Sortie de mon premier roman : L’araignée et les volets de bois

Etats Unis

 Je cherchai à obtenir un visa longue durée pour le Japon, sans succès. Je décidai donc d'aller aux Etats-Unis, et alors que tout était presque prêt, miracle ! Une lettre venue d'Athènes m'annonçait que, sa mère s'étant séparée de son gars, Petit Prince pouvait et souhaitait revenir avec moi. C'est ainsi que...

Je poireaute à l'aéroport de Roissy en attente du retour de Petit Prince. Ça a l'air totalement irréel. Qu'Allah me l'ait confié une fois est déjà miraculeux, qu'il me le rende est vraiment d'un autre monde.

Bism-Illah ! Le voilà, ce petit brouillon blond, on s'est reconnu de loin, on s'entrelace, on génère la chaleur, on est la tendresse, on est plus heureux que tout.

El-hamd-elîah aas salamé ! Le temps de lui faire faire une révision générale chez le tabib du coin, on se retrouvait en Amérique, à Los Angeles, pour commencer par observer les motos américaines...

Amérique égale chopper. Chopper égale Amérique, Sitôt que la mode fut lancée par le snobinomercanti du coin, toute la presse moto s'en vint à la semaine de la moto à Daytona. Il fallait avoir vu Daytona pour avoir son brevet de journaliste moto ; je ne suis jamais allé à Daytona parce que je suis un sale réac.

Pour rentabiliser les frais de déplacement, on faisait chaque année un gros papier de fond sur la moto en Amérique et ça donnait chaque année sur six pages couleur les chauppères avec un angle de chasse à faire frémir un taux d'inflation, assez de clignotants pour faire croire que la France tourne à gauche, et des peintures telles que, si Boronali les voyait, il courrait ventre à terre passer son permis moto par correspondance. Bon. L'Amérique, c'est le chopper ?

 Ben non. Des choppers, sûr, il y en a plus que le vendredi soir place de la Bastille. Cela dit, ici en Californie, paradis de la moto aux Etats-Unis à cause d'un climat de bord de mer, il y a aussi des motos. De tous les genres, comme chez nous. Comme chez nous, il n'y a pas de motard type.

Ça va du jeune homme un peu trop raffiné dont on dit qu'il en est, jusqu'à l'hyper-viril-CToix-de-Malte-barbe-de-cinqjours qu'en est peut-être aussi vu que les extrêmes se touchent, mais au moins ça ne se voit pas. Y'a des mecs normaux aussi, même s'ils ne sont pas toujours blancs.

Motos idem. Ça va de la 250 quatre temps absolutément de série au truc à coucher dehors. Et je te fous un compresseur, ou un carénage spécial qui donne une allure de Jaguar E, et je te téléphone une radio AM/FM stéréo ou quadriphonique et un émetteur citizen band, ou je te choppérise comme dans les canards français la semaine d'après Daytona.

Evidemment, étant donné que les motos et accessoires sont beaucoup moins chers qu'en France, et que le niveau de vie est plus élevé, on va loin... Tout cela pour dire que, si le chopper existe ici, et existe bien, il ne faut pas en faire une image de l'Amérique, comme le béret basque et la baguette de pain pour la France, même si ça fait bien sur une page couleur...


En France, il y a deux endroits où la moto fleurit plus qu'ailleurs : la région parisienne et la côte d'Azur. Je vous écris de la côte d'Azur américaine. Au fait, y a-t-il beaucoup de motos ? Dans l'absolu, oui. Par rapport aux autos, très peu. Comme ailleurs, comme chez nous. La grande mode, ici, c'est les patins à roulettes et le vélo, avec les mêmes niveaux de frime ou de délire que pour la moto : depuis le slip de bain jusqu'à la tenue de campagne, protège-genoux, protège-coudes, gants, casque, protège-molaires, protège-canines, protège-trou-de-balle, etc..

De trois ans jusqu'à mon âge et même au-delà, ça patine à roulettes, avec, Amérique oblige, les patins super-course, avec la godasse incorporée style patin à glace, ou ça vélote avec des vélos de cross guidon renforcé pneus à tétines moyeu frein que si Graham Noyce en voyait, il regretterait d'avoir fait de la moto. A part cela, des gens plutôt aimables, la conversation, même si elle est souvent superficielle et sans suite, se noue facilement.

Tout à l'heure, tout en scribouillant, j'ai allongé un bras mou vers mon paquet de « Vantage », il était vide. Sans lever les yeux, je l'ai froissé et jeté dans le cendrier. Aussitôt, mon voisin m'a tendu son paquet « vous en voulez une ? » De même, des gens, surtout d'ailleurs de sexe féminin, de toute évidence pas pauvres, vous abordent pour en taper une, comme ça, sans façon.


Hier j'ai fait le plein de « The Saviem », la 750 Guzzi « Ambassador » que me prête ici mon vieux copain Paulo-les-Bretelles. Ah ! Le rire ! avec 4 dollars (16,40 F au cours où j'ai acheté mes Dollars) j'ai eu droit à 3,1 US gallons (11,7 1) de super ; du coup, halluciné, j'ai laissé un pourliche au pompiste qui m'a regardé avec des yeux ronds, et m'a demandé des explications avant de l'empocher. Comme au Japon, sauf qu'au Japon on m'aurait rendu l'argent avec le même regard étonné. Traditions, traditions... Donc, ici, on paie cinq francs trente le gallon, soit 1,40 F le litre de super...


Parlons distances. Quand on débarque de Tokyo -Paris n'aura été qu'un transit- c'est proprement invraisemblable. A Los Angeles, il n'y pas de centre-ville, pas de quartier de ci ou de ça. Los Angeles est une gigantesque banlieue, où il est à peu près impossible de se déplacer sans véhicule. Pour le moindre petit truc, on se retrouve en train de parcourir des distances invraisemblables.

Etant donné que les bus sont plutôt rares et qu'il n'y a rien qui ressemble à un métro, autant à Tokyo il faut être un peu fou-dingue pour se balader en transport individuel, autant ici un androïde sans véhicule à moteur ressemble à un paralytique sans sa chaise roulante : irrémédiablement coincé.

D'ailleurs, ici, savez-vous quelle justification d'identité on vous demande lorsque vous changez un traveller's chèque, louez un vélo ou une planche de surf ? Ben voyons ! Le permis de conduire ! A seize ans en France, la carte d'identité devient obligatoire. Ici, c'est le permis de conduire. Comment pourrait-on ne pas l'avoir ? Tout compris, ça revient à 10 dollars (quarante et un Francs !!!!!) et il est très difficile de le... rater. Holà ! Je parle du permis bagnole, le permis moto, en Californie, c'est à 18 ans, mais également difficile à rater. Je sens que je vais repasser mon permis moto ici pour en avoir un de rechange.



Samedi soir...


Merde ! J'avais garé The Saviem en face d'un parkmètre pété, mais bien à droite pour que d'autres puissent en profiter. Un gars en Volkswagen s'est garé à côté de moi, et crac ! j'ai pris 10 $ d'amende, « deux véhicules sur le même emplacement de parking ». Les chiens ! C'est à vous dégoûter de ne pas être égoïste. En France, il me semble qu'on aurait laissé glisser, ou alors juste praliné la bagnole en double file... C'est dur, l'Amérique... Hier j'en ai déjà pris une pour m'être garé sur un trottoir comme chez nous, apparemment c'est interdit.

 

 


Hermosa Beach, dimanche


Coup de bol ce matin : en arrivant à la plage, j'ai vu une Oldsmobile qui se taillait en laissant deux heures et demie sur un parkmètre, il m'en faudra vingt comme ça pour récupérer mes 20 $ d'amende. Patience...

Du coup, si on parlait de Sous ? L'Amérique a acquis la réputation d'être un pays cher, ça doit dater des années 50-60 où le Dollar était fort, et où les pays européens ne pratiquaient pas comme aujourd'hui ce sport enrichissant de l'inflation à deux chiffres. Numéro un, la bouffe. Ention et damnafer ! C'est moins cher que chez nous.

Petit Prince et moi, on s'est mis à la tradition anglo saxonne. On fait un gros repas le matin et le soir. Sans se priver, on s'en sort par repas pour six Dollars à nous deux, 24 balles. Oh ! C'est pas de la cuisine à cinq étoiles qu'on se bouffe, mais c'est très mangeable et la salade n'est pas en supplément.

On a même le choix de l'assaisonnement. Y'a le French dressing, « assaisonnement à la française », un truc un peu douceâtre à base de ketchup, mais si, mais si, c'est French, et le blue cheese dressing a base d'espèce d'ersatz de Roquefort, pas terrible mais mieux.

A ce propos, je vais vous en raconter une bonne. Hier soir, Petit Prince et moi on est allé dans un restau cher -pour nous- en bord de mer, à Redondo Beach. Gueulez pas aux capitalistes, ici un restau cher, c'est 40 balles par tête. On est allé là parce qu'on y servait du « swordfish », de l'espadon. Blague à part, c'est bon.

Bref, quand on a côsé de la salade, la serveuse nous a demandé : « assaisonnement français, fromage bleu ou huile et vinaigre ? ». On s'est plié de rire, elle nous a demandé pourquoi, quand on le lui a dit elle n'a pas voulu nous croire...

Continuons avec la bouffe. On retrouve ici une tradition qui m'avait plu au Japon : on ne pousse pas outrageusement à la consommation. Vous pouvez entrer dans une gargotte pour y commander un hamburger-offre-spéciale à $1,25 salade incluse, sans boisson ni fromage ni dessert, sans que l'on vous fasse la gueule. Comment, il y a des endroits, des pays où l'on vous fait la gueule si... ? Je crois, je crois...

En ce moment, je suis dans un bistrot d'ambiance relativement intime en bord de mer, entre nous et la plage, il n'y a que la piste des patineurs-planches à rouletteurs-cyclistes, toutes les demi-heures, je vois Petit Prince passer à fond à fond sur son vélo « Texas Ranger » de location.

Le demi de bière est à 40 cents (1F60). Une affiche au-dessus du bar annonce que le mercredi soir, on brade les demis à 10 cents (40 centimes) till one keg blows, jusqu'à ce que le premier tonneau soit vide. Pas de problème : bouffe et essence sont nettement moins chers qu'en France.

Reste le logement. Moins cher aussi, excepté les hôtels : apparemment difficile de trouver quoi que ce soit en dessous de 10-12 dollars. Quand sera venu le moment de bouger de chez Paulo, je crois bien qu'on va investir dans une tente... Canadienne !


Attention !... Je vais effectuer pour vous un essai peut-être pas exclusif mais tout de même passionnant, et ceci en direct de la Californie du sud : je vais goûter un Chablis californien. Holà ! On m'a demandé si je le voulais avec des glaçons... Il mousse un peu, ça passe... Parfum presque inexistant. Goût très faible, aucun bouquet, vin doux et très plat ; c'est pas Byzance, 3/20 pour le Chablis Almaden, vive la France ! Cela dit, il paraît qu'en Californie on trouve aussi d'excellents vins. Jusqu'ici je n'ai goûté qu'un Bourgogne redoutable et un Champagne « fermenté dans sa bouteille » qui, glacé, avait la saveur envoûtante d'un mousseux consommé tiède. Bah, il nous reste du temps pour voir et goûter le reste...

 


Mardi après-midi


Héhé... Nouvelle expérience en face du parkmètre cassé, cette fois-ci, il y avait déjà une 400 Kawasaki. Comme, malgré des injections massives de quarts de Dollar, notre parkmètre s'entêtait à descendre vers zéro, j'ai garé The Saviem à côté de la Kawa. On va voir si en Californie, deux motos sur un parking équivalent à deux véhicules ou non. Si c'est non, on gagne un ou deux Dollars. Si oui, on en perd dix. C'est la roulette américaine.
 



Mardi soir


On a gagné à la roulette américaine : apparemment, une moto ici, c'est un demi-véhicule. Toujours ça de récupéré sur nos 20 Dollars d'amende... Ça pourrait bien nous amener à parler de l'inflation que l'on ressent ici dramatiquement a travers de petits détails : la pièce la plus courante ici, c'est le quart de Dollar, moins d'un franc. Il en existe aussi d'un demi-Dollar, mais elles sont plutôt rares, la plupart des machines, et en particulier les parkmètres, ne les acceptent pas.

On a cherché il y a quelque temps à lancer une pièce d'un Dollar, ça a été un fiasco. Il faut donc, si l'on fréquente les parkmètres ou autres machines à sous, être en permanence approvisionné en quarts de Dollars. Vous imaginez le tas de mitraille ! Certains parkmètres sont programmables jusqu'à 24 heures, à 1/4 de Dollar la demi-heure, ça fait 48 pièces à entasser dans le machin en tournant donc 48 fois la poignée à fond : n'allez pas après ça dire que les Américains ne pratiquent aucun exercice physique !

L'inflation permet aux automobilistes américains de muscler leurs avant bras, il suffit d'avoir deux voitures ou de changer de bras chaque jour, pour avoir rapidement les avant-bras de Popeye le marin, toot toot !


Toujours l'inflation, on a commencé à convertir des pompes à essence en litres. Vous vous rendez compte, en litres ! N'importe quoi ! Vous savez ce que c'est, vous, un litre ? Well, ça doit faire un petit morceau plus qu'un quart de gallon ou qu'un couple de pintes est-ce que je sais... Pourquoi donc des litres ? C'est que que le gallon d'essence a largement passé le Dollar cette année, que l'on n'avait pas prévu que cela pût arriver avant la venue du Messie, et que du coup les vieilles pompes ne peuvent pas être réglées sur plus de $0,99 le Gallon !

Vous vous rendez compte, plus d'un Dollar le gallon ! C'est facile de se marrer, mais je me souviens d'avoir ressenti le même choc lorsque la chose est arrivée en France, c'est-à-dire quand le litre d'essence a passé le cap du Franc... Diable. Il y a longtemps déjà, très très longtemps... Tout de même, le gallon à un Dollar trente... Bah, quand Puce aura franchi l'océan Pacifique, je laisserai là The Saviem et on fera 80 miles avec un gallon d'ordinaire à 1 Dollar 30... Ça vaut combien, au fait, chez vous, un gallon d'ordinaire ? Quoi ? Mais ça ne fait pas loin de trois Dollars et demi, ça ! Eh ben... Il s'appelle comment, votre président ? Nous c'est Carter, la petite pilule pour la foi ; dites donc, le vôtre, c'est la grosse... Je me marre... Je découvre l'Amérique à 1 Dollar 30 le gallon d'essence. On va pouvoir faire du chemin...

 


Torrance, jeudi


Meltingpot. pot pourri... C'est ainsi que les Anglais appelaient, et appellent encore probablement l'Amérique, les vaches. Le pire est que c'est absolument vrai. Qu'est-ce qu'un Américain ? Qui peut se prévaloir d'être de « race américaine ? »

Les Indiens, uniquement les Indiens. La ville américaine réputée la plus ancienne, c'est St Augustine, Floride. Elle date du 16ème siècle et a été fondée par les Espagnols. Les Indiens ayant presque disparu, il faudra attendre des siècles et des siècles pour que peut-être une nouvelle race s'ébauche, si elle s'ébauche jamais, à partir de ce gigantesque mélange de toutes les ethnies existant sur terre.

Après le Japon où la moindre tête non-japonaise se repère instantanément, c'est un choc pas croyable de se retrouver ici. On côtoie tellement de têtes différentes que si l'on croisait un Vénusien avec six yeux, des tentacules et une trompe, on passerait probablement sans le remarquer.

J'avais déjà eu des soupçons avant même d'entrer officiellement en Amérique, au moment de passer à l'immigration : une employée en uniforme des services d'immigration était chargée de canaliser la foule des arrivants. Un fonctionnaire, normalement, c'est le citoyen moyen type, non ? Eh bien, la citoyenne-type s'est cogné le pied dans un des poteaux en bois qui canalisaient la foule, que croyez vous qu'elle ait crié ? Shit ? Fucking hell ? Non... Elle a dit « scheise ! ». 0. K, ça veut dire « merde », mais... En allemand !...


Ça, c'était à New York. Ici, à Los Angeles, c'est pareil. D'ailleurs, Los Angeles, ça veut dire « les anges », mais... En espagnol... Dans un rayon d'un demi-mile autour de notre Q.G. chez Paulo les Bretelles, on peut pratiquer la plupart des langues de la terre.

Le marchand de « liquors » d'en face parle français et arabe. Il est originaire de Palestine. Le personnel de « Dino's Hamburgers » à côté, est presque entièrement mexicain. Au coin, le patron du restau « El Cabrillo » est coréen. On peut aussi parler russe, hébreu, polonais, croatien dans le quartier. Hier soir, j'ai emmené Petit Prince dans un restau français de Torrance Boulevard. J'y ai mangé un « beef chausser » (sic !) et le maître d'hôtel japonais m'a accueilli en japonais dans le texte, trompé par ma tronche de viet mâtiné de béarnaise qui me donne l'air de Hiro Hito jeune, avec la couronne en moins et les lunettes en plus.

J'ai répondu en français, ça a jeté un froid, cinq minutes plus tard, le patron irlandais est venu me dire qu'il ne fallait pas m'affoler si je ne trouvais pas la bouffe très française, parce que... enfin quoi... Bref. Le rouquin, au moins, était buvable, même s'il n'était pas français, mais les Irlandais américains qui tiennent des restaus français en Californie n'ont pas le même étalon que nous en matière de « carafe ».

Détestant jeter le vin, je suis donc sorti saoul comme un Polonais. Rentré à la maison, je n'arrivais pas à béquiller The Saviem. Après cinq minutes d'essais infructueux, je me suis aperçu que j'appuyais désespérément du pied en plein à côté de l'ergot de béquille. C'est dur l'Amérique...


Ici, c'est vraiment la tour de Babel. Tiens, le serveur du restau où je suis en train de scribouiller a l'air tellement italien qu'on n'en voudrait pas pour un remake de « La Strada » de peur que la critique aille dire qu'on en fait trop. Cela dit, il est probablement de nationalité américaine, même s'il ne s'en vante pas. C'est assez typique d'ici : on est Américain de naissance ou naturalisé, mais on conserve ses racines, ou l'on y retourne.

C'est encore une chose qui me surprend ici : on bavarde avec un tel ou un tel qui vous dit qu'il est un Allemand, Irlandais, Russe ou Moldo-Valaque. Cela dit, il y a 99 % de chances que le fameux Irlandais ou Mandchou soit de nationalité américaine, peut-être même que ses parents et grands-parents l'étaient déjà, mais les Etats-Unis sont un pays si grand et si neuf (204 ans depuis l'indépendance) que ça a l'air un peu idiot d'être Américain. Alors on se cherche des racines dans un autre pays, et ici, à part les Indiens, tout le monde en a...


Une fois que toutes les ethnies se seront mélangées, qu'est-ce que ça donnera ? Des Martiens sûrement. Ça y est ! J'ai trouvé ! On est chez les Martiens. Ce que je ne savais pas, c'est qu'en faisant le tour du monde, j'apprenais à parler le martien. Langage éminemment hétérogène : Hi ! How are ya today ? Que tal ? Parla italiano ? W-aarabi kaman ? Ach zo ! So dès nè ! Et toi-là matelas ? C'est folklo le martien. Quand on est un peu perdu dans la salade, il n'y a qu'à parler anglais. L'anglais, c'est l'espéranto de cette Tour de Babel...


Flûte... Je suis arrivé aux Etats-Unis avec un permis international tout neuf, il est déjà passablement élimé. Il faut dire que je passe mes journées à louer des patins à roulettes, des planches de surf, des vélos ou des trikes pour Petit Prince, et que ce que l'on demande comme pièce d'identité ici ce n'est pas le passeport, c'est le permis de conduire. Bon... Il va être temps d'aller roupiller, demain, on doit se lever tôt pour aller dans un bled pas très loin d'ici qui s'appelle Anaheim. Vous ne connaissez pas Anaheim ? C'est pourtant célèbre : c'est là que se trouve un endroit bizarre que l'on appelle... attendez... Ah oui !
Disneyland...

 


Torrance, samedi


Waoutch ! Quelle panique ! On a passé la journée d'hier à Disneyland. J'ai vraiment pris un grand pied en franchissant le panneau « Entering Anaheim », et un autre gigantesque en garant The Saviem dans le parking moto de Disneyland. Sûr que ça me faisait plaisir de me trouver dans ce truc que j'avais regardé en bavant à la télé chez un copain quand j'avais l'âge de Petit Prince, mais surtout, quand il m'a adopté aux Indes, j'avais dit à mon Petit Prince que, si l'on pouvait aller aux Etats-Unis, on tâcherait de passer à Disneyland. Avec tous les imbroglios qu'on a eus en route, il avait paru de moins en moins probable que cela se fît. Et puis voilà. Dieu est grand, ça s'est fait hier.


