Sortie de mon premier roman : L’araignée et les volets de bois

L'envol (tome 2) - chapitre 16

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Chapitre 16


Il tourna la clef de contact. Devant lui, quelques paires d´yeux le dévisageaient avec un brin d´interrogation dans le regard. L´apparition d´une moto dans ce coin reculé du Tassili N´Ajjer avait de quoi étonner.

Quelques instants auparavant, Chris avait demandé à Ahmed de le laisser arriver seul au campement de ses amis Touaregs. Il avait une absolue nécessité de vivre ses retrouvailles sans son compagnon. Il retira son casque et, pour tout bonjour, ne put que sourire.

 

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Les yeux noirs de Mabrouka.

A eux seuls, ils effaçaient les difficultés rencontrées sur la piste, les ensablements, la chaleur. Elle était là, devant lui, et il aurait voulu arrêter ce moment à jamais.

Siakou le sortit de sa torpeur en venant lui serrer la main avec vigueur, visiblement surpris et heureux de le voir. Peu après, le thé brûlant apaisa l´émotion de Chris.

Le sentiment diffus que tout cela n´était qu´un rêve ne parvenait pas à le quitter. Alors, pour oublier ce trouble, il raconta les sept années passées, son travail qu´il avait quitté, son appartement et ses meubles vendus et sa nouvelle vie nomade avec sa moto, cette envie qu´il avait eue de les revoir avant de poursuivre son long chemin.

Puis, Siakou parla de leur vie, avec cette pudeur que Chris avait déjà remarquée; mais, derrière les mots, il comprit que leur mode de vie était en sursis. Les difficultés pour trouver de l´eau et quelques pâturages s´amplifiaient avec une sécheresse un peu plus présente chaque année.

La mort dans l'âme, ils se rapprochaient un peu plus des villes. Siakou avait fini par accepter de faire le routier à certaines périodes de l´année pour pouvoir faire vivre sa famille.

Derrière ces paroles, Chris eut l´impression d´assister à la mort d´un peuple, rattrapé, englouti par la vie moderne, implacable, véritable rouleau compresseur écrasant les minorités qui persistaient à regarder dans une autre direction.

Pour dissiper ce malaise qui l´envahissait, il leur annonça qu´il avait amené de la nourriture dans le 4X4 d´Ahmed, notamment deux moutons et qu´il avait très envie de fêter leurs retrouvailles.

 

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Il n´avait jamais vu un si beau feu. Autour, les tentes semblaient prendre vie sous la lumière des flammes. La viande de mouton fondait dans la bouche.

Il vivait ces instants comme s´ils étaient les derniers ;son regard se posait sur chaque visage, comme pour les photographier, les enregistrer à jamais dans son cerveau.

Mabrouka s´occupait de temps en temps de deux enfants, ses enfants; son mari était un peu plus loin, avec les hommes. Chris n´en ressentit aucune amertume. Plus tard, Siakou sortit son oud et l´accordéon se mit au diapason.

Dans cet espace désertique, les sons furent comme absorbés par la nuit après avoir cherché vainement un obstacle où ricocher. La musique en devint plus profonde, mystérieuse , éphémère, d´une beauté rare. Chris joua avec une force intérieure extrême ; il était le prolongement de son instrument, il devenait accordéon, tout son corps vibrait d´un plaisir sans limite.

La mort aurait pu le rejoindre à cet instant, il l´aurait accueillie avec le sourire.

 

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A 50 km/h, à fond de première, le moteur hurlait sa réprobation d´être ainsi malmené. Chris n´avait pas d´autre choix pour sortir de ce nouveau passage sablonneux; la fatigue le gagnait peu à peu alors que la journée était bien avancée.

Mais, chaque fois qu´Ahmed s´arrêtait pour l´attendre, il lui faisait signe de poursuivre. Il avait besoin de mettre une distance avec le campement touareg après ses cinq journées de retrouvailles si intenses. Cinq jours à replonger dans le passé et à se tourner vers l´avenir.

C´est le coeur léger qu´il affrontait depuis le petit matin ce terrain hostile pour une moto. Peu lui importait les difficultés, il était dans un état d´euphorie, capable de franchir les plus hautes montagnes, de faire face aux pires aléas climatiques.

Il se mit à fredonner une chanson de Marc Perrone sous son casque :

« Une petite mélodie a pris vie à pas d´heure dans un coin de mon coeur, elle s´en va et revient se frotter comme un chien au creux de mes mains ; du bout des doigts, je la tiens, je l´enlace, à trop en jouer, parfois je me lasse; elle se fait muette et presque s´efface, fait le gros dos pour que je la ramasse ; les mélodies se délient et nous lient de coeur à corps, même quand on les oublie, elles nous appellent, puis nous rappellent, Dieu que la vie serait triste sans elles ».

Il souriait intérieurement; ces paroles qui évoquaient un Paris en noir et blanc lui paraissaient si éloignées de son environnement du moment. Une légère brume s´était installée mais il ne la remarqua même pas; un énorme soleil avait pris place dans son coeur.

Des mois, des années de nomadisme s´offraient à lui et, ce jour là, minuscule être humain dans cette immensité désertique, cette perspective lui apparaissait dans toute sa réalité. Elle envahissait son corps et son esprit, elle le portait, il avait le sentiment qu´aucun obstacle ne pourrait arrêter cette longue route.

Il ne savait pas, à cet instant, s´il foulait le sol algérien ou libyen et peu lui importait tant la certitude d´être simplement un fils de la Terre était présente en lui, de cette Terre qu´il allait caresser dans les moindres recoins avec le caoutchouc de ses pneus, les semelles de ses chaussures, le son de son piano à bretelles, de sa voix, de son rire et de ses larmes. Il fit halte à l´ombre d´un acacia.

Avec des gestes lents, il sortit l´accordéon de son sac, enfila les bretelles, glissa sa main gauche sous la sangle en cuir, posa avec précision ses doigts sur les touches, les yeux rieurs.

Au loin, il apercevait le nuage de poussière du 4X4 d´ Ahmed. Le soufflet en carton se déploya avec son doux craquement caractéristique et les premières notes s´invitèrent dans le silence du désert.