A 100 mètres, le virage à angle droit, au carrefour. Il rétrograda ; un coup d´oeil sur la gauche et il s´infiltra dans la ruelle. De deux pressions douces et rapides sur le sélecteur, il mit le moteur au point mort, coupa le contact, laissant le chuintement de la chaîne rompre le silence du quartier désert pendant que la moto terminait sa course sur la lancée.
Juste avant l´arrêt, d´un geste précis avec le pied gauche, il déploya la béquille latérale ; deux doigts sur le levier de frein, la moto s´immobilisa complètement et il la laissa se poser en douceur sur la béquille. Il appréciait cette conduite sans brusquerie, « propre » comme il aimait à le dire, en harmonie avec cette mécanique qui lui avait apporté tant de plaisirs.
Aujourd´hui, il se sentait dans un état second, les sens en éveil. Il leva la tête ; quelques moineaux virevoltaient en piaillant alors que la journée s'achevait. Il ouvrit la porte du garage et rentra sa Transalp bleue à l´intérieur. Quelques cliquetis en provenance des cylindres retinrent son attention; il resta longuement près de sa monture et lui parla, comme il le faisait dans les moments importants de sa vie de motard.
En se surprenant à adresser la parole à cette masse de métal et de plastique, il sourit. Des souvenirs remontèrent à la surface: les encouragements qu'il lui avait prodigués quand ils avaient effectué cette longue, interminable étape, en Algérie, alors que le vent de sable s'était abattu sur eux, les excuses qu'il lui avait données quand il l´avait si souvent faite tomber sur les pistes caillouteuses de l´Atlas marocain, cette joie quand il l´avait retrouvée, recouverte de sable, après son long séjour dans un campement touareg.
Aujourd'hui, il lui faisait ses adieux, en quelque sorte, et il se sentait bêtement ému. Il regarda une dernière fois le compteur qui affichait 179 000 kilomètres, tapota le réservoir et referma la porte sur sa Transalp.
Il retrouva son appartement. Qui lui paraissait bien plus grand depuis qu´il s´était vidé, peu à peu, de ses meubles, au fur et à mesure qu´il avait trouvé des acheteurs. La présence du gros bahut en merisier le rassurait malgré tout ; il n´avait pu se défaire de ce meuble qu´il avait côtoyé durant toute son enfance dans la maison de ses grands parents. Il se souvenait précisément de la place qu´occupaient les gâteaux secs qu´il venait régulièrement chiper. Il caressa le bois patiné et ouvrit le tiroir.
D’une chemise de carton verte, il retira deux dossiers ; le premier, c´était l´acte de vente de son appartement, signé il y a quelques jours ; dessus, était mentionnée la date à laquelle il s´engageait à le libérer. Il lui restait exactement 79 jours. Quant au deuxième, il contenait sa lettre de démission ; dix fois, vingt fois, il l´avait commencée avant qu´elle ne rejoigne la corbeille. Il avait en mémoire ce soir d´orage quand, alors que le tonnerre grondait, il avait, sous le feu des éclairs, comme galvanisé par la violence des éléments, rédigé enfin cette lettre qui mettait fin à des années de vie active.
Soudain, il fut envahi d´un sentiment de panique face à ce vide qui se présentait devant lui. Dans moins de trois mois, il n´aurait plus ni travail, ni logement, ni meubles.
Son projet qu´il avait peu à peu construit dans sa tête lui parut irréalisable. Il perdait pied, se sentait gagné par l´angoisse. Il se précipita dans sa chambre, sortit l´accordéon diationique de sa mallette. Il enfila les bretelles, glissa la main gauche sous la sangle de cuir ; le soufflet en carton se déploya lentement en craquant doucement ; les premiers sons arrivèrent, presque étouffés.
Il ferma les yeux et laissa la musique l´envahir. Quand il posa l´instrument sur son lit, la nuit était tombée depuis longtemps. Il était en nage, après avoir joué avec une sorte d´énergie du désespoir, de plus en plus fort, sans se soucier du voisinage.
Son corps était sans force ; il se déshabilla et s´installa sous la couette. Avant que le sommeil ne s´impose à lui, il pensa au lendemain. Le jour J....ou plutôt le jour V.