Disneyland... Holàlà ! Je ne vais pas essayer de vous décrire ça, c'est colossal, c'est insensé, c'est 100 % américain. On a passé douze heures là-dedans à passer d'attraction en attraction, et on a dû en faire à peu près le quart.

Aujourd'hui, j'en ai encore la tête comme un compteur à gaz. Des montagnes russes qui vous font percuter dans l'obscurité des météorites avec des loopings et des soubresauts à vous faire remonter les claouis à la place des amygdales, des trains fantômes qui vous font passer à travers des avalanches et des cataractes, des balades en bateau à travers des paysages vraiment trop beaux pour être vrais, c'est affolant de vivre tant de choses en si peu de temps, et sans le moindre risque, le niveau de sécurité de tous ces engins est vraiment impressionnant.

Tout est automatiquement et impeccablement ordonné afin que tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes, qu'il n'y ait pas un bleu, pas une écorchure, que rien ne vienne perturber le fonctionnement de cette immense machine à distraire les gens. C'est peut-être pour ça que, si je suis content d'avoir vu Disneyland et d'y avoir amené Petit Prince, « l'endroit le plus heureux du monde » ne me laissera probablement pas un souvenir très marquant, justement parce que rien ne peut y arriver...

D'ailleurs, l'endroit où Petit Prince est resté le plus longtemps, c'est l'île de Tom Sawyer, où il n'y avait que des rochers à escalader et des grottes à explorer. Là au moins, il a pu se faire un gnon au genou...

C'est pas tout, ça... Dans deux jours, on va quitter la Californie pour un temps. Ces vaches de japs n'en finissent pas de ne pas nous envoyer la Puce, et ici on a trop de tentations coûteuses, le pognon n'en finit pas de disparaître à vitesse égale à V + n. On est tout de même dans l'une des régions les plus chères d'Amérique, On va partir dans l'Ore-gon où l'on a un copain mécano moto, On se retrouve là-bas.

 

 
Milwaukie, jeudi.


Holà ! Ne rêvez pas, on n'est pas à Milwaukie (Wisconsin) là où se trouve l'usine Harley-Davidson, mais à Milwaukie, Oregon, tout près du volcan Ste Hélène qui a pété sec au mois de mai dernier, cramant quelques touristes et recouvrant les villes avoisinantes de cendres, au point que tous les concessionnaires moto et auto se sont retrouvés en rupture de stock de filtres à air.

En venant ici, j'ai commencé à réaliser un peu la particularité numéro 1 de l'Amérique : ses dimensions. Oh, on n'est pas bien loin de Los Angeles, même pas 2000 bornes. On a suivi la route Los Angeles-San Francisco-Portland, ce qui est de loin le plus impressionnant dans ce parcours, c'est le vide : les distances sont invraisemblables d'un bled à l'autre, surtout après le Japon, c'est assez effarant de faire cent bornes ou plus sans voir quoi que ce soit qui ait l'air habité.

Et encore, on est dans une zone relativement peuplée, en allant plus à l'est, paraît-il, on trouvera des régions qui nous feront paraître surpeuplé le désert de Californie. Pour le moment, on habite chez Luc, un Français émigré qui exerce ici le digne métier de mécano moto.

Menu de la semaine, passer mon permis et trouver du boulot. Passer mon permis parce que j'ai toujours eu envie d'en avoir un de rechange, et trouver du boulot parce que notre période californienne a sérieusement endommagé les finances. Tout un programme...


Milwaukie, c'est une ville de banlieue, près de Portland, à deux cents bornes de la frontière canadienne. Il faut que j'essaie de vous décrire un peu ça, c'est assez étonnant.


Apparemment, pas mal d'Américains ont un côté romanichel : dans l'avenue où l'on habite, il y a toute une série de terrains pour mobile-homes, ce sont des maisons mobiles, pas des caravanes, des baraques construites en matériaux légers que l'on peut trimballer sur un ou plusieurs camions semi-remorque. Quand on change de boulot ou que l'on a marre de l'endroit où l'on habite, on s'en va louer un espace ailleurs et l'on y fait amener sa mobile-home.

En l'espace d'une journée, on vous branche l'électricité, l'eau et l'égout, le téléphone, on vous pose le gazon préparé à l'avance que l'on livre avec sa terre, en bandes, et que l'on installe comme un tapis. Il n'y a plus qu'à planter le poteau de votre boîte aux lettres modèle approuvé par le postmaster gêneral, et vous voilà chez vous.

Etonnant. Il y a bien sûr des maisons normales, généralement construites en bois comme au Japon, et des appartements. Les ensembles d'appartements ressemblent souvent plus à des hôtels qu'à des résidences telles qu'on en voit chez nous, un peu à cause de l'a peu près inévitable et très pratique « coin laundry », blanchisserie commune que l'on fait fonctionner à coups de quarts de Dollar, aussi à cause de l'inévitable panneau « appartements disponibles ». Là aussi, on bouge beaucoup, ça va, ça vient, ça déménage, ça emménage, ça bouge.


Tout est loin, aussi. Pour aller acheter de la bouffe ou du film photo, par exemple, j'ai en gros une quinzaine de kilomètres à faire. Du coup, tout est prévu pour l'automobile, des parkings partout, des boîtes à lettres à hauteur de fenêtre d'auto, des comptoirs drive-in devant les banques pour banquer sans descendre de sa caisse, idem chez les marchands de hamburgers, cinémas drive-in installés dans des terrains en proche banlieue, où l'on regarde le film de sa bagnole, des bagnoles partout, des motos aussi, nombreuses et jamais utilitaires. La moto, ici bien plus encore que chez nous, est un jouet.

 

Milwaukie, vendredi...


Recalé ! Recalé ! Ention et damnafer, et glarque et poutche ! J'ai loupé mon permis de conduire. C'est dur l'Amérique... Je me suis fait recaler comme un puceau, nom d'un chien ! Au code ! Bah, pas grave... Au fond, c'est le permis auto que je viens de rater...

Houlà ! J'en vois qui commencent à me jeter des pommes pourries, des épluchures de betterave, des vieux mégots et des pots de chambre. Objection, Messeigneurs, objection, non coupable ! C'est vrai qu'il y a une heure, j'ai été vu au D.M.V, où j'étais venu au volant d'une Chevrolet Impala pas vraiment neuve, tentant d'attenter de passer mon permis auto.

Vrai, mais à cela une bonne et excellente raison : ici, en Oregon, on ne peut passer son permis moto que si l'on a déjà son permis auto. Je n'ai pas de permis auto. Pour pouvoir obtenir un permis moto américain, oregonien en l'occurence, il faut que je passe d'abord le permis auto, c'est bizarre mais c'est comme ça.

Permis auto, permis auto... Ça va pas la tête ? D'abord, hier, je ne savais pas conduire une auto. Luc a sorti sa vieille Dodge, pas de panique mon pote. Ça ne fait que cinq litres trois de cylindrée, ça n'a que huit cylindres, tout le monde sait conduire ça... Tu tournes la clé, tu mets le levier de vitesses sur « drive », tu accélères avec le pied droit, tu freines avec le pied gauche, et quand ça ne va pas où tu veux, tu tournes le cerceau en plastique devant toi.


C'est tout ! C'était tout. Hier à onze heures du soir, j'avais appris à conduire une auto. « Demain, tu loues une caisse chez Rent a Junker (littéralement: louez une épave) à 8dollars par jour, et tu vas passer ton permis... » J'ai émis des objections : comment louer une voiture si je n'ai pas de permis auto ? Comment aller jusqu'au D.M.V sans permis ? « Tu montres ton permis moto français, ils n'y verront que du feu ». De l'audace, de l'audace !


Ce matin, Luc en allant bosser m'a déposé dans la 82ème avenue devant chez Rent a Junk. J'ai loué une épave. Quand on m'a demandé mon permis, au lieu de sortir l'international qui est écrit aussi en anglais, j'ai sorti mon trois volets rose tout rafistolé. Je n'étais pas plus fier que ça : en face des deux cases tamponnées, Al et A, il y a écrit « véhicules de plus de 50 cm3 sans excéder 125 cm3 » et « motocycles avec ou sans side car », j'avais tout de même un peu la trouille que...

Eh bien non. La grosse dame qui s'occupe des locations a regardé mon carton rose d'un air ahuri, m'a dit « ah c'est en français ? Je n'arrive à rien lire ». Elle m'a demandé où étaient mon nom et le numéro du permis et m'a loué une immense charrette de douze ans d'âge avec 130 000 miles au compteur.

Automobiliste chevronné par près d'une heure d'entraînement la veille, j'ai tourné la clé, mis le levier sur « drive », appuyé sur la pédale de droite, et remontant la 82ème avenue puis la freeway 123 jusqu'à la sortie vers Gladstone, j'ai garé mon salon à roulettes à côté du D.M.V. Diable ! J'allais essayer de passer mon permis auto... Le D.M.V, « Département des véhicules à moteur » de Gladstone, c'est un petit immeuble moderne, sans étage. J'ai pris la file « driver's licences » et, quand ça a été mon tour, j'ai dit «je voudrais passer mon permis de conduire.


-Vous avez un permis d'un autre état ?

-Ben... Oui, français.

-Bon, si c'est un permis d'ailleurs que les Etats-Unis, il faut passer l'examen complet »

Trois pièces d'identité dont une avec photo, demande à remplir, « quand vous aurez rempli votre demande, vous la mettez dans le panier ici, et vous attendez qu'on vous appelle »

J'agrippe un spécimen (gratuit) du manuel oregonien du conducteur, et retourne dans « ma » Chevrolet pour le lire en diagonale. Le code de la route, c'est international, quôa... Une demi-heure et quatre cigarettes plus tard, j'ai l'impression de connaître en gros le code de la route oregonien.

« Fais gaffe aux distances et aux limitations de vitesse » m'a dit Luc. Ah là là ! 20 miles à l'heure dans les zones scolaires ou les business districts, 25 dans les quartiers résidentiels, les parcs et le long des plages, 55 miles sur routes et autoroutes, distances d'arrêt de 40 à 44 pieds à 20 mph, 108 à 124 pieds à 40 mph, 132 à 165 pieds à 55 mph, les phares doivent être visibles d'au moins 500 pieds, on roule en code si l'on suit un véhicule a moins de 350 pieds.

En allant mettre ma demande dans le panier des candidats à l'examen, je me murmurais des tas de trucs en pieds et en miles...


Fwouèdwick Twouenne Douk ! » C'est mon tour. Derrière un paravent, il y a six machines à rétroprojection, avec un clavier à quatre touches pour sélectionner une réponse, et une touche « score » a presser pour confirmer. Pas de limite de temps. Marrantes ces machines, on dirait un peu des flippers.

« Mistuh Twouèn Douk, meuchine neumbeur ouane ! » Arc-bouté sur le flip, je suis prêt à faire ma partie gratuite... Ça s'allume en couleurs. Problème de priorité élémentaire. Clic ! Réponse n° 2. Clac ! Score... « juste » s'allume en vert. Ça continue avec les priorités. Clic ! Clac ! Juste. Clic ! Clac ! Juste... Ah ! Que faire si vous vous retrouvez avec deux roues sur le bas côté ?
1/Vous vous mettez debout sur les freins.
2/Vous mettez gauche toute.
3/Vous vous mettez entièrement sur le bas-côté et vous vous arrêtez.
4/Vous ralentissez et tournez à gauche sans brutalité.


Etant donné qu'il n'y a pas de réponse « je ne fais rien, j'aime le tout-terrain » ni « je me mets à pleurer et j'appelle ma mère », allons-y pour la 4. Score... Juste !

Je me vois déjà avec un sans faute quand ça commence à se gâter : ici, on a le droit de griller un feu rouge, sauf indication contraire, pour tourner à droite à un carrefour, et même pour tourner à gauche si l'on s'engage dans une route à sens unique. A droite, je savais. A gauche, je ne savais pas. Si l'on refuse un alcootest, 120 jours de retrait de permis, pas trente ni soixante ni un an. Je commence à encaisser des « wrong » rouges suivis de l'énoncé de la réponse juste pour faire mieux la prochaine fois. J'ai beau secouer le flipper, ça marque plus des masses.

Dans la panique, j'ai rendu obligatoire la présentation des papiers d'assurance (c'est bon pour la France, des mesquineries comme ça) et je n'ai pas vu un feu de voie ferrée... Examen terminé, retournez au guichet. Un bonhomme poivre et sel pianote sur un clavier, mon résultat sort avec un bruit de crécelle. « Well, -me dit-il avec un sourire sympa-vous avez score 68 points sur 100, et le minimum est de 75. J'ai peur qu'il vous faille étudier ça encore un peu ». Il me tend un nouvel exemplaire gratuit de l'Oregon Driver's manual. Je suis recalé.


Je sors mon portefeuille pour payer l'examen, « non, vous n'avez rien à payer tant que vous n 'avez pas votre permis ! » Ah bon...
Bon, Maintenant, je vais potasser à mort ce fichu code de la route oregonien, et lundi on repart à l'assaut.

 

 

Milwaukie, lundi...


Je l'ai eu... Sur le coin de la table, il y a un morceau de plastique jaune gros comme une carte de crédit, avec ma tronche en bas à droite. « Oregon driver's licence » J'ai passé mon permis auto, j'ai changé de camp ! Ce matin, je suis allé louer une plus belle bagnole chez Ugly Duckling (Vilain petit canard). J'adore les noms de ces loueurs de bagnoles d'occase.

C'était un superbe station wagon Chevrolet Malibu jaune, à 12 dollars la journée plus 10 cents du mile. J'ai repris la route du D.M.V. J'avais le super moral pour le code, un peu moins pour la conduite bien que j'aie roulé 100 miles avec la bagnole que j'avais louée vendredi.

Pour cause : ici, on peut avoir à 15 ans un permis d'apprentissage qui donne le droit de conduire à satiété, à condition d'avoir à bord un titulaire de permis normal. Ça veut dire que quand un Oregonien passe son permis, à seize ans, il a déjà un an d'expérience derrière lui. Moi, bon, heu... j'ai 200 bornes d'expérience.
Au flipper, j'ai fait très fort : 92 sur 100. Non mais ho... Ensuite, contrôle complet de la vue : acuité, perception des couleurs, des distances, ça va...


Voulez-vous un permis d'apprentissage ?
-Ben... non, je voudrais passer le test de conduite...
—    Vous vous sentez prêt ?
—    Ben... heu... Oui, j'espère...
—    Bon, nous avons beaucoup de monde aujourd'hui. Pourriez-vous repasser cet après-midi à quatre heures ? »


Ouahlàlà, le temps que ça prend de passer son permis dans ce pays...
J'ai repris la Chevrolet et je suis allé bouffer en ruminant le futur test de conduite. J'avais fait rigoler les copains hier en demandant « est-ce qu'ils font faire des créneaux ? » Luc m'a regardé en se marrant et demandé « t'as déjà vu un Américain faire un créneau ? » C'est vrai qu'ici il y a partout des parkings grands comme des aérodromes, alors, un créneau...


A quatre heures moins le quart, j'étais de retour dans la salle d'attente du D.M.V. A quatre heures moins trois, on m'a appelé, on m'a donné une pochette en plastique avec mon dossier, mon numéro d'ordre et un petit pamphlet concernant le test de conduite, « Votre examinateur est soucieux de vous voir montrer votre capacité de conduite optimum, et essaiera de vous aider à dominer la nervosité ou l'anxiété dues à l'examen. Il limitera la conversation à vous donner des instructions, pour que vous ne soyez pas distrait. Votre conduite ne sera pas discutée pendant l'examen. On ne vous tendra pas de piège, on ne vous demandera pas de faire quoi que ce soit d'illégal. On ne vous demandera rien qui ne tienne de la conduite normale d'un véhicule... »

L'examen de rêve, quoi ! A quatre heures, j'attendais dans ma Chevrolet sur le parking réservé aux cobayes. A quatre heures trois, un bonhomme d'une cinquantaine d'années, un peu ventru, s'approche de ma brouette.

Merde, Un vieux ! Allumez vos phares... Clignotant gauche... Clignotant droit. Il fait le tour de la Chevy, clignotant gauche... Droit... Freinez... Klaxonnez... Tout marche. Le bonhomme monte dans mon tank, boucle sa ceinture, et nous voilà partis...

Dix minutes de slalom en ville. A gauche, à droite, tout droit, à droite... J'ai fait deux virages à gauche en intersection into wrong lane. Ben oui, en France lorsqu'on tourne à gauche à un carrefour, on doit aller directement dans la file de droite de la route où l'on s'engage ; ici on va dans la file de gauche, ce qui blague à part évite des tas de cafouillis comme on en voit dans les carrefours de chez nous.

Ceci plus le droit de griller le feu rouge pour tourner à droite, ça réduit les congestions aux carrefours. Cela dit, après quatorze ans de circulation à la française, il faut un moment pour s'y faire. J'ai aussi été un peu vite dans une zone limitée à 20 miles. Bof, j'ai fait 75 sur 100, le minimum.

A quatre heures vingt-quatre, je souriais béatement devant la machine Polaroid à faire des permis infalsifiables, coup de flash, et voilà. Me voici titulaire du permis auto. Coût de l'opération, tout compris, neuf Dollars, trente sept francs trente cinq centimes au cours d'aujourd'hui. Ça revient à combien de passer son permis chez vous ? Quoi ? Vous blaguez... Bon. Demain je vais passer mon permis moto. Ce soir, je potasse l'Oregon motorcyclist's manual, gratuit bien sûr...

 

Milwaukie, mardi...


Dans la poche, c'est dans la poche,.. Aujourd'hui à 14 h 30, ma driver's licence est passée du type « A » (driver, donc auto) au type « Al » (Driver/motorcycle). J'ai été super au flipper, je savais qu'une moto en Oregon doit avoir au moins un frein, des clignotants si elle a été construite après 1973 ou doit être conduite la nuit, qu'il faut éviter de se mettre debout sur les freins dans un virage, que quand on gamelle, il faut se débrouiller pour ne pas laisser sa jambe sous la moto, que la nuit il peut être utile de suivre une bagnole pour profiter de ses phares et repérer les bobosses au mouvement de ses feux arrière, que l'on peut amortir les grosses bosses de la route en se mettant debout sur les repose-pied, que quand on roule en groupe, il est bon de se mettre en quinconce, qu'il vaut mieux ne pas freiner quand la seringue se met à gui-donner...

En fait, j'ai fait une seule bourde au code, et encore, objection votre honneur ! La première chose que conseille le manuel du motard oregonien si le boisseau de carbu se bloque en position ouverte, c'est de débrayer. Moi, qui suis économe en soupapes, je préfère kill-switcher ou couper le contact d'abord, Bof, on ne va pas faire un procès pour ça...


Le test de conduite... C'était assez symbolique, Je suis venu avec la 900 Kawa de Luc, on m'a fait faire trois huit, quelques zig zags, freiner et passer des vitesses, comme je ne menaçais pas de passer mes vitesses avec le frein arrière, de freiner avec l'embrayage ni de me mettre par terre en faisant un demi-tour serré, on m'a renvoyé devant la machine Polaroid pour me faire un permis Al. Mon permis auto tout seul aura vécu 22 heures. Vive la bécane nom de Dieu !


Voilà... En deux jours, j'ai passé les permis auto et moto. Coût de l'opération, 9 dollars tout compris pour l'auto et sept pour la moto. 16 dollars pour les deux permis, soixante-six francs quarante. Je suis mort de rire... A l'occasion, il faudra que je passe mon permis poids-lourds...


Histoire d'inaugurer mon permis tout neuf, j'ai emmené Petit Prince faire une balade le long de la Willamette, un grand fleuve navigable qui vient du sud et traverse les plus grandes villes de l'Oregon pour aller se jeter dans le Pacifique après Columbia, pas très loin d'ici. Quand elle traverse la grande ville de Portland (grande en surface mais à peine 360 000 habitants), ça donne un paysage assez diabolique de draw-bridges, je ne me rappelle plus comment ça s'appelle en français...

Enfin des ponts qui se soulèvent pour laisser passer les bateaux ; de temps en temps il passe d'énormes cargos sur la Willamette. Il y a de ces ponts dans tous les styles, les plus vieux, tout en métal, ont une esthétique assez sinistre.

Sous l'un de ces ponts, j'ai été amusé de voir des pêcheurs. En plein milieu d'une ville moderne, et à côté de ce pont sorti d'un film d'Alfred Hitchcock, c'était un peu déroutant. Nous sommes allés les voir histoire de rigoler, ils me faisaient penser aux pêcheurs de la Seine à Paris, qui sont toujours là mais n'attrapent guère que des capotes anglaises ou autres trucs pas tellement mangeables.

J'allais tenter une vanne du genre « z 'avez pas les moyens de vous acheter des capotes françaises, pour avoir besoin des les pêcher ? ».

