversation, les yeux noyés dans l’étendue d’eau qui scintillait.

Chris se déchaussa et laissa ses pieds s’enfoncer dans le sable mouillé ; une longue vibration parcourut son corps, il se sentit appelé par une force extérieure. Il détourna le regard pour ne pas montrer ses yeux embués sous l’émotion qui le transportait sans prévenir, en cette douce soirée d’avril. Il sut qu’un nouveau départ était proche.