A ce moment-là, devant mes yeux ébahis, ça a mordu sec et un gnace a ramené une carpe grosse comme un pot d'échappement de 500 Vélocette. Je lui ai demandé si ça lui arrivait souvent, « Oh, joliment souvent, on prend aussi des saumons, des... des... » je n'ai rien compris au reste de l'énumération qu'il m'a faite, je ne suis pas très fort en poissons en anglais.

Ce que j'ai compris, c'est que dans ce fleuve qui traverse toutes les villes principales de la région, fleuve navigable qui plus est, on pouvait pêcher de tout jusqu'au saumon... De deux choses l'une, ou bien par ici on est encore assez écolo, ou alors les villes sont suffisamment éloignées les unes des autres pour que la nature arrive à être la plus forte.

Pêcher le saumon au milieu d'une ville de 350.000 habitants plus les banlieues, sous un draw-bridge hitchcoquien en face d'une énorme usine de je ne sais quoi devant laquelle se garent des paquebots japonais de 200 m de long, je trouve que c'est du douzième degré. C'est bizarre, l'Amérique.

 

 

 

Portland, mardi


Je vous fiche mon billet que vous ne devinez pas où l'on habite aujourd'hui. A Portland, OK, mais où exactement ? Au Hilton, au Marriott ? Au Benson ? Au Best Western ?
Holà... Motel 6 7Y.M.C.A?


Haha ! Non ! A l'Armée du Salut... Portland Rescue Mission, pour être précis. En un mot, on est dans la dèche, pas moyen pour le moment de trouver un petit boulot noir des familles, alors on dort et on bouffe où c'est gratuit, il faut dire que ça ne manque pas, les miséreux d'ici peuvent faire cinq ou six repas gratuits par jour.

Tenez, pour vous donner une idée : à six heures et demie, ouverture de la Blanchet House. Café, viande, pommes de terre, pain, beurre. Ça, c'est dans la 4ème avenue nord-ouest.

De 7 heures à 10 heures, Portland Peniel Mission, dans la 6ème avenue nord-ouest. Café, donuts. A 9 heures, Portland Rescue Mission, pain, beurre, café, porridge, douche chaude, fringues gratuites.

Onze heures et demie, lunch à la Blanchet House, viande, pommes de terre, soupe aux légumes, pain à volonté.

Trois heures, Armée du Salut, soupe à la viande -parfois- et aux légumes, sandwiches, hamburgers ou hot dogs et fruits en fonction des donations faites par les supermarchés.

Quatre heures, église St-Francis dans la llème avenue sud-est, soupes, sandwiches.

Sept heures, Portland Rescue Mission. Soupe excellente, quoique parfois un peu trop épicée, le cuisinier est un Çheyenne, il a souvent la main lourde sur le piment.

Huit heures et demie, Union Gospel Mission, troisième avenue nord-ouest. Soupe, sandwiches.

Voilà, ça peut faire huit repas par jour, avec le seul inconvénient d'avoir le service (messe) obligatoire partout à part la Blanchet House. Cela dit, les messes valent leur pesant de cacahuètes. Selon le type de confession auquel le truc appartient, ça a sa petite touche personnelle. A la Rescue Mission où l'on habite pour la semaine, ça doit être des adventistes du troisième étage, c'est la Bible à mort. Pendant trois quarts d'heures, on vous explique un passage de la Bible et l'on vous dit et vous répète que Dieu ne vous demande pas d'être parfait, juste de croire, et vous serez sauvé. Et paf, on nous fait chanter « Trust and obey », « The old rugged cross »


Tout ces chants édifiants sont dans un bouquin de 218 tubes, qu'on nous prête dans la chapelle, le 1er au hit-parade, c'est l'Old rugged cross. Ensuite, les croyants du coin viennent nous chanter des chansons religieuses dans tous les styles : gamins de huit ans qui nous chantonnent « Jesus is my savior », couples retraités qui interprètent des duos. Le plus folklo est un mec d'une vingt-cinquaine d'années, guitare électrique, orchestre enregistré sur bande magnétique, qui chante le gospel dans le style country music.

Après on demande des témoignages, deux ou trois mecs se lèvent à tour de rôle pour expliquer quand et comment Dieu les a sauvés. Après on se retape encore deux ou trois tubes, on demande si quelqu'un veut se convertir et l'on va bouffer. Jésus se vend bien à la Rescue Mission : y'en a à l'aise 20 % qui écoutent, et 30 % qui chantent.

A l'Armée du Salut, on joue plus sobre : c'est toujours le même pianiste, avant le service il joue (bien) du jazz. On se tape quatre à cinq chansons, moins qu'à la Rescue Mission, mais par contre à l'Armée du Salut on ne saute pas de couplets. Un sermon du genre volontariste et direction la salle à manger. Ça paie moins : 10 % chantent et à peu près autant écoutent.


Tout ce folklore tourne autour du quartier de Burnside bridge : c'est le vieux Portland, le centre ville en fait. Le quartier pourri. La concentration de clochards y est impressionnante, les trottoirs de Burnside sont perpétuellement parsemés de bouteilles de Porto blanc californien, qui est le Préfontaines des clochards du coin.

Dans la journée, toute cette faune cuve le Porto sur les trottoirs, pour taper dix cents ou un quarter au bourgeois qui passe. Si l'on descend Burnside street, trois avenues plus loin on entre dans le quartier chic du Portland Mail, cinquième, sixième avenue, Broadway, on passe de la cloche aux boutiques de luxe, sans transition.

La nuit, ça boit sec et ça castagne de luxe. Le matin, on compte les coquards. Revenons un peu à notre Rescue Mission : on n'y trouve pas que des clochards, mais aussi pas mal de gens simplement venus bouffer à l'oeil. On y entend souvent pendant les repas des phrases inattendues dans ce genre de lieu du genre « j'ai garé ma bagnole à tel endroit, j'espère que je ne vais pas avoir un parking ticket (contredanse) »
C'est l'Amérique !


Côté logement, c'est une auberge de jeunesse de chez nous, en plus propre. Le seul côté à la limite gênant, c'est que l'on doit se lever a six heures, une heure plus tôt qu'à l'auberge de jeunesse d'Hichigaya où l'on a habité à Tokyo. Heureusement, en ce qui concerne Petit Prince, Bill, le superintendant de la boîte, a fait une exception, il a droit à la grasse matinée.


En me levant, je vais chercher fortune à la « Western Temporary Agency » des fois qu'il y ait un petit boulot à 3,10 dollars cents de l'heure, mon pote, c'est la vie... Le problème, c'est que des boulots même à $3.10, je n'en ai pas encore eu l'ombre d'un. C'est la dèche.

 

 

Portland, lundi


Dure la vie d'artiste. J'ai cherché du boulot comme photographe, garçon de restaurant, busperson (ramasseur de vaisselle sale), plongeur, ballepeau. Au Japon c'était bien plus facile, parce qu'un étranger est un être mystérieux tombé du ciel, et que de ce fait on ne lui demande pas de références. Ici, il n'y a pas d'étrangers, tout citoyen du monde est un peu américain, puisque l'Amérique est un pot pourri de la faune du monde entier.

Du coup on demande des références locales. La recherche d'un boulot, aussi, je pensais que ça se passait « à la cow-boy », je te plais, tu me plais, et puis c'est dans la manche. Ben non. Ici, à Portland, Oregon, on fait remplir une demande, avec mention des boulots précédents, que voulez-vous, c'est pas tellement ma faute si mes derniers employeurs étaient au Japon ! Adresse (aux Etats-Unis bien sûr) de personnes qui vous connaissent depuis plus d'un an (!).

Après on vous téléphone ou ne vous téléphone pas pour vous convoquer et Hébin, hébin... C'est pas la gloire. Ça s'arrange pas. Comme le dit si bien Petit Prince, plus ça va, plus c'est pire. C'est dur l'Amérique. C'est dur et c'est doux, c'est bizarre...

A la Rescue Mission, donc une sorte d'armée du salut, on a coulé huit jours tranquilles. Les adventistes du troisième étage et nous, ça marchait impec. On avait dispensé Petit Prince du lever à six heures du matin, on lui laissait accès libre et permanent à la télé et à la salle de ping-pong, c'était le paradis, plus près de toi mon Dieu et tout et tout.

Théoriquement, on ne peut pas rester plus de sept jours par mois à la Rescue Mission mais Bill, le superintendant, et le reste de la clique nous auraient bien laissés rester jusqu'au retour du Messie.

C'est vrai, j'ai complètement oublié de vous dire qu'ici, il y a une tradition marrante : on s'appelle toujours par le prénom, quand on se présente, c'est toujours par le «firstname », le « premier nom », Jules, Théophraste ou Basile. Le nom de famille, ici, s'appelle le last name, le « dernier nom ». C'est ainsi qu'en Amérique, du moins dans la partie de l'Amérique où nous nous trouvons aujourd'hui, on peut fréquenter des gens pendant très longtemps sans jamais connaître leur nom de famille, un peu comme dans le milieu motard, la ressemblance s'arrêtant hélas souvent là, comme ailleurs...


Brèfle, c'est alors que le chef en chef est rentré de vacances avec sa famille. Ben, oui, sa femme et ses enfants, c'est un pasteur. Al, le cuisinier Cheyenne, m'avait dit « eh oui... Tout va redevenir comme avant ».

Ça voulait dire que la discipline allait revenir dans les rangs de la Rescue Mission, le pasteur adventiste du troisième étage sans ascenseur a bien la gueule de l'emploi : sec du haut jusque en bas, le parler dur, la phrase brève. Pas de « baby sitting » ici, Pas question que Petit Prince reste ici quand je vais chercher fortune à la « Western Temporary Services ». D'abord un enfant avec un vagabond fauché... Il devrait vous être retiré...
Ah l'enfoiré...


Ça j'ai pas aimé... Mais pour qui se prend ce cul béni ? Pour Dieu en personne ? Charogne...

Petit Prince, c'est Dieu qui me l'a confié, peut-être pas précisément celui des adventistes du troisième étage sans eau courante, sans toilettes et sans ascenseur, mais Allah, le vrai, celui qui sait ce qui est en nos cœurs, celui que les agnostiques appellent hasard ou fortune.

Voilà-t-y pas un calotin constipé, un fonctionnaire du soit-disant service divin, qui décrète que... Tiens : « Ceux qui brisent les liens que Dieu a noués, voilà les perdants » (Le Coran).

Je crois que je n'ai pas été aimable avec le brigadier Macalotte. Toujours est-il que Petit Prince n'a plus voulu remettre les pieds à la Rescue Mission, même pour manger. Sur les conseils de Bill, on s'est rabattu sur l'Armée du Salut.

C'est là qu'un beau matin, je suis allé petit-déjeuner à la Rescue Mission. Seul, Petit Prince était resté roupiller dans la piaule d'hôtel que l'Armée du Salut nous avait fournie pour quatre jours. Alors que j'ingurgitais ma deuxième ration de porridge, Bill est venu me voir, et, avec un regard gêné, m'a demandé si je pouvais passer au bureau après mon petit déj', tiens, me suis-je dit dans ma Chevrolet intérieure, La Calotte aurait-elle retourné sa liquette ?

Histoire de ne pas jouer les inutiles, pendant notre séjour à la Rescue Mission, j'avais aidé de mon mieux les tâcherons du lieu, peut-être que le chef en chef a fini par penser qu'il serait plus utile de me faire bosser ici, en échange de notre pension plutôt que... Erreur...


Quand je suis entré dans le sacro-saint bureau, il y avait Bill dans ses petites godasses, Monseigneur de Macalotte avec sa gueule d'inquisiteur et... un flic...


Cinq minutes plus tard, je me retrouvais en douceur, dans une bagnole de police, et on allait chercher Petit Prince. Ça lui a fait un sacré choc de me voir arriver avec un lardu... Vingt minutes après, les flics nous amenaient aux services de protection infantile.

« On va mettre l'enfant into custody » dit le cogne d'un air benoît. Quoi, à la DASS américaine, Petit Prince ? J'étais sur le cul : non mais c'est pas vrai, ils sont à côté de leurs pompes, les mecs ?

Interrogatoire séparé, devant la responsable des services de protection infantile, une dame d'une quarantaine d'années, avec une bonne tête et un peu la voix de Françoise Dolto, un être humain, quoi !

A la fin des interrogatoires (Petit Prince d'abord, moi ensuite, puis nous deux ensemble), elle a regardé le flic en souriant et lui a dit que, bien sûr, la situation était inhabituelle, mais qu'elle ne voyait aucune raison de nous séparer, Petit Prince et moi.

Le flic a avalé sa salive, « mais, mais... Vivre comme ça, sans famille, sans argent, sans aller à l'école, sans maison...


-Mais, a dit la dame, quand vous étiez petit, ça ne vous aurait pas plu de parcourir le monde, comme ça ? »


Le flic a dit... « Mais... » et puis rien. Il nous a ramenés à l'hôtel, en me recommandant de bien surveiller Petit Prince. Comme s'il fallait.


L'alerte avait été chaude. Je m'en suis aperçu de façon tout à fait mathématique en allant à la Blood Bank. Pour le moment c'est notre seule source de revenus, ici : deux fois par semaine, je vais « donner » du plasma sanguin à 7 dollars la première prise et 11 dollars la seconde de la semaine. Ce matin là, on m'a refusé : ma pression artérielle maximum était descendue de 104 à 82. Après ça, n'allez pas me dire qu'on n'aime pas avec le cœur...


Cela dit, c'est pas la joie. Toujours pas l'ombre du soupçon d'un boulot. Pas de problème pour la bouffe, je fais la tournée des meilleurs endroits, j'assiste benoîtement aux messes, et au moment du repas, j'enfourne le meilleur dans mon sac pour l'amener à Petit Prince.

Comme c'est lui qui bouffe toute la viande, mon taux de protéines, contrôlé régulièrement à la Blood Bank, baisse progressivement. Ça n'est rien, mais c'est un peu déprimant, cette galère. Pas le pied de jouer aux parasites en gravitant de la Rescue Mission à l'Armée du Salut, la soubrette de l'hôtel nous a conseillé d'essayer aussi St-Vincent de Paul, mais on ne va tout de même pas tous les faire...


Demain il faut qu'on quitte l'hôtel Clifford. C'est la fin des quatre jours offerts par l'armée du Salut. J'ai tubé à St-Vincent de Paul, ils n'ont pas de piaules disponibles pour demain. Alors, demain ? Je n'ai pas eu les 11 dollars de la Blood Bank, pas moyen de raquer une chambre d'hôtel. Demain ? Eh merde, demain, on verra...

 

 

Portland, lundi


C'est le gag : on tourne en rond. Samedi soir, on a couché sous le pont de Burnside. C'était bien. Un peu frais la nuit, mais un routard local nous a prêté des couvertures. Il y a de la faune sous Burnside Bridge, du clochard aviné, du vagabond, du routard-sac-a-dos, de tout. Quoi de plus normal que coucher à la belle ? Ben voilà.

Dans un jardin public en plein milieu d'une ville grouillante de Cadillac, avec au-dessus du nez des rampes d'autoroute, ça n'a pas le goût sauvage d'une nuit à la fraîche en Inde. Et puis, à propos de fraîche, c'est très frais au petit matin.

On s'est réveillé tout humide de rosée, sûr que sans les couvertures du routard, on aurait attrapé la castapia. C'est plus l'été, quoi, merde ! Si qu'on aurait du fric, on retournerait en Californie, d'un autre côté si qu'on aurait du fric, on n'aurait pas à coucher dehors...

Dimanche matin, je suis retourné à l'assaut de St-Vincent de Paul. On a eu une piaule pour deux jours, dans le même hôtel qu'avec l'armée du Salut, mais à l'étage au dessus, avec salle de bains particulière et télévision.

On est lundi matin, à midi il faut qu'on se trisse. Du coup, suivant le conseil des clochards du coin, dans une demi-heure, je vais au welfare. C'est l'assistance publique. Les collègues clodos prétendent qu'ils sont susceptibles de nous fournir des food stamps pour avoir de la bouffe gratosse dans les épiceries, un logement peut-être même du fric, il faut venir avec une lettre disant qu'on va être vidé de l'endroit où l'on habite pour cause de manque de fric.

Le patron de notre hôtel, qui a l'habitude, m'en a fait une. Ça a l'air complètement débile le truc, vous vous imaginez venir en touriste dans un pays, tomber en panne de fric et du coup aller demander des allocations familiales ? N'importe quoi... Seulement, dans la situation où l'on est, le mieux est encore de tenter... n'importe quoi...

N'importe quoi... Ça continue. Nous voilà ce soir dans une baraque prêtée par une fondation catholique à des réfugiés vietnamiens. On n'a pas eu les allocations familiales, faut quand même pas pousser mémère !

Le welfare nous a envoyés à un autre service qui nous a confiés à un prêtre catholique de choc qui nous a parachutés avec la « Hài Hong family ». Sont sympas les réfugiés viet, mais d'une part, je ne parle pas viet, et ils parlent anglais comme des jonques thaïlandaises, d'autre part, comme je suis porteur d'un passeport issu par le gouvernement viet actuel, je subodore qu'ils me prennent pour un démon envoyé par le fantôme de l'oncle Ho pour tirer la nuit les orteils des traîtres à la patrie. Drôle de situation...

La maison est typiquement américaine avec deux salles de bains grandes comme des cathédrales, on se fait des concours de plongée pas possibles dans la baignoire avec Petit Prince, je le bats de vingt secondes en apnée, pourtant il devrait me battre, il fume pas un paquet par jour, je n'arrête pas de lui expliquer que pour économiser l'air, il faut faire le mort, mais il faut qu'il s'agite en plongée. Bah... Peut-être qu'il veut me faire gagner...


Demain, on doit aller voir notre prêtre de choc pour voir ce qui se passe. Allez, dodo.


De réfugiés en réfugiés, nous voilà avec des Cubains, au « Matt Talbot Center », à l'origine un asile pour alcooliques ou drogués repentis. Le repentir se vendant apparemment de moins en moins bien, dans cette espèce d'auberge de jeunesse, il y a une majorité de réfugiés cubains.

Le courant passe bien, que voulez-vous, c'est comme ça : je suis un Viet qui ne parle pas viet mais se débrouille en espagnol.

Mon premier acte, ici, a été de rédiger en espagnol un télégramme pour un des cubains qui voulait annoncer à sa conmadre restée à la Havane avec leur fille qu'il est en Amérique, qu'il a trouvé du boulot chez un concessionnaire Porsche, qu'il l'aime et que...

J'ai eu beau tasser le texte, ça a dû lui coûter un super-max, son petit mot de billet. La conmadre va croire qu'il a trouvé un poste de manager à 150 000 dollars par an, le pauvre, sous-prolétaire aux Etats-Unis à 3,10 dollars de l'heure, c'est pas Byzance, et la promotion sociale ne va pas si vite quand on ne parle pas anglais, ne sait pas même écrire l'espagnol et qu'on n'a pas l'ombre d'un diplôme valable de ce côté-ci. Que cherchent-ils ces gars ?


Le plus vieux a cinquante-huit ans et sucre les fraises qu'on croirait qu'il a passé sa vie à piloter une Norton Atlas. Ils trouvent le boulot dur et mal payé, et encore, la piaule ici ne leur coûte que 20 dollars par semaine, et pour combien de temps ?

Je bavarde avec eux, ils me font souvent l'impression d'être des adolescents fugueurs. Bizarre, Si un jour j'allais à Cuba, pour voir ? Boh. Le problème, pour le moment, n'est pas là. Ça nous fait un sursis, ce refuge.

Côté bouffe, pas de problème, je continue à faire la tournée des bouffes gratis de la ville avec des sacs en nylon pour ramener la part de Petit Prince. Pas le luxe, mais en mettant de côté toute la viande pour lui, j'arrive à lui faire des bouffes convenables.

Deux fois par semaine, c'est la fête : je vais à la Blood Bank « donner » du plasma sanguin. Sûr, c'est pas le panard de passer deux plombes avec une aiguille de tapissier dans le bras pendant que les shadocks pompent, mais ô joie, à la fin du chemin de croix, de passer à la caisse et de partir en froissant les billets verts dans ma poche...

Avec les sept bucks de la première saignée, je me sens Onassis, en moins mort. Avec les 11 de la seconde, je suis Rockefeller... Onze Dollars. Même pas cinquante balles... Je vous jure qu'avec ça, quand je les pelote dans ma poche, j'ai l'impression de posséder le monde.

L'avantage de la dèche, c'est que ça revient moins cher de se sentir riche. Et puis, et puis... Il y a autre chose. Ouais... Autre chose que je n'arrive pas encore à analyser, mais je crois bien qu'ici, l'argent me fascine. Pourtant, c'est pas spécialement beau, un Dollar, d'un côté c'est tout gris avec deux chiures vertes et la gueule à Washington, de l'autre c'est tout vert, ça n'a pas l'aspect délicieusement cucul des multicromies suisses, c'est massicoté à la mords-moi-le-noeud, faut se lever matin pour en trouver deux avec la même marge, c'est dévalué à mort, et pourtant...

Et pourtant, j e vous garantis que quand je sors de la Blood Bank avec mes quelques Dollars, que je les roule dans ma poche en descendant Washington Street vers le centre de la ville, je prends un pied pas possible. Souvent, je m'arrête pour les sortir de ma poche et les regarder. Ça n'est pas le fait d'être dans la dèche. J'en ai connu de pires en Egypte, au Japon, en France aussi, jamais des petits bouts de papier ne m'avaient fasciné comme ça, même quand j'étais dans la patouille jusqu'aux cheveux. Non, c'est autre chose, c'est nouveau. Ça doit être l'Amérique...

 

 

Portland, samedi...


Aujourd'hui, Petit Prince et moi avons commencé et aussitôt terminé une nouvelle carrière : cueilleur de loganberries, sorte de grosses mûres. Au départ, l'annonce dans le canard était alléchante : « on demande des cueilleurs, grosses loganberries sans épines, payé au poids, se présenter à la Johnson farm »
Tiens, tiens...
Le problème était d'y aller. Le boulot commençant à six heures du matin, à quatre heures et demie, Petit Prince et moi étions debout pour aller prendre le bus sur Union Avenue.

A six heures, un seau en plastique accroché à la taille, on commençait à cueillir comme des bêtes. A sept heures quinze, on avait empli deux racks de quinze livres, on se voyait déjà riche, le flip est qu'on n'avait pas demandé combien on payait le rack.

On a fait une drôle de tronche quand la contremaîtresse nous a filé 2 Dollars 10. Merde ! Sept cents la livre, vous voyez le temps qu'il faut pour cueillir proprement une livre de mûres ?

Petit Prince a craqué. D'une part, parce que c'était vraiment trop mal payé, d'autre part parce qu'il aime bien les mûres. Il en a un peu trop bouffé. Overdose, quoi...

J'ai continué le boulot, pour n'arrêter qu'à l'heure où le picking se termine, treize heures.

En sept heures de boulot, on s'est fait huit bucks et quinze cents. Pas de repas gratuit, même pas un coup à boire, sur le chemin du retour Petit Prince crevait tellement la dalle qu'on s'est arrêté au Mac Donald's de Gresham où il a goinfré deux big Macs à $1.25 avec un coca « Big Deal » à 65 cents. Merde ! $2.60 de bus pour aller à la ferme, plus $3.15 de secours d'urgence, ça fait $5.75 de frais pour gagner $8.15 en sept heures de boulot, ça fait $2.40 de « net income », soit environ 0,34285714285714 2857142857142857 Dollar de l'heure !

Non mais ho ! Je sais bien que ce boulot, comme dirait la copine Dana qui, aux dires confirmés de mon pote Luke, est 300 % américaine côté radinisme, nous a apporté $2,40 qu'on n'avait pas avant, mais pas question de me lever et surtout peut-être de faire lever Petit Prince à quatre heures et demie du matin pour aller gagner 0,3428571428571 et quelques de l'heure, même si on ne les avait pas avant on ne les aura pas après, pour aider les Johnson à toujours avoir les Cadillac de l'année, faut dire aussi qu'ici, quand on parle de « pauvres fermiers », c'est pour rire ! Debout, les damnés de la terre !... Nous ne serons plus pickers à la Johnson's farm, du moins, je présume...

 

 

Portland, lundi...


Que diable suis-je allé faire dans cette galère, et pourquoi y ai-je entraîné Petit Prince ? J'en ai un peu ras zobi. On n'avance pas d'un pouce. Moi à courir les petites annonces avec de moins en moins d'espoir, Petit Prince qui n'a rien de mieux à foutre qu'à regarder la télé, fut-elle en couleurs, parce que nous habitons à Burnside, quartier pourri des alcoolos et réprouvés de tout poil, sillonné nuit et jour par les bagnoles bleues et blanches de la Portland Police, saturé de viande saoule, bref le quartier où l'on amasse les réfugiés et les perdus justement parce que c'est le plus pourri.

Quand je remplis une demande de boulot, arrivé au chapitre « adresse et n°de téléphone », je ne peux pas mettre « 222 NW Couch, 222 23 79 » parce que ça voudrait dire « quartier des drogués, réprouvés et alcooliques, Enfer » Alors, je mets l'adresse et le numéro de téléphone de Dana à Beaverton, peut être bien que je loupe tout parce qu'elle est rarement là pour répondre au téléphone, peut être que, peut être que...
J'en ai plutôt ras-le-cul. Rien n'avance, rien.

 

 

Portland, lundi...


Un miracle... Oh... Un petit miracle, mais comme dirait Dana, un miracle qui n'était pas arrivé avant. Ce matin, je suis allé comme souvent à six heures à la Western Temporary Services lire mon journal en attendant un éventuel boulot temporaire ; à 9 h 45, comme d'habitude, Terry, le marchand d'esclaves, a fermé les lourdes de l'agence, au moment où j'allais partir, « pouvez-vous me rappeler votre nom ? Fred ? Ça fait pas mal de fois que je vous vois ici, je vous mets sur la liste pour le Mémorial Coliseum ce soir».

C'est ainsi que j'ai été Janitor de minuit à huit heures ce matin. Nettoyer un stade après un concert pop aux Etats-Unis, tout un programme. Le sol recouvert de graillou de Pepsi Cola évaporé, des déchets de toutes sortes dans des quantités absolument invraisemblables.

En arrivant au Coliseum avec les 17 autres temporaires de la Western qui allaient aider les employés réguliers du Colisée à faire un truc presque propre pour le lendemain huit heures, j'ai regardé la scène, parole, les écuries d'Augias, à côté, c'est la Suisse.

Ben à huit heures, quand on est parti, c'était pas propre, mais ça en avait presque l'air. Moi, j'avais mal aux reins, mal aux mains, j'étais un peu dizzy mais j'avais fait mon premier boulot aux Etats Unis, et j'avais aussi compris que j'étais à côté de la plaque. Pendant que je moppais le Coca, pardon, le Pepsi par terre, un de mes collègues d'un soir m'a demandé : « Found some good dope ? -Waddya mean ? »


Encore un coup, j'avais compris les mots, mais pas le film, comme on dit. « Found some good pot ? » Ben non, je n'avais trouvé ni dope ni pot, même pas un centième d'once de vieille colombienne moisie, et je n'ai même pas osé dire que j'avais trouvé infiniment mieux, trois paquets neufs de pop corn au caramel qui feraient un petit déjeuner paradisiaque pour qui vous savez. Bon, je suis à côté de la plaque, mais j'ai tout de même gagné vingt-trois Dollars et vingt cents, avec les onze Dollars de la Blood Bank demain, ça va être... l'Amérique...

 

 

Portland, jeudi...


La chance tourne ? Après avoir fait chou blanc hier et ce matin à la « Western », je ruminais ma tristesse assis sur une chaise. Linda, l'une des bonnes âmes de notre centre pour Cubains, drogués et alcooliques repentis, est venue me voir en me demandant texto : « Do you mind washing dishes ? ». (Ça vous ennuie de laver les assiettes ?).

Je me suis marré, et une heure après, j'étais plongeur temporaire chez Aldo, dans la sixième avenue. Une sinécure, la retraite avant l'âge. Trois assiettes et autres trucs à prélaver avec un jet d'eau savonneuse sous pression, mettre dans la machine et remettre en place. J'ai fait du style et du zèle et ai discrètement planté des jalons pour bosser là-bas toutes les nuits, à $3.25 l'heure, ça serait... L'Amérique !

 

 

Portland, vendredi


Diem perdidi ! O erreur ! O connerie monumentale ! J'ai raté le coche. Toute la matinée, jusqu'à deux heures, j'ai attendu un coup de téléphone de Aldo's, espérant y rebosser ce soir et peut être les nuits suivantes. Après j'ai vaqué et suis parti vendre mon plasma à la Blood Bank. Ça a duré plus longtemps que d'habitude, faut dire que le vendredi, les « donneurs » à 7 ou 11 dollars sont là en masse. Bref, quand je suis revenu au refuge des junkies et alcoolos associés, Aldo's avait téléphoné et embauché un autre mec pour la nuit. $20 évaporés. C'est dur l'Amérique...

 

 

Portland, dimanche


Deuxième chance : encore une fois, un mec du centre est venu me demander si ça m'emmerdait de laver des assiettes. Une heure après j'étais au « John's Meat Mar-ket ». Y'avait du boulot, certes, J'ai trotté pendant sept heures de la machine à laver la vaisselle à la cuisine, au salad bar, au bar, j'ai balayé, j'ai moppé, y'avait du taffe, J'ai fait $19.50, Bienvenus !

 

 

Portland, lundi


Rien, nada boulot. Ça fait rien, il nous reste 9 dollars d'avance. Ce qui merde, par contre, c'est qu'il va bientôt falloir quitter le Matt Tal-bot Center, le curé en chef a décrété que Petit Prince et moi n'étions pas qualifiés à bénéficier de cet abri, catholique par dessus tout. Boah, les « cool cats » du centre ont l'air de vouloir faire traîner les choses, On verra...

 

 

Portland, mardi


Une semaine sans écrire un mot. Normal, le monde se renversait, et comme disait le père Musset, « l'homme n'écrit rien sur le sable à l'heure où passe l'Aquilon » Le monde a basculé.

Mardi, coup de téléphone du « Meat Market » pour redemander un plongeur, j'y cours et y bosse comme un python foutu. Félicitations du jury, Bravo, vous avez fait super ! Ça vous intéresserait de bosser ici à temps partiel ou plein temps ?

Devinez ce que j'ai dit ! Merde, plongeur, c'est pas la gloire, mais vingt bucks cash par soirée, tu parles ! Vous revenez demain soir ? A deux plombes du mat' je suis rentré du boulot, me suis couché à côté de Petit Prince qui en écrasait comme un sonneur, je me suis régalé à le regarder dormir, c'est fabuleux un enfant qui dort...

Je n'arrivais pas à dormir, alors je suis allé écrire dans la salle à manger, et à six heures, comme Morphée se refusait toujours à me prendre dans ses bras, je suis allé à l'agence Western.

Une heure après, je montais dans une bagnole vers un nouveau boulot, Mamma mia ! Le pire que j'ai jamais eu dans ma chienne de vie, encore que... disons l'un des pires.

Du caoutchouc issu de vieux pneus broyés à mettre en sacs de 50 livres et mettre en piles de deux fois 14 sacs. J'ai commencé à la machine. Quand on n'a pas dormi la nuit précédente, au début, c'est un peu flippant.

C'est tout con, la machine est un revolver à six coups qui tourne d'un cran toutes les quatre secondes. Il suffit de prendre un sac en nylon neuf sur la pile, de le décoller, l'ouvrir, et le mettre autour de la bouche qui passe devant vous, avec la trace de moulage en face de la mâchoire de droite.

La mâchoire... Les mâchoires... Deux gros trucs en acier qui se referment automatiquement toutes les quatre secondes pour emprisonner le sac qui va se prendre 50 livres de vieux caoutchouc dans la gueule, holàlà. Cool, à froid comme ça, c'est rien, mais après une nuit blanche, c'est le flip absolu. On se voit déjà les mains prises dans ce piège à con, entraîné par le machin pourri, recouvert de caoutchouc jusqu'à la centième génération.

Et c'est super safe, les mâchoires sont actionnées par des vérins pneumatiques avec des évents jusqu'au point crucial, C'est-à-dire que si les mâchoires rencontrent la moindre résistance avant le point X où elles doivent serrer le sac, elles n'ont aucune force, il a fallu que je me fasse prendre la main trois fois de suite avant d'en être presque sûr...

Après, c'est presque le paradis, pschiiiii, les mâchoires qui s'ouvrent de l'autre côté pour larguer le sac plein au collègue, Bziiiii le revolver qui revolve, Floutch, flatch, flouwatche, je mets le sac en place. Pschiiiwouwatch ! Les mâchoires qui se ferment. Tout dans le rythme : si tu le perds pendant une seconde, c'est la merde pendant des minutes entières... Pschiiii, Bziiii, flop, flatche, flouwatche, poiiiwouatche, c'est la rumba du sous-prolétaire.

Alléluia ! Je me voyais déjà faire carrière dans le pschiii, bziii, flop, quand on m'a dit « bon, c'est ton tour par là... »

Là, s'agissait de prendre les sacs de 50 livres, de les agiter-avant-de-s'en-servir, pour que le caoutchouc se répartisse partout, de les vider de l'air qu'on respire, et de les entasser jusqu'à la quatorzième génération.

Là, j'en ai chié comme un Russe émigré aux Etats-Unis, ou un Etat-Unissien émigré en Russie. L'horreur. J'appelais ma mère in-petto mais comme elle n'est pas dans mon petto mais dans le Loir et Cher, ça n'a pas aidé des masses.

J'ai donc bossé, bossé, bossé. A deux heures de la fin du shift de huit heures, je n'étais plus qu'un bout de viande qui essayait de bouger des sacs de caoutchouc.

Je me disais : « je laisse tomber, rien à foutre, je perds 3,10 dollars et je vais me coucher ». Je regardais aussi d'un oeil assassin un gros lard qui s'était bien démerdé pour rester à la machine et ne pas bouger un sac.

Fumier, va ! Après tu vas faire du jogging ou coûter du fric à Medicaid avec ton hypertension !


Merde, au cul les trois derniers Dollars, j'arrête... On est quatre, si j'arrête, quatre égalent zéro. Un pour mettre les sacs vides, un pour prendre les sacs pleins et les mettre dans la machine a souder, un pour les secouer et les aplanir, un pour les entasser en pile de 14, si j'arrête, tout s'arrête, et on est quatre à avoir $3.10 dans le cul. Les miens sont mon problème, les autres... S'ils sont là c'est qu'ils sont dans la dèche, travailleur, n'arrête pas la machine à faire survivre les clodos...


Je ne sais pas comment j'ai fini la journée, toujours est-il que vers les cinq heures, je touchais un chèque de $23.20 et que je retournais à notre refuge, non sans passer chez Burger King au coin de la 6ème et Burnside pour prendre un double cheeseburger pour Petit Prince.

Une heure et demie pour me laver et prendre mon service au Meat Market. Quand, à mon arrivée, on m'a dit : « il faut partir ce soir », Je le savais. On devait aller au Broadway Hôtel pour une nuit et se démerder après.

O.K. J'étais prêt à déménager nos oripeaux et me laver vite fait avant de prendre mon service. Manque de pot, pas de Broadway Hôtel. « Vous savez où dormir ce soir ? » Non... Sur le coup, j'étais trop crevé pour me rappeler qu'on m'avait dit que Petit Prince et  moi étions théoriquement logés cette nuit-là, fallait repartir bosser.

J'ai vaguement lavé une de mes deux chemises, j'ai pris une douche en laissant dans la baignoire une couche pas croyable de caoutchouc, et je suis allé au boulot après qu'on m'ait dit que je n'étais pas sérieux de n'avoir pas prévu mon logement pour la nuit et qu'on verrait ça quand je reviendrais.

A deux plombes du mat', je suis revenu de mon lavage de vaisselle avec de nouvelles félicitations du jury. J'ai la cote au Meat Market.


On m'a dit que j'avais jusqu'à sept heures et demie avant de mettre les voiles. Je suis allé me coucher. A sept heures et demi, deux officiels de la boîte nous faisaient lever, Petit Prince et moi.

J'ai agrippé le téléphone pour trouver immédiatement un hôtel à prix accessible pour que nous puissions continuer notre nuit de sommeil. Seulement... Seulement, l'Oregon, c'est l'Oregon, un état de vieux, je pense. Toujours est-il que c'est « no kids no pets ». Enfants et animaux sont interdits un peu partout.

Vous cherchez un appartement ? Les petites annonces disent très souvent : « adultes seulement » quand elles sont pudiques, « pas d'enfants ni d'animaux » quand elles le sont moins, « pas d'animaux ni d'enfants » quand elles sont claires et nettes.

Hôtels très bon marché, même trip. Au bout d'une heure d'appels à jet continu, j'ai piqué l'une de ces rognes dont tout Moto Journal sait le secret. Elles sont une accumulation de trucs et de machins, dont, de l'extérieur, on ne voit qu'une petite partie.

Brèfle, j'ai ex-plo-sé et suis parti en balançant les valdingues dans l'escalier, emmenant Petit Prince qui, lui non plus ne comprenait pas trop ma rogne.


On est parti dormir près de Burnside Bridge, Le soleil tapait déjà bien, J'ai roupillé en pointillés... C'est Petit Prince qui m'a réveillé.

Je l'entrevoyais se balader le long de la Willamette, il est arrivé en clamant : « Fred ! Y'a un mec qui dit que si on ne sait pas où aller, on peut venir chez lui ». J'avais la flemme et je n 'y croyais pas trop.
Je lui dis de venir ?
-Ouais... »


C'est ainsi, à côté de Burnside Bridge, que, précisément le matin où j'avais le plus besoin de lui, j'ai rencontré Lawrence. C'est ainsi qu'on habite maintenant une grande, grande maison pleine de piliers, de fenêtres à vitraux et de recoins comme on en voit dans les films de Hitchcok.

C'est ainsi que, aussi, je viens d'apprendre que j'ai obtenu un numéro de sécurité sociale aux Etats-Unis. Ça y est. Je crois qu'on a conquis l'Amérique !!!


Je vais essayer de vous présenter Lawrence d'Amérique (gag abscons) et la maison où l'on vit maintenant. Lawrie l'a achetée 5 000 dollars, deux briques, après qu'elle ait souffert trois incendies de suite. La baraque est absolument démente. Hitchcoquienne. Une maison de schizophrène au troisième degré.

Elle est grande, mais pas très, selon les normes américaines. Seize pièces sur trois niveaux. Y'a pas de quoi chier une pendule, mais elle est à mon sens un reflet d'une certaine vieille Amérique, un peu schizo, un peu parano.

Des coins, des recoins, de petites fenêtres partout. Trois escaliers pour passer du rez-de-chaussée au premier étage. Des portes partout. Instinctivement, dès le premier jour, Petit Prince l'a appelée « la maison de la sorcière ». En bref, la baraque est tellement torturée et mystérieuse que Petit Prince n'ose pas aller seul de notre chambre à la salle de bains la nuit. Il essaie, pourtant, mais lorsqu'il ouvre notre porte et se trouve face au couloir avec des portes dans tous les sens...


Et puis, l'odeur... L'odeur de vieux bois. Comme la plupart des maisons de la région, c'est aussi vrai en Californie et... au Japon, la maison est à 90 % en bois. Elle a quatre-vingt cinq ans d'âge, et surtout en cette saison où il pleut beaucoup en Oregon, elle sent le vieux bois.

La nuit, elle n'arrête d'émettre de petits grincements, couinements, on la sent vivante. Bref, Petit Prince en a peur, et il faut que je l'attende devant la porte des chiottes s'il y va la nuit.

J'adore cette baraque, parce que dans ce pays de 204 ans d'âge, où tout bouge à une vitesse effrayante, elle a l'air de surgir d'un passé immémorial. Au fond, 85 ans, c'est pas si loin de la moitié de l'histoire de ce pays.

J'appelle les Etats-Unis un pays mais je sens, je sais déjà que ce n'en est pas un. D'accord, avec un seul visa on a accès à cet énorme morceau de continent, ça, c'est le côté administratif. C'est comme si un jour, il suffisait à un Américain d'obtenir un seul visa de la Confédération Européenne, ce n'est pour autant que la Suède et l'Italie seraient deux pays semblables.

Y'a pas, c'est un good deal, le visa américain : c'est un des rares à être gratuit et en couleurs. En plus, il est valable pour cinquante pays. Nous y voilà, Etats Unis d'Amérique : cinquante états, cinquante pays.

Il y a quelques semaines, nous étions en Californie. Californie du Sud devrais-je dire, parce que la Californie toute seule est aussi grande que la France, et que par conséquent, il y a autant de différence entre San Diego (Californie du Sud) et Eurêka (Californie du Nord) qu'entre Lille et Toulon.

Entre San Diego et Eurêka, par exemple, il y a en gros 1500 kilomètres, vous voyez le film ? Aujourd'hui, on est en Oregon. Pour commencer, on ne parle pas la même langue qu'en Californie.

Quoi ? Quiquadit si ? Pas du tout. Un exemple simple... En Californie du Sud, quand vous dites « Saint-Cloud » (merci), on vous répond généralement « hoquet » (ça va). Ici, en Oregon, on dira « ouelcome » (bienvenu) ou, très souvent « choure ». Aha ! Quexa veut dire ? Hébin « sure » ça veut dire « sûr ». Le fameux « choure » est une abréviation de « you are surely welcome », « vous êtes sûrement bienvenu ».

Seulement, pour un étranger, « hoquet » et « choure » quand on dit « Saint Cloud », ce n'est pas la même langue. Tout simple ! Hoquet, c'est du californien du sud, choure, c'est de l'oregonien de l'ouest, deux langues différentes...

Même genre de problème, j'ai appris l'anglais à Londres, du coup, quand je ne comprends pas ce que l'on me dit, je dis « sorry ? » (désolé) d'un air interrogateur. En Californie, ça marchait bien. Ici, on dit « pardon ? ». Je ne vous traduis pas. Du coup, la première fois que l'on m'a dit : « Hi Fred, what's hap'? », what's hap' étant l'abréviation de « what is happening » (qu'est-ce qui arrive, c'est-à-dire comment ça va ?), j'ai répondu « sorry ? », on m'a répondu « pardon ? ».


C'est pas de la tarte. Tout ça pour vous dire que les Etats-Unis ne sont pas un pays, même pas administrativement... Par exemple, en Californie, état frontalier, il existe un permis spécifiquement moto (permis 4) valable pour tous les deux roues de 0,1 à 100.000 ce, et même le titulaire d'un permis « 1 », l'équivalent du « Cl » français (semi-remorque de plus de je ne sais combien de tonnes) ne peut piloter un vélosolex.

La loi en Californie est ainsi faite qu'il est extrêmement difficile de poser légalement son cul sur un deux roues avant 18 ans, et de toutes façons jamais sans un permis spécial. Ici, en Oregon, il existe un permis cyclomoteur (même genre de daube qu'en France, 30 MPH et pédales), mais pas de permis moto spécifique : le permis moto est une annexe du permis auto, on peut donc le passer à 16 ans et une minute, juste après avoir passé le permis auto. Un titulaire de permis auto peut conduire un cyclo.

Il y a quatre permis en Californie. Moto, auto, camions/bus et remorques.

Chez nous, en Oregon, il y a « cyclo », permis au fond totalement bidon vu qu'il n'est pas plus facile à obtenir qu'un permis auto, un permis auto, et un « chauffeur », valable pour poids lourds avec ou sans remorque, bus et tout et tout. Vous voyez le film ?

Encore, pour l'instant je ne vous parle que de deux états frontaliers et dans le seul secteur des permis de conduire. Les Etats-Unis, cinquante états, cinquante pays. Bref, on est en Oregon dans la maison de la sorcière, en fait, il y a cent ans, un mec comme Lawrence aurait probablement été brûlé comme sorcier.

C'est... disons un américain de gauche. La maison de la sorcière est une sorte de refuge pour dissidents de tout poil. Le courrier, la plupart du temps adressé à des personnes dont le nom ne me dit rien, mais qui ont dû habiter ici par le passé, porte souvent des en-tête bizarres : comité pour l'amitié américano-iranienne (dieu sait que c'est pas la saison), aide aux réfugiés espagnols, association des scientifiques concernés (par quoi ?).

Bref, une copieuse partie de ce que l'Amérique peut compter d'associations bizarres. Lawrence lui-même appelle son domaine « la maison des inadaptés mentaux ». Inadaptés mentaux. Il y a de ça...

La preuve, actuellement, on est six a fréquenter assidûment la maison. Je dis assidûment parce qu'il y a aussi beaucoup de va-et-vient, et ben si l'on décompte Petit Prince qui n'a pas encore l'âge de ce genre de choses, il y en a deux qui... Non, vous n'allez pas me croire, pourtant c'est vrai, il y en a deux qui n'ont pas... Ah non, je ne peux pas dire ça, après vous allez sauter la page en disant « il raconte n'importe quoi, ce routard a la noix, parce qu'il a trouvé une carte de presse et un permis moto à la place d'une photo de footballeur dans un paquet de chocolat aux pousses de bambou, il se figure qu'il peut nous faire prendre des chambres à air de Vélovap pour des H4 occultés pour cause de raid aérien, non ».

Ben si, j'vais vous le dire, et tant pis si vous ne me croyez pas : en décomptant donc Petit Prince et en me comptant moi, donc sur six y'en a deux qui n'ont pas de voiture. Quoi ? Vous ne faites pas de crise cardiaque ? Vous ne vous récriez pas ? Vous ne hurlez pas à l'invraisemblance ?

On voit que vous n'êtes pas d'ici. La bagnole, dans le coin du monde où nous sommes, c'est le prolongement peut être pas naturel mais en tous cas indispensable de tout Orégonien qui se respecte un tant soit peu.

Luc, par exemple, qui a été notre hôte pendant nos premiers temps en Oregon, est est un motard invétéré. Il avait ici deux Kawa dont j'ai fait ample usage, une 900 ZI et une 750 H2. Tiens, la ZI je vous en avais parlé, mais la H2 tiens, il se passait tant de trucs dans ma tête et autour à ce moment-là...

Un vieil os, plié de partout, sans freins ou presque, que Luc avait acheté 75 dollars (trente sacs) en pièces détachées. Il avait commencé à la remonter, puis, un peu déprimé par l'état général des morceaux de la pauvre trois pattes, l'avait laissée béton. Comme j'avais du temps libre, j'ai fini de la monter et de la faire marcher.


Wah, les mecs, ça faisait sept ou huit ans que je n'étais pas monté sur une 750 Kawa, en bon état c'est déjà impressionnant, mais une H2 pliée, sans freins, en pots de détente, sans papiers, (ici, c'est pas grave), sans assurance (c'est pas grave non plus tant qu'on ne se plante pas), avec une immatriculation (californienne) périmée depuis quatre ans (ici, on renouvelle son immatriculation tous les deux ans).

Ouh, la crise ! ! ! J'ai baigné dans le rire et l'illégalité.

Bon, merde ! C'est pas de moto que je voulais vous parler, c'est d'autos, A.U.T.O.S. Donc, Luc, motard invétéré, a deux motos, sûr, mais aussi une auto. Une vieille Dodge qu'il a achetée cent sacs, d'accord, mais il vit en Oregon, donc il a une auto.

Des mecs sans auto, sûr, j'en ai connu ici, surtout en baignant dans le milieu des clochards, réfugiés ou autres réprouvés de tout poil. Un clochard sans auto, ici, est un clochard vrai de vrai tombé bien bas ; pas de bagnole, pourquoi ? Le permis, tout le monde l'a, on le passe ici à seize ans comme on demande sa carte d'identité en France.

D'ailleurs, un permis de conduire ici, ça coûte le prix d'une carte d'identité en France, moins peut-être, je vous l'ai dit, quand je l'ai passé, permis de conduire tous frais inclus, manuel, examen, photo, ratages éventuels, neuf Dollars, trente sept francs 80 !

La carte d'identité oregonienne (d'ailleurs également délivrée par le département des véhicules à moteur, c'est dire qu'on n'en sort pas) ici coûte trois Dollars, douze francs soixante. Avouez que si, à seize ans, vous aviez eu le choix entre une carte d'inden-tité à 12,60 F, ou un permis de conduire à 37,80 F (jamais plus, les ratages sont gratuits) vous n'auriez pas hésité des masses !

Bref, le permis, bof... La voiture... Ici, on achète une bagnole d'occase, une bonne belle grosse un peu rouillée mais qui tourne bien pour 300 dollars, disons cent sacs pour faire un compte rond. Une petite bagnole, faut être riche, c'est beaucoup plus cher. Si l'on n'est pas regardant côté état général, climatisation qui ne marche pas, freins fatigués, rouille ou bobosses, il n'y a plus de minimum de prix. On peut avoir un truc qui roule pour rien. Quand je dis rien, c'est RIEN.

Bref, ne pas avoir d'auto, ici, c'est une déchéance ou un vice. Ici, en Oregon, peut être qu'à New-York ou San Francisco ce n'est pas pareil, mais San Francisco est en Californie du Nord, et New York dans New York State, ce sont d'autres états, dont d'autres pays. Pas de bagnole en Oregon, oh certes ce n'est pas interdit pas la loi, mais c'est tellement bizarre... Je crois bien que c'est un peu à cause de ça que je n'arrive pas à trouver un boulot un tant soit peu suivi.

Quand on se présente quelque part pour un boulot, la première chose que l'on a à faire est de remplir une demande d'emploi. Même dans un petit restau minable où l'on postule un travail de « busser » (ramasseur de vaisselle sale) on commence par remplir une demande, et immanquablement se trouve la question : avez-vous une voiture ? Marque... année... est-elle assurée ? Nom de la compagnie... N° de police d'assurance. ..

 

Sur certaines demandes, on va jusqu'à imaginer l'inimaginable « sinon : (pas de voiture) comment viendrez-vous travailler ? ». Pas de voiture, c'est la Bérézina. La marginalité totale. N'avoir pas de voiture ici, c'est comme n'avoir pas un centime d'argent liquide en France, il faut être soit très riche, soit vraiment très pauvre, soit franchement marginal.

Ici, on peut tout, tout payer avec sa « Visa » ou sa « Master Charge », donc le citoyen le plus moyen peut n'avoir pas une dime en poche. Par contre, pas de voiture...

Sûr c'est possible, mais alors, il faut avoir une position, pouvoir exhiber des « credentials » tels que... On admet ici qu'un humanoïde n'ait pas d'auto comme on admettrait qu'un musicien soit aveugle ou un danseur soit pédé. Le cas à part, avec tout un « background » derrière. Oui, je sais, c'est le cas de le dire...

Je reverrai toujours la tête qu'a fait la secrétaire de Personnel Pool, une agence d'intérim moins minable que la « Western » qui m'a fourni mon premier boulot de balayeur, quand elle a vu que j'avais coché la case « pas d'auto ». You guys've got a transportation problem ! (vous les mecs, vous avez un problème de transport). Comme j'étais tout seul en face d'elle, quand elle disait « vous les mecs », elle devait parler des clochards en général. Je n'ai jamais eu de nouvelles de Personnel Pool ni des autres boîtes où j'ai laissé une demande d'emploi, C'est dur l'Amérique...

 

 

Lundi.


C'est le gag, les mecs... Le big big gag... Je vous écris cette nuit de l'Acropolis. Ah non, le gag, c'est pas ça, je ne me suis pas retrouvé parachuté en Grèce par une opération du Saint-Esprit ni de la Western Airlines : l'Acropolis, c'est un bistrot à l'angle de la 15*™ et Burnside Ouest, il s'appelle l'Acropole parce que le patron est grec comme trente-cinq kilos de Feta, mais on est toujours à Port-land, Oregon, Etats-Unis d'Amérique.

Alors, le gag ? Par la fenêtre tout en petits carreaux du bistrot en question... Attendez... Je suis obligé d'écrire par rafales, je suis éclairé par une horloge tournante suspendue derrière le bar, publicité pour « Budweiser, la reine des bières », à travers la vitrine disais-je, je vois une Ford L.T.D. « Country Squire » qui me sourit de toute sa calandre et me fait des clins d'œil avec ses quatre phares... C'est ma voiture...


Si, si, c'est pas des blagues, j'ai tous les faffes à mon nom, j'peux vous les montrer, c'est moi le proprio de GGN 218, un break de pas loin de six mètres de long, huit places plus les bagages, tous les sièges arrière repliables pour transformer l'autobus en maison roulante, moteur V8 de 400 Cubic inches (Si les 80 CI des Harley dernier modèle font bien 1340 ce, ça fait donc 6700 ce pour mon auto), boîte automatique, toutes commandes assitées, air conditionné... Une auto A-ME-RI-CAINE !


Mon auto. Je l'ai achetée cash avant hier soir à un pello qui partait bosser en Alaska, et liquidait par le fait même tous ses biens mobiliers. L'a craqué quand j'ai posé le pognon sur la table. Le cash sur la table, ici encore plus qu'ailleurs parce que l'argent liquide devient un moyen de transaction exceptionnel, ça fait baisser les prix.

J'ai acheté mes six mètres de tôle emboutie, sept litres de cylindrée, huit pistons et trois cent chevaux, pour cinq cent vingt cinq Dollars. Deux mille deux cent quarante francs. Y'a pas, que l'on mesure ça au mètre, au kilo, au centimètre cube, au prix du piston ou au cheval vapeur, c'est pas cher. C'est l'Amérique !

Je suis puissamment mort de rire. Il s'est passé tellement de choses, dans ces derniers jours, que ce n'est qu'à l'instant, en sortant du boulot, après avoir écluse la moitié du « mug » que je me tape à l'Acropolis en sortant de mon boulot, vers une heure du matin (neuf heures chez vous) que je réalise le truc.

C'est pas un rêve éthylique, c'est vrai qu'il est là, mon char d'assaut vert clair avec de vrais flancs en faux bois véritable, son « roofrack », galerie de toit parfaitement intégrée à la ligne de l'engin, bref, me voilà avec une auto potentiellement mobile (je l'ai mise sur le parking du restau d'en face), après, si je ne me trompe, environ cinq mille quatre cent quatre vingt sept jours de moto comme unique moyen de locomotion personnel.

Mais pourquoi ? Quia ? Quomodo ? Quando ? Quibus auxi-liis ? Quia mollescevis ??? Quia, porque, perche, li anno, je devrais dire because, je veux être Américain... Pour un temps. Je vous ai dit, il y a... Je ne sais plus, ça fait en gros deux ans et demi que j'ai foutu la clé sous le paillasson, et un jour ou plusieurs, je vous ai dit que mon pied n'était pas de traverser en coup de vent un pays et d'en faire une rapide photographie, mais de me fondre dedans, de m'y intégrer, d'y devenir insivible.

Ça a pas mal marché en Egypte, en Syrie, en Jordanie, ça a foiré en Inde parce que je ne voulais pas, au Népal et au Japon parce que je ne pouvais pas, ici je sens que ca va marcher en plein, et que surtout vu de chez vous, ça risque d'être le rire.

Normal que ça marche. En Amérique, à part ce qu'il reste des Indiens, tout le monde est étranger, donc personne ne l'est. La langue, c'est de l'anglais orégonien ici, californien en Californie, texan au Texas, mais ici tant de monde se déplace tant d'un endroit  à l'autre que partout où je suis jusqu'ici allé, se mélangent les accents des cinquante états de l'Union, ou pire.

Les papiers. J'ai passé mon permis de conduire orégonien. C'est la pièce d'identité N°l. J'avais lu dans « La semaine de Suzette » que la première chose à faire quand on débarquait en Amérique était de demander un numéro de sécurité sociale. J'ai reçu ma carte la semaine dernière.

Je suis l'humanoïde n° 543 98 2231 en Amérique. Le jour où ma carte de Social Security est arrivée, je l'ai insérée dans un portefeuille normes américaines que je me suis acheté chez J.K. Gill, normes américaines, c'est-à dire très petit et bourré de pochettes transparentes, Lawry a ri et s'est exclamé « ça y est ! Tu es Américain ! Dis : je suis Américain ! ».

Je n'ai rien dit : je n'étais pas encore Américain, il me manquait une voiture. Ça s'est déclenché il y a trois jours : A la First National Bank of Oregon est arrivé le fruit de mes salades des derniers mois dans Moto Journal.

En sortant de la banque, je suis allé chez Ugly Duckling louer un break Oldsmobile avec un moteur de 455 CI (sept litres et demi) et j'ai foncé à Milwaukie pour aller acheter à Petit Prince ce dont il rêvait depuis des temps mémoriaux : son premier vélo !

Ah ! le premier vélo ! C'est quelque chose dans la vie d'un gosse ! Je me souviens du mien comme si c'était hier. Le premier vélo de Petit Prince ne ressemble pas du tout à celui que j'avais eu à l'époque (Bon sang ! Il y a plus de vingt ans !), parce qu'on est en Amérique et que l'on vient du Japon.

Ici et là-bas, la grande mode, c'est le vélo de cross. Des engins sous-dimensionnés, avec des cadres ultra-solides, pas de frein avant, des pneus à tétines, des guidons à barre de renfort et des protections en caoutchouc mousse sur toutes les parties métalliques où l'on risque de se faire un gnon. La bête de Petit Prince, c'est un Huffy Pro Thunder 4S, le dernier cri en matière de vélo de cross, avec des roues monobloc !

Haha ! La tête de Petit Prince quand il a vu son vélo ! On a fêté ça. Petit Prince a fait une manche de cross dans le parking de « Church's Fried Chicleen », quelle joie !


Une ou deux heures après, coup de grelot du restau où je faisais des extras comme plongeur de nuit « notre plongeur n'est pas venu bosser. Combien de temps vous faut-il pour venir le remplacer ? »


En temps normal, il faut que j'aille prendre le bus n°5 sur Union Avenue ou le n°29 sur Vancouver Street, un passage toutes les demi-heures et un quart d'heure de trajet jusqu'à la cinquième avenue sud-ouest, puis marcher jusqu'à la 22™ avenue nord-est, c'est un coup d'une heure avec du bol.

Là, j'avais l'Oldsmo-bile. « Je serai là dans un quart d'heure ! » J'ai fait ronfler les 7 litres 5 du char d'assaut, dix minutes après j'étais au boulot, deux heures après j'étais officiellement embauché sous le numéro d'employé 909.


C'est là que j'ai craqué. Le lendemain matin, j'ai regardé les petites annonces de l'Oregonian, j'ai écume les « station wagons », et c'est comme ça que je suis devenu proprio de GGN 218.

Tiens, si on l'appelait « Gégène » ? La bagnole m'a amené un boulot permanent, le vélo de Petit Prince lui a permis de s'intégrer dans la bande des gosses du coin.

Eh oui, on le mettait de côté parce qu'il n'avait pas de vélo, il ne pouvait donc pas suivre la bande. Ce qui est drôle est que comme nous vivons dans un coin pas cher, c'est naturellement un quartier à majorité noire. Donc les copains de Petit Prince sont des colorés.

Or les noirs ne parlent pas avec le même accent que les blancs, en parlant au téléphone avec quelqu'un, par exemple, on peut quasi-infailliblement savoir s'il est noir ou blanc. Hé bien, comme dirait l'autre, ça déteint. Vous ne pouvez pas savoir comme c'est drôle quand mon Petit Prince rentre de jouer, d'entendre ce petit blond aux yeux bleus parler avec un accent nègre. Une fois je lui en ai fait en riant et en anglais la remarque, il m'a répondu « Ouate de phoque ? »
C'est l'Amérique. Voilà... J'ai une auto, je suis Américain.
Petit Prince a un vélo, il est noir Américain.

 

 

Portland, jeudi...


Merde... L'ascension sociale en Oregon, c'est pas ce que j'eusse cru que ça fût : au John's Meatmarket, au moment où l'on a décidé de m'embaucher à plein temps, je me suis dit que c'était le pont d'or, ou presque. O colossale désillusion : à la fin de la quinzaine, il s'est horriblement et épouvantablement avéré qu'en fait de pont d'or, je gagnais moins qu'avant.

Toujours 3,25 Dollars de l'heure, moins la Fédéral income tax (FICA) moins la Sécurité Sociale, moins la taxe sur la taxe, moins la taxe sur la taxe ajoutée, ça me fait gagner un bon 20 % de moins.

A part ça, j'ai la super cote dans la boîte, ils ont tout de suite vu que j'avais la plonge dans le sang. La plonge, c'est comme tous les arts, il faut avoir le feeling. A l'oeil je discerne l'assiette pas trop grasse que la machine va laver toute seule de celle avilie de fromage râpé (le pire), de beurre ou de pâte à gâteau qu'il va falloir dégrossir au jet d'eau chaude ou même au Scotch Brite plus Chloro 12 ou autres si l'on veut que le truc sorte propre de la machine.


La machine... Je l'ai appelée « Conchita » parce que, les jours où il y a des banquets de 80 couverts, et que quand les 80 invités repoussent d'un seul geste leur assiette et couverts et verres à entrée avant d'entamer le New-York steak à $13.95, les bussers m'amènent aussitôt toute la came à laver.

En fait, ils pourraient le faire plus progressivement, mais ils sont comme tout le monde, ils voient bien un client finir, puis un autre, mais ne déclenchent le geste d'aller ramasser les assiettes ou les verres sales qu'au moment où un tel déplacement devient éminemment rentable.

L'inertie aidant, on prend du retard, si bien qu'un vent forcissant prend des allures de tornade. D'un coup, je vois arriver des montagnes de putain de vaisselle sale, alors comme je suis le dernier de la chaîne, il faut bien quelqu'un à appeler au secours. Or, en-dessous de moi dans l'échelle hiérachique, il n'y a que Conchita, il fallait bien que je lui trouve un nom... Conchita... Il y a des nuits où je n'ai plus qu'elle...
 


Faut dire qu'ici, c'est le meilleur des mondes de Huxley : chacun sa tâche. Les « hosts » sont les hôtes. Les « waiters » sont les garçons, les « bussers » ramassent la vaisselle sale sur les tables. Les « dishwashers » lavent le tout, je dis « les dish-washers » parce qu'il y en a deux : Conchita ma machine et moi.

On porte le même nom : ici, un plongeur humanoïde (moi) et une machine à laver la vaisselle (Conchita) sont tous deux appelés dishwasher. C'est nous le bas de l'échelle. Au-dessous de nous, le néant.

Oh, le néant a un nom : Janitors : ce sont les esclaves souvent loués a une compagnie extérieure qui viendront nettoyer le restau quand les derniers des derniers sont partis. Bref, il y a bien des soirs où j'en ai quelque peu ras zobi. Pourtant, y'a pas, faut bien continuer, pas le choix. Retourner à la Rescue Mission avec le pasteur qui ne s'est jamais remis de n'avoir pas participé à l'inquisition, aller faire la file à 11 heures 30 à la porte de la « Blanchet House » pour le déjeuner gratuit et tout le quotidien de celui qui ne sait pas où bouffer...

Au fond, tout seul, je m'en foutrais. Seulement, il y a Petit Prince qui pour moi vaut bien mieux que ça. Je n'ai plus le droit de buller... Lavez, lavez, lavez, lavez la vaisselle...


J'en ai marre d'être regardé de haut par les garçons et les ramasseurs de vaisselle sale, j'en ai marre que les ramasseuses femelles laissent accumuler leur merdier avant de venir avec un sourire de mes deux me dire : « Pourriez-vous me faire une faveur ? Je n'arrive pas à porter mon bus tray (plateau à merde), pourriez-vous le faire à ma place ? »

En plus, c'est évident, je me fais estamper. La première fois où j'ai bossé ici, c'était comme extra. Le dishwasher de nuit d'alors, ça me paraît déjà si loin... Comment s'appelait-il ? Un tout grand maigre, coiffé en brosse ou presque, même que son nom m'avait fait marrer parce qu'il me rappelait un très mauvais chanteur rock français des années 60.

Ouais ! Vince, comme Tay-lor qui est riche. Bref Vince avait demandé un mec en extra parce qu'il y avait un banquet de 60 couverts en plus de la litanie habituelle.

Depuis que je suis là, gros banquets ou pas, je suis seul à me démerder avec la vaisselle sale. Vince travaillait ici depuis un an et demi. Ben... Ils l'ont lourde, normal, vu que je travaillais plus... O. K, Vince était plutôt bran-leur, un peu du style à laisser le boulot aux autres dans la mesure du possible m'a-t-on dit.

Mais merde ! A $3,25 de l'heure moins 20 % de taxes, remboursables à la fin de l'année si l'on n'a pas gagné assez gros pour être imposable, qu'est-ce qu'on voudrait ? Des héros ? Bref, ma furie de la plonge a mis au chômage un véritable Américain, Vince.

Au coin de Burnside et de la 22ème avenue Nord-Ouest, en face du Ring Side, au John's Meatmarket, il n'y a plus qu'un plongeur de 18 heures jusqu'à la fermeture : l'envoyé spécial et exclusif de Moto Journal en Oregon, môa...

Quelle merveille ce nouveau plongeur, il bosse dur, il est toujours à l'heure, il ne gueule pas trop sur le fait qu'il gagne moins depuis qu'il est employé régulier, c'est vraiment de la bonne pâte.

Je suis en transit. Je ne pense pas rester ici plus longtemps qu'en Inde, au Népal, ou où que ce soit. Je ne veux rester nulle part. Je triche. Du coup, bien sûr, c'est facile de donner plus quand on sait que dès que l'on en aura marre ou qu'on le pourra, on reprendra ses billes.

Pardon, Vince, je t'ai foutu au chomedu, et puis merde, quand je me tirerai d'ici, ils auront bien ton numéro de téléphone pour te faire revenir... Merde... Je suis crevé...

Ce soir, comme chaque soir de travail, je me suis tapé mes deux mugs de Budweiser à 55 cents à l'Acropolis, et la grosse Gégène est garée de l'autre coté de Burnside, dans le parking du restau mexicain qui est fermé à cette heure.

Il est deux heures cinquante cinq du matin, le temps que je traverse la rue, que je démarre la Gégène, que je descende Burnside, que je tourne à gauche dans la llème, à droite dans Everett, que je passe le pont métallique sur la file du milieu le pied à la planche, que je tourne à gauche vers Seattle, droite sur Union Avenue, tout droit jusqu'à Killingworth, droite jusqu'à Cleveland avenue, gauche jusqu'à Jessup, droite sur Rodney, je trouverai Petit Prince, s'il ne s'est pas endormi, en train de regarder la fin de « Peter Gunn » à la télé sur le Channel 6. Complètement nul ce que je viens d'écrire. C'est ma vie...

 

 

Portland, lundi


Ce matin, enfin... Ce matin... Il est 2 heures 03 de l'après-midi, d'après ma Picco quartz alarm achetée $12,99 chez Fred Meyer au coin de Union et Killingsworth, et échangée sans discussion ni présentation du ticket de caisse après que la première eût expiré peut-être un peu à cause dun geste désordonné de Petit Prince qui la fit violemment choir.

Ici, c'est l'Amérique, le client a raison. Bref, je m'éveille au 5733 NE Rodney et le monde a de nouveau bougé. Je ne bosse pas ce soir, mais Petit Prince, lui, est au charbon. A cette heure, il est élève de 3rd grade (CE2 chez nous) à l'école Martin Luther King Jr, à l'angle d'Al-berta et de la 7èmc Nord-Est.

C'était franchement plus possible qu'il n'ait comme horizon que la télé, les petits copains et moi. Faut qu'il apprenne à vivre sur la terre telle qu'elle est, enfin, je crois qu'il faut, je sais pas. je sais rien, que celui qui sait m'écrive, il gagnera certainement son enveloppe retournée avec la mention « parti sans laisser d'adresse ».


Je suis crevé... Je ne bosse plus... J'ai démissionné du Meat Market. Hier... Dimanche, jour calme, en plus jour d'élections. Reagan a été élu, ça m'a foutu les boules... J'ai fait une visite dans la réserve à vins. Exerunt deux bouteilles de Chablis pas californien, que j'ai éclusées, allongé tel Néron sur une table à découper la viande.

Eh bien croyez vous qu'on m'ait viré ? Non, il a fallu le même soir que je démissionne pour une raison d'avance sur salaire qu'on ne pouvait plus me donner vu qu'à une heure et demie du matin, la caisse était fermée.

A priori. Petit Prince, la grosse Gégène et moi quitterons l'Oregon la semaine qui vient. On ne pouvait pas rester éternellement en Oregon. Il y fait un temps dégeulasse, brouillasseux, triste à se tirer des balles dans toutes les têtes que l'on a.

Du coup, j'ai vendu un peu de texte à un journal auto. Ben... quoi ? Au fond j'ai eu ici pour $534 mon permis de conduire et la grosse Gégène fière de ses quatre phares, ses huit cylindres et six litres sept de cylindrée, pourquoi ne pas en profiter pour vendre de la copie à l'automobileux ?

Il faut que j'en profite pour vous parler de Gégène, mon ô-to-mô-bile. Gégène (GGN 218), c'est l'anti moto par excellence. Une auto comme même l'Amérique n'en fait déjà plus. Eh oui, ici en matière d'auto, c'est la panique à l'économie de carburant. Pensez, le prix de la benzine qui est monté ici au-delà de $1 le gallon (environ 1,20 F le litre) O, ciel ! Ça a provoqué une sorte de mouvement de panique, une masse d'automobileux s'est précipitée vers les autos économiques.

Or, les autos économiques sur le marché américain, étaient toutes étrangères. Cette année, les trois marques américaines (Ford, GM et Chrysler) contre-attaquent comme des bêtes pour que l'Amérique reste l'Amérique. Un peu comme Motobécane a piteusement essayé de le faire en France il y a dix ans lorsqu'il s'aperçut que le marché moto (quelle honte) était reparti.


Donc, Gégène avec ses 8 pistons gros comme des tambours de garde républicaine, c'est déjà une pièce de collection, Six litres sept, 6700 centimètres cubes ! Presque cent fois la cylindrée de Puce ! Sauf erreur, le plus gros moteur offert aujourd'hui sur le marché américain des has been à roulettes ne cube que six litres. Une histoire qui prend fin. Finis les 8 litres 2 des Cadillac Eldorado 1972, la cylindrée baisse sur l'index Dow Jones, devrais-je dire Down John ?


Gégène, c'est pourtant tout doux. Un bateau et un avion. Un bateau a cause de son inertie effrayante, de l'impression qu'elle donne a son barreur de piloter une péniche sous les ponts de la Seine. Tout prévoir à l'avance...

Un avion parce qu'elle pousse tout de même relativement fort, et avec une constance... J'en viens a conduire mon wagon souvent comme une grosse moto moderne : fais attention au compteur, sinon tu ne sais plus à quelle vitesse tu vas.

L'anti-moto, Gégène. Que tu roules à 10 miles ou à 100, même absence de bruit moteur même absence de tout ce qui te donne l'impression d'être en train d'avancer. S'il fait froid comme en Oregon en ce moment, mets donc le chauffage qui pourra si tu le veux te rappeler la Floride en été, s'il fait chaud, le bouton à gauche, sous la colonne de direction te met en route un air conditionné dont le compresseur est aussi gros qu'un moteur de Mob. Gégène, c'est le moyen de se mouvoir sans avoir l'impression de sortir de chez soi. En tant qu'Américain, je trouve Gégène positivement idéale...

 

 

Portland, mercredi...


Ça merde... Ma carrière de journaliste automobile a foiré. Je ne sais pas si mon papier est paru, toujours est-il que je n'ai pas touché de sous. J'ai donc entamé une seconde carrière de laveur de vaisselle ; avec mon expérience du Meat Market, ça n'a pas fait un pli.

Maintenant, je suis plongeur en chef et assistant aux pizzas chez Accuardi's. Je gagne plus en travaillant moins. Le personnel, après 22 heures, est une grande famille. Il m'a fallu deux jours pour comprendre en partie pourquoi : à partir de cette heure-là, où le chef en chef s'en va dormir, tout le monde s'en va par groupes de deux ou trois fumer le calumet de la paix dans la chambre froide.

Une fois, j'ai fumé avec Andrew en début de nuit, comme je n'ai pas l'habitude, ça a été infernal. Je bossais trois fois moins vite, tout me paraissait colossalement difficile à faire, depuis je ne fume plus le calumet de la paix qu'une fois le boulot fini. J'aide à la cuisine, je fais des pizzas, je dépanne un peu au bar quand le personnel normal roule un peu trop sur la jante. C'est un bon boulot, relax. Personne ne me regarde ni de haut ni de bas. On m'a promis une augmentation en fin de mois...

 

 

Downtown Portland, lundi...


Les gars, ça ne va pas être facile : ce soir il faut faire le point, et pour ça, il va falloir marcher tout en flashes-back : accrochez vous, on y va... Ça y est : je suis Américain. Si d'aventure ce soir, je devais canner d'un serrage de bielle au coin de Sandy et de la 122èmc avenue, le flic de service qui fouillerait mon cadavre encore fumant conclue-rait, au vu des « credentials » contenus dans mon crapaud made in USA, que la belle Amérique a perdu un citoyen.


Permis de conduire... Carte de Sécurité Sociale... Carte de membre de l'American Motorcycle Association. Carte de l'American Automobile Association, Carte de la State Farm Insurance. Carte du National Home Health plan, tout y est. Carte de crédit aussi, Bon... oui... oh... D'accord, la mienne c'est pas ça qu'est ça, que voulez-vous, dans ce pays qui n'est plus riche, qui vit sur son passé ou rêve de le retrouver, on ne trouve plus les cartes de crédit dans les pochettes surprise.

La mienne, c'est pas la Visa, c'est pas la Master Card, c'est pas l'American Express don 't leave home without it, qu'ils disent à la télé, c'est pourtant ce que je vais faire, c'en est une qu'on achète pour 50 cents dans les chiottes de tous les bistrots louches, la « Charge a vice ».

Comme son nom l'indique aussi bien en français qu'en anglais, elle n'est pas valable que pour les activités dépravantes, encore moins pour les autres. Je l'ai effectivement achetée 50 cents dans une des machines à sous des chiottes de la Jockey Club Tavern au coin de Killingsworth et de la 10ème avenue nord, non, pas cette machine-là, celle-là c'est les capotes françaises scientifiquement designées pour le plaisir de la femme, celle qui est pile au-dessus du lavabo. Américain je suis.


Blague à part je peux discuter pendant une demi-heure au café du coin avec un quiconque sans que l'on me demande où j'ai ramassé cet accent. Je comprends presque tout ce qu'on me dit, et pour le reste, j'ai appris assez de borborygmes et autres monosyllabes pour avoir l'air d'être en train de suivre la conservation. C'est peut-être bien a cause de ça que j'ai soudain décidé d'aller voir ailleurs si le ciel est plus clair.

Sûr qu'il le sera, le climat d'hiver de l'Amérique du nord-ouest, c'est pas du canot cake : froid pas trop, mais pluie, brouillard pire qu'à London-London : quand je rentrais à trois plombes du mat de mon dernier boulot d'un bout du monde de plongeur en chef et sous-assistant cuisinier chez Accuardi's au coin de Davis et de la 5ème nord-ouest, souvent a moitié bourré et toujours aux trois quarts stone, j'avais l'impression en traversant Burnside Bridge qui enjambe la Willamette plus cinq autoroutes et dix-sept voies de chemin de fer, d'être la vedette américaine du dernier thriller signé Alfred Hitchcock.
 
Sinistre à ne pas en croire sa pointe Bic.

Ajoutez à ça les patrouilles de flics en auto, incessantes à cette heure de la nuit dans ce quartier pourri, flics-flics dont le regard me vrille le dos, je vous jure que je les sens penser « qu'est-ce que c'est ce mec A PIEDS à cette heure de la nuit » ben oui, merde, mon boulot étant à dix minutes à pieds de chez moi, je laissais mon sept litres full power air conditionné devant ma porte pour aller bosser pedibus jambiscum.

Ah le crime ! Ah l'anathème ! Abjure !! Une Dodge bleue-blanche de la Portland Police, allant vers l'est sur Burnside, m'a repéré MARCHANT A PIEDS et sur mes jambes de l'autre côté du pont.

Trois fois, la bagnole-à-bourres est allée faire demi-tour sur Union Avenue pour venir se garer de mon côté. Pas pour me taper aux faffes. ici, c'est pas la France, ça ne se fait pas sans raison. Non. Pour m'inspecter des yeux, pour voir si j'allais me sauver en courant, confirmant par là mon évidente culpabilité.

La première nuit où j'ai eu comme ça les flics au dos. le cerbère de mon hôtel (c'était une cerberesse cette nuit-là) ne dormait pas.

Dès que j'ai ouvert la porte, elle m'a dit : « Ne vous arrêtez pas, foncez dans votre chambre, les flics sont après vous ».

C'est vrai que j'habite de nouveau dans un hôtel. Fini la maison de la sorcière, Lawrence d'Amérique, après m'avoir invité chez lui « par amitié » a voulu me faire casquer un loyer tellement astronomique qu'un matin j'ai mis Petit Prince, son vélo, ses jouets et tout dans la Grosse Gégène, pour disparaître sans laisser d'adresse.

Maintenant, on crèche au Bridgeport Hôtel, l'hôtel des traîne-patin. Trente Dollars la semaine, dans ce pays où un « Motel6 », la chaîne de clapiers la moins chère, coûte 12 dollars par jour, c'est vous dire si c'est la zone. D'ailleurs, une affiche à la réception annonce qu'il est interdit de taper des cigarettes ou de l'argent aux autres locataires sous peine de se faire virer.


Malgré ça, le Bridgeport, comme le Shore-line, le Broadway, le Clifford et tous les bouges de la vieille ville, sont le refuge des t'as pas cent balles, qui se dit ici : « can you spare a quarter », le leitmotiv de l'Amérique pauvre.

Oh, putain... Elle est là et bien là, je baigne dedans jusqu'au cou. l'Amérique du chômage, des allocations de ci ou ça, des food stamps, coupons pour acheter de bouffe délivrés par les bureaux d'aide sociale, des taux d'intérêts à 20,5 % dans les banques et 49,33 % plus frais de dossier dans les monts de piété.

L'Amérique... Probablement le seul pays du monde où l'on puisse être à la fois propriétaire d'une bagnole de six mètres de long avec un moteur qui vous tracterait un train de banlieue et assez de circuits hydrauliques et de moteurs électriques pour combler le déficit de l'EDF, et être positivement au fond de la merde.

Devant l'hôtel des Tapassemballes, on se bouscule pour les places de parking. Des clochards qui consomment 30 litres au cent parce qu'ici, plus les bagnoles consomment, et moins elles sont chères. La Volkswagen de ma copine Mimi la Crêpe, tape cul exigu plus bruyant qu'une moissonneuse batteuse, cote trois fois plus cher que mon palace roulant qui a le même âge et à peu près le même kilométrage.

La moindre petite cylindrée en ruines se vend plus cher qu'une Cadillac en état correct. Woh ! Chierie ! L'Amérique est folle. La bagnole normale américaine la plus chère (Cadillac Seville, 21088 dollars list priée) est équipée en série d'un moteur diesel de 105 chevaux pour mille huit cent soixante quinze kilos à tirer (traction avant). Comment ? Si ça se traîne ? Un peu mon neveu ! Une Seville Diesel, comparée à une auto de clochard comme la mienne, c'est une mobylette sans variateur contre une Yamaha OW 31. Sept ans et 20 263 dollars de valeur marchande les séparent. Eh eh ! Pour posséder une bagnole qui se traîne, ici, faut avoir les moyens !

Remarquez, 21088 dollars au cours actuel, ça fait en gros neuf briques, et avec en série la FM stéréo, les glaces, les sièges, la fermeture de coffre, les verrouillages des quatre portes électriques, l'extinction des phares automatique quand on quitte la bagnole et autres gadgets-surprise, c'est plutôt bon marché. Seulement, ça ne veut rien dire de convertir les Dollars en francs. L'Amérique, c'est un pays pauvre.

21000 dollars, ici, c'est un vieux tas de pognon. Les Seville dernier modèle, facilement reconnaissables à leur cul en lame de rasoir style Rolls des années 40, il n'en traîne pas des masses à Portland. C'est presque aussi rare qu'une Harley.


Je vous assure que quand il passe une Harley dans la rue, on la remarque. Ici, on roule jap à moto, à part pour les fanas, la Harley, c'est débile et inutilement cher. A Tokyo, les Harley je ne les remarquais presque plus. Faut dire qu'au Japon, pour être « in » faut avoir l'air américain, les pauvres, s'ils savaient ! Le monde marche à l'envers...

L'Amérique est complètement à coté de ses pompes. La Chrysler Corporation ne sait plus à qui taper cent balles pour ne pas se casser la gueule. Le président Reagan a promis de « remettre l'Amérique au travail », Nom d'un chien, il va en avoir, du taffe ! Ouillaillaille ! A 204 ans, l'Amérique doit apprendre à devenir adulte, Remarquez, 204 ans pour un pays, c'est probablement à peine l'âge de la puberté. Ça y est ! Je sais ce qui bouleverse l'Amérique : c'est la puberté...


Ouais, je dis ça parce que je suis un Américain pauvre, que je gagnais péniblement 500 dollars par mois en faisant 40 heures par semaine, eh oui, « gagnais », jusqu'à hier... Maintenant que je suis devenu un honnête travailleur américain, bien vu de son employeur, la comédie est finie, il est largement temps d'aller me faire pendre ailleurs.

J'ai collé ma démission, et vendredi prochain, sitôt ma paie finale touchée, on part, tous les trois. Depuis le temps que j'ai un fils, il me fallait bien une femme pour que ça fasse moins louche. On trouve tout en Amérique, alors j'ai trouvé Mimi la Crêpe.

Je l'appelle comme ça non parce qu'elle est plate, mais parce que le week-end, elle vendait des crêpes bretonnes au Saturday Market. Ancienne combattante : elle a fait quinze ans d'Amérique. Un détail en passant : Elle est... Française. Je l'ai trouvée sympa, elle m'a trouvé sympa, Comment la trouves-tu, P'tit Prince ? Sympa ? Alors, on l'adopte ?


J'ai adopté Petit Prince au Népal en partie parce que j'avais une place libre sur ma moto, maintenant que l'on a une bagnole longue comme un autobus parisien, ça serait bête de ne pas adopter une femme...


Un dernier détail pour expliquer ce départ d'Oregon peut-être un peu sec, un sonofabitch a volé le vélo de Petit Prince. C'est dur l'Amérique pauvre... Voilà, la plaisanterie est finie. On reviendra peut-être, probablement en Amérique, parce que pauvre ou riche, c'est tout de même quelque chose. En attendant il est temps d'aller voir autre chose. Later on, America... On va partir plein sud à quatre, la Grosse Gégène, Mimi la Crêpe, Petit Prince et moi.

 

 

 

Temple Bar, jeudi...


Ouf... Ce soir et pour quelques jours, on fait la pause. Temple Bar, Arizona, au bord du lac Mead. On n'a pas quitté l'Amérique, et en fait, on ne la quittera pas avant le printemps au plus tôt.

On est parti tambour battant, Portland, San Francisco, Los Angeles, A Los Angeles, en feuilletant les petites annonces du « Recycler » on s'est équipé pour le camping.

Une tente pour 35 dollars, sûr qu'elle a pas l'allure d'une tente de riches étrangers, on dirait plutôt une cahute de Huns. Cela dit, comme le dit si bien le cardinal Belfigo, il vaut mieux un petit chez les Huns qu'un grand chez les autres...

Un réchaud deux feux à essence Coleman, 12 dollars. Là, j'ai peur qu'on n'ait pas fait une affaire : le père Coleman, ça fait deux fois que je le démonte pièce à pièce en jurant mes nom de dieu, et il ne nous a pas encore réchauffé la première boîte de conserves.

C'est ici, à Temple Bar, Arizona, qu'a commencé notre expérience de campeurs. La première nuit a été horrible. Le sol était trop dur pour planter les pieux de la tente. Le père Coleman n'a pas voulu chauffer quoi que ce soit. Bref, on a trépigné, hurlé, on s'est acharné sur les pieux de tente, on a crié fichtre et foutre, on a masturbé à deux mains la pompe du père Coleman, puis on a mangé froid, et on a couché à l'arrière de la grosse Gégène, y'a de la place. La Grosse Gégène est toujours là quand le logement va mal.


Bref, je reprends mon flash-back... On a donc avionné en direction du sud, en prenant tout juste soin d'avoir le pied assez léger pour ne pas ouvrir le second corps du carbu de la Grosse Gégène. because ça fait monter sa consommation jusqu'à des hauteurs difficilement concevables par un cerveau de motard.

On a donc fait les mille et quelques kilomètres de Portland à San Francisco d'un souffle, là, j'ai découvert une chose : la voiture américaine, c'est la voiture par excellence, l'antimoto absolue. De la place à ne pas y croire, à trois sur le siège avant, on peut gesticuler sans se flanquer mutuellement le coude dans l'oeil.

Le siège arrière sert de dortoir. Derrière, c'est la soute à bagages. Du confort à l'américaine : dans une bagnole de chez nous, on est assis comme sur une chaise de cuisine : dos droit, genoux à 90 degrés.

Dans une bagnole américaine, on se répand, on se fait tout mou. On ne roule pas assis, mais effondré, les mains tenant le volant a 10 heures 10, c'est bon pour les névropathes qui roulent dans des défouloirs à roulettes avec des suspensions dures, des sièges durs, mains crispées sur le volant et regard fixé sur la ligne bleue des Vosges.

Ici c'est une toute autre affaire. A 70 miles sur la freeway (n'allez pas croire qu'en Amérique on respecte les limitations plus qu'ailleurs), la main gauche tient vaguement le volant, coude appuyé sur la cuisse pour économiser l'énergie, la droite caresse langoureusement la fesse de la voisine ou du voisin, cela pour les women drivers ou les minorités sexuelles, le pied droit maintient vaguement le champignon à l/8e des gaz, le gauche gît quelque part sous le siège ou n'importe où, si l'on a le cruise control (champignon automatique monitoré par le compteur de vitesses), on laisse traîner ses jambes absolument n'importe où pourvu que ce soit confortable.

L'oeil doit être mou. dans ce pays où l'on commence à conduire à 15 ans une voiture, on sait conduire en somnolant. Pas de réflexe de femme saoule, pas de panique, pas de changement de file sans prévenir, ici, parce que l'on apprend à conduire comme on apprend à marcher, on conduit par réflexe et sans agressivité.


Voila, je vis l'Amérique, je vis l'Automobile dans toute sa splendeur, comme elle ne sera jamais plus. Les caisses de deux tonnes avec des moteurs tout en fonte de 7 litres de cylindrée qui vous fait péniblement 11 miles par gallon d'essence, (21 litres aux 100) même ici, c'est déjà du passé.

La grosse Gégène est une sorte de dinosaure. Relief d'une époque déjà révolue. Je me marre, je revis la préhistoire. Quand je reviendrai en France, si je reviens en France, pour le contraste je m'achèterai un engin plus dur que jamais. Une Norton avec un moteur Combat si j'en trouve, ou sinon, une 1000 Yam V twin, bref une moto moto, bien démente, bien irrationnelle, et qui coûte dix fois le prix de la grosse Gégène. Je veux redevenir idiot et irrationnel.


Jai peur les mecs... Ici, je calcule tout. ' On me proposerait au choix une mobylette sans variateur et une Vincent HRD pour le même prix, je commencerais par penser « which one is the best value for money ? », laquelle est la plus rentable.

Je n'ai plus de coeur, plus de pulsions... Je veux redevenir idiot ! En écrivant ça, je me rends compte à quel point l'Amérique me change. Rigolo de faire un parallèle entre ma première moto à Paris porte de Clichy en mai 66 et ma première auto quinze ans après.

Le jour de ma première moto, je pensais acheter une BMW, une moto de curé, et ce fut une Aermacchi, une ballerine. Le jour de ma première auto, c'eût pu être une Cadillac, une Chrysler New-Yorker avec plus de cylindrée et dix fois plus de gadgets que la grosse Gégène, et me voilà t-y pas avec le plus pépère et le plus familial des dinosaures américains.

Tout simplement parce qu'on est en Amérique, qu'ici on est tough on money, qu'on n'achète pas sur un coup de tête. Ici l'on consomme beaucoup, c'est sûr, mais le consommateur est extrêmement soucieux d'en avoir pour son fric.

Une pratique courante dans ce pays, le « satisfait ou remboursé ». En France, quand on propose ce genre de garantie, c'est pour la pilule qui vous donne les muscles de Maciste en trois jours, et la société qui vous vend le miracle par correspondance est une boîte postale quelque part à Monaco, Valduz ou Kuala Lumpur.

Ici, ce sont des sociétés ayant, et pas qu'un peu, pignon sur rue, et vous rendront effectivement vos billes si vous n'êtes pas content. La Chrysler Corporation l'a fait il n'y a pas longtemps pour les voitures. Achetez une Chrysler neuve, si dans le mois qui suit vous décidez d'acheter un modèle équivalent d'une autre marque, on vous rend vos sous.

Franchement, vous imaginez ça chez nous ? Ici, le consommateur cherche la bonne affaire, et le marchand en tient compte. Si, au début de 81, vous achetez une moto ou une voiture neuve d'un modèle 80, on vous le soldera toujours. Ça fait drôle de voir un concessionnaire Rolls Royce proposer un rabais de 20 000 dollars (neuf briques) sur les modèles 80 qu'il lui reste en stock.

Le consommateur est dur ici. Il faut faire avec. Si vous aviez acheté avant février une Harley de haut de gamme n'importe où aux Etats Unis, vous auriez eu droit a 800 dollars d'accessoires gratuits.

Harley devait avoir besoin d'argent frais cet hiver. J'espère que c'est pas pour sortir un nouveau modèle ait encore l'air d'une antiquité remise au goût du jour. Je suis devenu un consommateur américain. Méfiant, lorgneur d'étiquettes, avide de specials, soucieux de saisir la meilleure marchandise pour chacun de ses Dollars.

Vivant ici, j'ai la sourde impression qu'en France on vend n'importe quoi très cher avec une garantie bien souvent en bois, et que si vous n'êtes pas content, c'est le même prix. La France n'a pas encore bien réalisé que la monarchie et la féodalité sont révolues depuis 1789, que le vendeur est redevable de l'acheteur, que le système politique « votez pourrions, nous ferons le reste » est un peu périmé.

L'Etat d'Oregon, lors des élections présidentielles de novembre dernier, a mis un sacré coup de freins à l'installation de centrales nucléaires sur sa terre. Il a refusé l'augmentation des taxes sur l'essence. A refusé l'interdiction de piéger les animaux sauvages. Il n'avait pas seulement à élire telle ou telle tête de clown à la tête du continent, mais aussi à décider d'une quarantaine de mesures aussi bien à l'échelon de l'Amérique entière que de celui de l'état d'Oregon ou du canton.

Oh, bien sûr, l'Amérique c'est pas le Pérou, comme on dit. Seulement, quand j'y pense, je trouve excessivement lamentable que longtemps après 1789 et peu de temps après 1968, on ait élu un mec qu'on appelle Giscard de mes Choses...


Le soleil s'est couché sur le lac Mead. Un gag, ce lac. Un truc artificiel né de la construction d'un barrage à 30 miles d'ici il y a une cinquantaine d'années en plein désert. Eh bien croyez moi si vous le voulez, mais même après 50 ans, la nature, autour a l'air de faire comme s'il n'était pas là.

Pas de verdure autour du lac Mead. Une gigantesque mare d'eau au milieu du désert. Pour vous donner une idée, à part la petite convenience store du terrain de camping, où l'on ne vend absoument rien de ce qui puisse ressembler de près ou de loin à quelque chose de frais, la plus proche épicerie est à Las Vegas, Nevada, à 100 bornes d'ici.

C'est immense, immense l'Amérique. Mimi la Crêpe qui a des tendances écologiques en crève d'avoir à bouffer ce que l'Amérique fait de plus dégueulasse en matière de boîtes de singe, mais on ne peut tout de même pas se taper 200 bornes de route, donc 40 litres d'essence, pour aller chercher de la salade fraîche...

Faut dire que pour des campeurs américains, on est équipé franchement minable : quand d'aventure on jette un oeil sur nos voisins, on se sent franchement romanos. Les voisins ont un motorhome (camion-caravane) de 32 pieds (10 mètres), air conditionné, télé en couleurs, chaîne hi-fi et tout le toutim, et dans leur congélateur, vous savez ce qu'il y a entre autres ? Un aurignal entier. Ça c'est du campinge, les mecs.


La plupart de nos voisins sont des retraités qui passent leur temps à parcourir le pays avec leur motorhome, histoire de toujours se trouver là où c'est beau et où le soleil brille. Façon sympa de passer sa retraite, pas plus chère et bien plus excitante que la villa Sam Suffit, pas vrai ? Ben non, pas plus chère, un motorhome comme celui des voisins, ça vaut dix ou douze briques, et des parcs pour garer le machin, il y en a partout en Amérique, d'Alaska jusqu'en Floride. Merde y'a pas, ça a des côtés sympa l'Amérique...

 

 

Daytona Beach, 5 mars 81


Alors là, les mecs, quand je vais vous dire où je suis, vous allez crever de rire la bouche ouverte. Je suis à Daytona Beach. Floride, pas vraiment surprenant pour un motard, même en bagnole, qui navigue dans cette région de l'Amérique, mais ce soir je ne suis ni au bord de la piste, ni au terrain de camping mais dans un grand hôtel d'un genre un peu particulier.

Ma chambre, qui mesure 2 m 80 sur 1 m 80, a de jolis murs peints en vert, très jolis et très solides. La fenêtre fait 1 m 60 de large sur seulement 10 cm de hauteur. Drôle d'architecture, hein ? La porte est en acier double épaisseur, avec deux meurtrières de 30 x 10 cm et ne s'ouvre que de l'extérieur.

Mince d'hôtel, pas vrai ? Dernière chose, l'hôtel qui ne fait que la pension complète, est gratuit. Bon à savoir... Quoi ? Un hôtel gratuit à Daytona Beach ? Vite, Le nom !!!


Attendez, il est écrit de l'autre côté de la feuille sur laquelle j'écris... « Volusia County Correctional Facility » Eh oui ! Je suis en taule a Daytona, n° 112664, cellule JL6, je suis en train de découvrir un nouvel aspect de l'Amérique.

Il est des Etats ou des comtés, ici, où il est redoutablement facile de se retrouver en cabane. Le comté de Volusia, où se trouve Daytona, a quelque peu l'air d'en faire partie.

Que je vous fasse un peu l'historique de la chose. Nous étions donc depuis trois jours à Daytona, Petit Prince, Mimi la Crêpe, la grosse Gégène et moi. On avait planté notre tente de Huns dans le Daytona Beach Camp-ground, à 4 miles du circuit. Dix Dollars la journée de camping, vingt dieux, pas le cadeau.

La Floride, quoi ! Quoi qu'il en soit, lundi, je me suis mis en quête de mes collègues motojournaleux qui devaient logiquement se trouver quelque part autour de Daytona. Par l'intermédiaire d'un transfuge du FBI, j'ai fini par les situer dans un hôtel à 12 miles au nord.

J'y suis allé séance tenante et y suis arrivé à 4 heures et demie de l'après-midi. Les collègues n'étaient pas encore là, mais par contre le diable y était. 16 heures 30 au bar de l'hôtel en question, c'était le début de la « happy hour ». La happy hour, l'heure heureuse, est une tradition dans pas mal de bistrots à travers l'Amérique.

Pendant les heures creuses, vous avez deux pots pour le prix d'un ; attention, pas question d'en avoir un à demi-tarif, vous en achetez un et on vous en sert deux, nuance ! Seulement, à ce bar là, la « happy hour » ne s'appliquait pas à la bière, qui dans ce pays est ma boisson favorite.

Alors je me suis mis au Martini. Ici, un Martini, c'est du gin avec un peu de Martini dedans. Bref, quand les motojournaleux sont arrivés deux heures après, j'étais pas mal gai. On est allé bouffer ensemble, et quand on s'est quitté, je l'étais encore plus.

Je retournais au camping au volant de la grosse Gégène quand les flics me sont tombés dessus. Une heure après j'étais avec quelques compagnons dans une cellule au poste de police de South Daytona.

Passage à la machine électronique à détecter les poivrots, photo, empreintes digitales et tout, a une heure du matin on transférait la viande saoule à la prison du comté de Volusia, et c'est ainsi que j'ai passé ma première nuit dans une prison américaine.

Oh, ce n'était pas l'horreur, c'était plutôt folklorique, on rigolait bien, (j'ai réussi à leur piquer une des photos d'identité qu'on m'a faites au poste).

Ça s'est juste un peu gâté quand on n'a pas voulu me donner mes clopes et mes allumettes. En guise de protestation, j'ai passé le reste de la nuit à foutre des coups de lattes dans la porte de ma cellule en chantant des chansons communistes.

C'est que j'en connais des wagons avec toutes les paroles, l'Internationale, Hardi camarades, le Chant des survivants, Il est mort l'ami Lénine, le Chant des Martyrs, l'Armée de l'Ebre, El Commandante... Ils ont été servis.

Chaque fois qu'un gardien venait m'engueuler, je réclamais mes clopes et mes alloufes. On m'a changé de cellule, menacé de la camisole de force, mais on ne m'a pas rendu mes clopes.

Le lendemain matin, je suis passé en jugement, ou plutôt en première audience. Je n'aime pas les juges, professionnels ou amateurs. J'ai donc été très peu coopératif.

En plus, je n'aime pas le système judiciaire américain. Voilà comment ça se passe : un juge examine votre cas et vous fixe un « bail bond ». C'est une caution. Si vous déposez l'argent demandé, on vous libère, et vous êtes jugé plus tard en présence de votre avocat.

Sinon, vous restez en taule jusqu'à votre jugement. En un mot, si vous avez du fric tout va bien, pas de fric c'est pas bien.

Je me suis donc retrouvé devant Monsieur le juge. L'était pas antipathique, le mec, mais une chose m'a fait bondir : il a fixé ma caution à $250. Or, il figurait dans mon dossier que j'avais 260 et quelques Dollars lorsque j'ai été mis au trou.

Vous savez ce qui m'est alors venu à l'esprit ? Un épisode des aventures de Lucky Luke qui s'appelle précisément « le juge ». Lucky Luke est arrêté pour je ne sais plus quoi, et le juge Roy Bean lui demande : « combien d'argent avez-vous sur vous ? ». Lucky Luke répond : « vingt Dollars environ » ; le juge alors décrète « vingt Dollars environ d'amende !!»

Bref, j'ai refusé de raquer la caution, refusé de promettre de venir à mon procès à moins qu'il ne soit programmé dans les deux semaines à venir, on m'a donc immédiatement condamné à $250 d'amende ou 25 jours de prison. J'ai choisi...


Ben, vous savez, ici, la bouffe est bonne pour l'Amérique, les cellules sont confortables, y'a une bibliothèque, une salle de billard, une de musculation où l'on a accès trois fois dans la journée, un téléphone longue distance P.C.V. que l'on peut utiliser jusqu'à 11 heures du soir, par contre le téléphone local est dans la cour, donc on peut s'en servir moins souvent et il y a toujours la queue.

Ah oui, aussi, les seules tables commodes pour écrire sont dans la bibliothèque, pas pratique pour moi. On ne peut y aller qu'aux heures de repas ou pendant l'heure de récréation. A part ça, elle est super coquette, la prison de sud-Daytona.

Une salle à manger qui ressemble à un restaurant de gare moderne, une gentille petite cour ensoleillée, des cellules coquettes. Toute la journée, on a accès à une salle commune avec une télévision, mais j'aime mieux ma petite cellule ou je peux bouquiner ou écrire en paix. La paix... Les gardiens sont a 50 % aimables, 50 % pas aimables, mais ça ne va pas plus loin.

Alors 25 jours ici, pourquoi pas ? A moins que Mimi la Crêpe flippe trop d'avoir à s'occuper seule de Petit Prince. Elle va probablement récupérer la grosse Gégène à la fourrière et emmener Petit Prince se baigner dans le golfe du Mexique, et moi je resterai tranquillement derrière les barreaux.

Sinon, on verra. De toutes façons, mon amende se réduit de $12 par jour de détention. Le temps, pour une fois, joue en ma faveur. Cela dit, dorénavant, en matière de courses moto, il faudra que je me méfie des grands classiques. Il y en a deux qu'à ce jour je n'aurai jamais vus : Daytona et le Tourist Trophy. Daytona, je ne la verrai pas puisque les 200 miles, c'est après demain, et que j'ai encore 22 jours de taule à tirer.

Le TT, l'année où j'ai voulu y aller, ça n'a pas marché, devinez pourquoi ? J'étais en taule à Southampton pour entrée illégale en Grande Bretagne...


Je m'installe doucement dans ma petite vie de prisonnier. La vie est plutôt douce dans la prison de sud-Daytona. Faut dire que ça n'est pas Alcatraz. D'abord Alcatraz est fermée depuis longtemps, ensuite, à sud-Daytona, on ne garde ni des assassins de haut lignage, ni des gangsters prestigieux.

Ici, c'est du petit gibier, des cas peu intéressants avec même pas de sang sur les mains. Conduite en état d'ivresse, ivresse publique, détention de tabac qui rend fou et autres « second degree misdemeanors », infractions de midinettes.

Sûr que quand on a été transféré de Deland, où se font les first appearances, à la prison de Daytona, on a eu droit aux menottes au poignet et à la cheville, attachés tous ensemble comme une grappe de raisin, comme dans les films, mais à part les paranoïaques et autres neurasthéniques, ça rigolait chez les forçats.

Maintenant j'ai un chouette uniforme vert parfaitement à ma taille, ma petite cellule JL6 dans l'aile Est, et je vis mon petit train-train. Petit déjeuner à 5 heures 30, retour à ma cellule, ouverture des portes des cellules à 9 heures, s'il y a l'un des fauteuils en rotin de la salle de séjour disponible, j'y vais bouquiner.

Sinon, je lis dans ma cellule. L'éclairage y est moins bon, mais par contre, je ne suis pas dérangé par la télé qui braille. La télé américaine est très chiante, car il est difficile de ne pas l'entendre.

Chez nous, la télé, c'est un ronron continu. Quand une émission commence, on n'a qu'à regarder la première minute pour savoir de quoi il s'agit. Si c'est un ouèsterne on sait qu'on va entendre des cris, des galopades et des coups de revolver, si ce sont les actualités on sait qu'on entendra le premier de la classe grmgrembler son laïus sur un ton consterné, si c'est un discours de Giscard, c'est le bruit d'un veau satisfait en train de mâchonner la mamelle de la France.

Les vannes intérieures du cerveau se ferment a ces bruits à venir, et aussi fort que le son soit mis, on n'entend plus rien jusqu'à la fin de l'émission. Au début de la suivante, il n'y a qu'à faire une nouvelle programmation réjectionnelle pour avoir une paix royale.

Avec cette putain de télé américaine, c'est beaucoup plus difficile, à cause des publicités. D'une part, bien sûr, elles sont conçues pour attirer l'attention. D'autre part et surtout, elles déteignent sur le ton général de l'émission, c'est comme si au milieu d'un discours de Giscard on mettait soudain une galopade et des coups de pistolet : ça réveillerait tous les téléspectateurs en sursaut : c'est à cause de ça que je préfère la télé française à l'américaine, et ma cellule à la salle commune.


Vers midi et demi, c'est le déjeuner. Une viande hachée ou du poisson avec deux légumes et du gâteau, avant de retourner dans nos appartements, on a le temps de passer un coup de grelot ou de prendre le soleil dans la cour, ou encore de se faire un petit billard ou aller prendre des bouquins à la bibliothèque.

Ensuite retour en cellule ou salle de séjour, puis on sort pour la récréation de 15 heures. Les paresseux flemmardent ou bouquinent au soleil, les billardeux billardent, les musculeux se musclent sur une énorme machine truffée de poids en fonte et hérissée de guidons de motocross, les consommeux se gavent de Pepsi Cola qui sortent des machines en bidons d'alu.

J'en ai récupéré un pour me faire une lame pour... tailler mes crayons. Ici, les stylos sont interdits, il faut écrire au crayon, et j'ai beau en avoir quatre, je suis souvent à cours de mine. Or, le seul taille-crayon est dans le bureau d'un gardien à l'entrée de la cour. Je ne peux donc y aller qu'aux heures de repas ou de récréation.

Dans le plus pur style Comte de Monte Cristo, j'ai donc fait un couteau avec l'alu d'un bidon de Pepsi-Cola, arme redoutable que je dissimule fourbement dans un paquet de tabac à rouler « Bugler ». C'est totalement débile parce que mon taille-crayon Pepsi est d'une inefficacité navrante. Je passe plus de temps à l'affûter sur le sol en ciment de ma cellule qu'il ne m'en faudrait pour affûter mes crayons par érosion naturelle en soufflant dessus, mais que c'est romanesque ! Cela dit, j'espère que les gardiens ne fouillent pas trop bien les cellules, s'ils trouvaient ça, ils seraient fichus de se faire un cinéma pas possible. Y'a pas, on vit intensément...


Merde ! J'ai été dégradé ! Je suis entré dans la prison de Daytona en « close custody » (haute surveillance). Hier soir, tout le monde a eu une entrevue avec un sikologue, et j'ai été dégradé en « médium custody » et transféré dans un autre secteur de la prison.

C'est la déchéance. Fini la belle cellule avec des murs épais comme ça et une porte de coffre-fort, maintenant, je suis dans une chambre a six lits, avec accès à une salle commune où se trouve une télé couleur que l'on peut (hélàs) regarder toute la nuit.

Le bâtiment est au milieu d'un terrain de sport auquel on a accès de 5 heures du matin à 11 heures du soir. Bien sûr, on est entouré de grillages de 3 mètres barbelés en haut, mais avec toutes ces portes ouvertes, on ne se sent plus en prison.

Plus de solitude du prisonnier dans cet immeuble ouvert à tout vent. Neuf chambres -difficile de les appeler des cellules- dans le bâtiment, ça fait neuf télés qui braillent toute la journée sur des chaînes différentes, c'est l'horreur !

Accès a la bibliothèque de 6 à 23 heures, idem pour le terrain de sport, c'est frustrant ! En ce moment, il est neuf heures du matin, je suis en train de scri-bouiller sur le bureau des gardiens, assis sur une chaise, juste en face du taille-crayon à manivelle. J'affûte mon crayon à satiété, ça me permet d'écrire plus petit et plus lisible.

Mais merde, ça n'est plus la prison ! En plus, il va falloir que je travaille, on m'a donné le choix entre le jardinage/ramassage des poubelles et la cuisine, j'ai choisi de travailler dehors, on m'a mis sur le camion n° 2, c'est-à-dire qu'on va se balader en ville pour ramasser deux ou trois poubelles ou tondre des gazons. Facile de s'évader dans ces conditions. Bref, c'est plus vraiment la prison. Tiens, je vais affûter tous mes crayons d'avance et aller écrire dehors. Il y aura moins de bruit...


Holà, c'est chouette ici. S'il n'y avait pas des grillages et des barbelés tout autour, on se croirait dans un camp de vacances. Dommage que le ciel soit couvert. J'écris maintenant sur une espèce de table de jardin en vrai faux marbre style café de la Côte d'Azur en 1900. Attendez, on m'appelle. C'est l'heure des visites, ça doit être Mimi la Crêpe qui vient voir le détenu, on va faire quelque chose de parfaitement contraire au règlement de la prison. A tout à l'heure...


Gnyark gnyark ! On vit intensément ! Pendant la visite, j'ai filé à Mimi-la-Crêpe les six pages de copie que j'ai écrites depuis ma mise en cabane. Tout à fait interdit.

Toute correspondance doit être inspectée par la censure de la prison, les lettres ne doivent pas faire plus de deux pages et tout le tremblement. Bref, il fallait bien passer outre, puisque je voulais profiter de la présence des motojournaleux à Daytona pour qu'ils emmènent ma copie toute fraîche.

On a fait le passage du message pendant la visite. Faut dire que la visite ici, c'est plutôt bon enfant. Ça se passe dans la salle à manger, on fait entrer prisonniers et visiteurs en vrac, et la salle prend des allures de dernier salon où l'on cause, avec quelques gardiens qui assistent benoîtement au truc, adossés au mur.

Y'a bien aussi des caméras de surveillance, mais, si vous pensez que la gardienne qui regarde en tricotant les six écrans de télé qui surveillent les points vitaux de la prison peut noter sur l'un des écrans que l'une des cent personnes dans une salle pose une enveloppe sur la table et que c'en est une autre qui l'emporte, vous avez gagné un stage de six mois à l'IDHEC...

Pensez donc que les salades que vous lisez écrites par le détenu 112664, sont passées à travers le filet de la censure du système pénitentiaire du comté de Volusia, Floride, USA. C'est-y pas du scoop, ça ?

Cela dit, Mimi la Crêpe n'apportait pas de bonnes nouvelles. Les flics ne veulent pas lui donner la grosse Gégène, elle se retrouve du coup toute seule avec Petit Prince dans un terrain de camping pas terrible qui coûte $10 par jour, sans moyen de transport. De plus, le stockage en fourrière de la grosse Gégène revient a $4 par jour. Cette histoire risque de revenir plus cher que mes $250 d'amende, qui ne sont plus que de $202, puisque ça fait quatre jours que je suis en taule. Bah... On verra ça demain.

Je commence à m'habituer à ma nouvelle résidence. Y'a pas, elle ressemble plus à une caserne qu'à une prison. Les gardiens sont sympas, ceux qui sont là aujourd'hui passent presque autant de temps à jouer au billard ou au baby foot avec les détenus qu'à gardienner proprement dit. S'il n'y avait pas les neuf télés allumées en permanence qui me scient les oreilles, ça serait un chouette camp de vacances...

 

 

 

Daytona, lundi


Aujourd'hui, c'était mon premier jour de travaux forcés. Ben oui, ici, on essaie de rentabiliser les prisonniers, remarquez, on est payé : un Franc de l'heure, dont 25 % utilisables à la prison même pour cigarettes ou autres, le reste à la sortie.

Les veilles de jour de travail, les télévisions sont coupées à 11 heures. Remarquez, ça m'arrange bien, d'entendre ces machines-là brailler à peu près toute la nuit, c'est assez éprouvant. Hier soir par contre, ça m'ennuyait un peu à cause des informations de 11 heures, où j'espérais voir quelque chose sur Daytona, la course, je veux dire.

J'avais sottement espéré que ça soit transmis en direct, mais là, fallait pas rêver. L'organisation ne tolérerait pas que l'on transmette la course en direct dans la région, ça ferait perdre des spectateurs. Peut-être que si j'avais été en taule en Californie, j'aurais vu Daytona en direct, je ferai mieux la prochaine fois... Enfin... Au moment où le gardien a coupé les télés, j'ai entendu une voix caverneuse crier d'une cellule voisine : « ne coupez pas !Je veux voir les courses de motos !
-Y'en a d'autres qui veulent les voir ? » a demandé le gardien à la cantonnade.

Ben ça m'a étonné, mais d'un peu toutes les cellules, des « ouais » ont retenti. Du coup, le gardien a remis les télés, et dans un flash d'une minute, j'ai tout de même vu Sarron tomber, Fontan louper son stand et trois bricoles. Vous en verrez sans doute plus en France.


J" ai donc commencé les travaux forcés : ' on se balade sur les routes avec un camion, et l'on joue les cantonniers. On désherbe, on nettoie.

Oh, c'est pas l'horreur du tout, le camion est plein de café, de bouffe, de bouquins cochons, de tabac et de papier à rouler, et entre les pauses-café, le repas de midi et les snacks, si l'on bosse trois heures par jour, c'est bien le maximum.

On voudrait s'évader, ça serait du billard, on est huit par camion, on travaille sur des routes de campagne avec des forêts tout autour, et notre gardien, Fields, n'est même pas armé.

Les prisons, par ici, ne sont plus ce qu'elles étaient. Notre gardien de travaux forcés ressemble très fort à un cow boy de cinéma : avec son mètre quatre-vingt-cinq sans graisse, ses bottes, sa mâchoire carrée et son uniforme gris avec étoile style shériff sur la poitrine, y'a pas, il cote.

Côté tempérament, il me fait penser à ces vers de Brassens : « Gloire à qui n'ayant pas d'idéal sacro-saint se borne à ne pas trop emmerder ses voisins ». On s'entend très bien avec lui, il nous fout une paix royale tant qu'on arrive à faire le peu de boulot qui nous est attribué. Bonne ambiance dans l'équipe du camion n° 2.

Evidemment, entre convicts, la première question que l'on pose à un collègue est « pour quoi t'as plongé ? »
Y'a un peu de tout dans l'équipe. Pas mal de DWI comme moi (conduite après dose illégale de Beaujolais villages ou équivalent), petits vols (le plus doué a détourné $80 000 et s'en sort avec un mois), excès de vitesse...


La plus belle condamnation est celle de Jim. Au début je ne l'ai pas cru quand il m'a raconté qu'il était allé picoler une nuit au Boot Hill Saloon dans Main Street avec sa copine, que la boisson leur a excité les sens, et que du coup ils sont allés dans le cimetière en face où sa copine religieusement à genoux s'est mise à jouer miserere my Savior sur la flûte enchantée de Jim, si vous voyez ce que je veux dire.

Les flics, nombreux pendant la semaine de la moto, les ont vus, et vlan ! Enchristés, et comme Jim n'avait pas de quoi payer la caution pour être en liberté provisoire...


J'me suis dit que c'est pas Dieu possible de se retrouver en cabane pour pareille gâterie, peut-être que Jim affabulait, et ayant vu que Fields notre gardien avait avec lui le dossier de chacun d'entre nous histoire de savoir quoi redouter de qui, je lui ai demandé de me montrer le dossier de Jim. Eh bien en face de « motif de l'emprisonnement », il y a « lewd + lascivious behaviour ». Comportement malsain et lascif. C'est donc vrai, on croit rêver...


Ici, je suis là pour m'en rendre compte, on met très facilement les gens en prison. Si vous faites du stop a Daytona, c'est interdit, donc, on vous colle une amende. Or si vous faites du stop, c'est que vous n'avez pas d'argent, donc en taule !

Il est de même interdit à Daytona de se trouver dans la rue ou tout lieu public avec une bouteille d'alcool ouverte. Là encore, amende ou taule. J'ai entendu ce matin à la radio que des gens, du côté de Daytona Beach, avaient été mis au trou parce qu'ils faisaient du jogging torse nu.

Bref, Daytona, c'est pas le paradis. En ce moment, où il y a beaucoup de tourisme, les prisons du comté de Volusia sont bourrées a craquer. Sur le terrain de foot, on a dû installer des tentes militaires pour loger l'excédent de taulards.

Etats-Unis d'Amérique. Pays de la liberté... Pas toujours et pas partout.

Attention, il ne faut pas faire du comté de Volusia et de Daytona Beach en particulier un reflet de l'Amérique toute entière. Ici, les Etats, les comtés, les villes même, ont une très grande liberté dès qu'il s'agit de règlements, si bien que ce qui est permis ou toléré ici peut très bien être sévèrement interdit 20 miles plus loin.

De toute évidence, le comté de Volusia, Daytona en particulier, est un coin à éviter soigneusement si l'on aime la vie olé olé. Il était d'ailleurs question que les motards boycottent Daytona cette année, à cause justement du côté facho du comté. En fait, ils étaient moins nombreux cette année. Motards et flics, ce n'est pas le même combat...


En attendant, je vis ma petite vie de prisonnier. Evidemment, cette prison bourrée de télés en couleurs ce n'est pas du tout l'idée que je me faisais de la geôle. Que j'essaie un peu de vous décrire l'endroit où je suis en ce moment. C'est un petit immeuble carré de plain-pied.

Au milieu, il y a un hall avec au centre le bureau des gardiens. C'est là que j'écris entre la rangée impressionnante des commutateurs électriques et l'indispensable taille-crayon.

Derrière mon dos, la porte du bâtiment. Ouverte de 6 heures du matin à 11 heures du soir, elle donne dans le terrain de sports. En entrant, on trouve d'abord à gauche le billard et à droite le baby-foot, à cette heure-ci (il doit être dans les 10 heures, tiens 10 heures 11 du soir à la montre du gardien Villafane) la bataille fait rage.

Ensuite donc le bureau des gardiens et une table à tout faire, où en ce moment on joue aux cartes. Tiens, v'ià un mec qui vient de prendre du savon dans les tiroirs des gardiens. Ici, c'est très self-service.

Quand on a besoin de quelque chose, pécul, savon, allumettes ou autres, on ne demande pas, on se sert, on est en famille. Disposées en U, sur les trois côtés qui me font face, les neuf cellules communes, chacune a sa machine à eau chaude pour faire du thé ou du café, et sa télé Zénith en couleurs.

Elles sont toutes allumées jusqu'à 11 heures, plus tard le week-end. Elles n'ont de murs que sur trois côtés. La cloison qui fait face à l'intérieur du bâtiment est seulement grillagée. Les portes des cellules sont aussi ouvertes de 6 heures du matin 11 heures du soir.

Une vraie auberge espagnole, le truc. Une grande salle de bains pour chaque groupe de cellules, c'est là que se trouvent les téléphones. Accessibles 24 heures sur 24. Le rire, pas vrai ?

Bon, remarquez, ici, c'est l'aile ouest, la plus cool, celle des gens considérés comme pas dangereux. Celle des mauvais garçons est l'aile nord. Vraies cellules avec des portes de coffre-fort toujours fermées, sortie une heure par jour et c'est tout.

C'est le cabinet noir de la prison de Daytona. Tiens, la preuve, ce matin, on a coupé les télés pendant cinq minutes pour nous lire un message du grand chef qui disait qu'il y avait des détenus du bloc G (le mien) qui mettaient des billets doux dans leur sac à linge à laver, à l'intention des prisonnières qui travaillent à la blanchisserie.

Ça flanque la panique parce que les nanas ouvrent les sacs (individuels), les referment mal, et après, tout se retrouve mélangé. Avis : celui qui se fera piquer à mettre des billets doux dans son sac à blanchisserie sera envoyé « environ une semaine » dans l'aile nord. Y'a pas, être en taule ici, c'est pas vraiment traumatisant. Heureusement d'ailleurs, puis qu'on s'y retrouve si facilement. L'un compense l'autre...

 

 

 

Daytona, jeudi


La vie va son train train pour le détenu 112... Ça y est, j'ai encore oublié mon numéro de détenu, pour le retrouver, il faudrait que j'aille fouiller dans mon coffre à fringues près de mon lit, ça fait rien on est entre amis, z'avez qu'a m'appeler 112 tout court.

Bref, 112 se porte bien. Il vit chaque jour la même journée, petit déjeuner à cinq heures et demie, retour au lit, départ au boulot à sept heures et demie sur le camion n° 2, désherbage, nettoyage des routes du comté de Volusia entre les pauses bouffe-café, retour a la prison à 14 heures, fouille complète jusqu'à la « rue du quai » incluse pour vérifier que je n'ai pas profité du travail à l'extérieur pour ramener un Colt M 16 en vue de détourner la prison sur Cuba, temps libre, dîner à 5 heures et demie, fin de la journée.

Une vie bien plus confortable et peinarde que celle que j'ai eue ces trois dernières années depuis le jour, en juin 1978, je crois, ou j'ai enfourché ma 80 Yam pour essayer d'aller voir si c'est vrai qu'à l'autre bout du monde, les gens se promènent avec la tête en bas.

Drôle de vie, les mecs... Au fil du hasard, la 80 Yam est devenu une 6700 Ford, le promeneur solitaire a eu un enfant à Kathmandu, puis une femme à Portland, il a été garçon de restau, prof de langues, balayeur, emballeur de vieux caoutchouc, plongeur, traducteur, et le voilà taulard à Daytona... Les vacances... Pas de souci.

Un toit au-dessus de la tête, solide. Qu'il pleuve, qu'il vente, je serai sec. Un bon lit avec de vrais draps et une couverture par dessus. Je peux coucher a poil là-dedans. Dans la tente des huns, notre super guitoune à 35 dollars, dès que ça se met a flotter sérieux, on est noyé tel le rat, et mort de mes osses, il y a des nuits où l'on a roupillé tout fringue dans le duvet.

Ici, la nuit, c'est toujours chaud et jamais mouillé. Les repas se font tout seuls. Ici, je n'ai pas besoin d'argent, si j'ai mal aux dents, le gardien me donnera de FAmbasol, mal au crâne il me donnera de l'aspirine, mal ailleurs, le toubib passera ce soir. Ici, rien de mal ne peut m'arriver.

Demain se passera comme se sont passé hier et aujourd'hui. Tant que je serai là, je serai protégé de toute agression extérieure. Le toit est solide, les murs sont épais, s'il pleut cette nuit, je ne le saurai que demain matin en voyant la terre mouillée. Sur le moment, je ne l'entendrai même pas. Ici, c'est la sécurité et la paix.

C'est peut-être pour ça que je m'emmerde...

 

 

 

Daytona, dimanche


Je m'emmerde... Pas tout le temps, oh non, mais par moments, et très fort. Je m'emmerde parce que tous les jours sont pareils et qu'on est une cinquantaine à vivre dans une cage à poules, et qu'il n'y a pas un fichu moment pour se trouver en paix et en silence.

Neuf postes de télé, plus les transistors, le baby foot et cinquante voix humaines dans un quadrilatère aussi petit que l'aile ouest de la prison de sud-Day-tona, c'est désespérément trop.

Si l'on était en taule comme au bon vieux temps, brimés, frustrés, battus, perclus, on ferait bloc en silence et l'on aurait au moins une haine à partager. Mais tu parles, Qui haïr ici ? C'est la prison famille...

Quand je suis arrivé ici, l'une de mes premières idées a été de faucher quelque chose de folklo pour l'offrir à Petit Prince. La sélection a été vite faite : l'étoile de shériff avec « Volusia County department of Corrections » que les gardiens portent sur leur chemise toujours, sur leur veste souvent.

Leur veste, ils la laissent toujours posée sur leur chaise quand ils vont faire un tour. Seulement, à qui vais-je piquer son étoile de shériff ? A « M, D » (on l'appelle comme ça parce qu'il a un nom italien imprononçable en anglais) qui a rédigé et fait parvenir pour moi sur le bureau de la trésorière de la prison une lettre à en-tête inscrit en rouge (les premières à être lues) demandant que mon fric soit d'urgence remis à Mimi la Crêpe et Petit Prince qui se morfondaient sur un terrain de camping de Daytona Beach ? A Villafane, qui a rallumé les télés parce qu'on voulait voir les courses de motos, qui me donne de l'Ambasol chaque fois que je remplis un sick slip pour avoir une consultation de dentiste aux frais du gouvernement américain ?
A Fields, qui va encaisser la consigne des bouteilles de soda qu'on ramasse en nettoyant les routes pour nous acheter du tabac et des bouquins cochons ? Je ne peux pas, c'est pas possible, Belzébuth aide-moi !!! Je veux retourner en enfer...


Mouaif... 112 s'emmerde, et pendant ce temps, Petit Prince et Mimi la Crêpe s'emmerdent aussi dans un terrain de camping près de la plage de Daytona. La plage la plus abomifreuse de la terre, les gars. Il faut l'avoir vue pour y croire. Les bagnoles y sont autorisées, en fait, des bagnoles, il n'y a que ça. Ce n'est pas une plage, c'est un parking à voitures. Effarant.

De voiture, par contre, Mimi la Crêpe n'en a pas, et pas de voiture, ici, je vous l'ai dit souvent, c'est vraiment le désastre. Pas vraiment le gag, cette situation. Moi, à part que je m'emmerde un peu, je n'ai pas à me plaindre. Au fond, c'est tout à fait comme si j'étais au service militaire. Vie communautaire et existence réglée par une autorité supérieure. C'est loin d'être le rêve de ma vie, mais ça n'est pas l'enfer. Non, c'est la zone parce que je ne suis pas tout seul, et que le fait que je sois au trou coince Petit Prince et Mimi la Crêpe dans ce putain de Daytona... Boah, je ne suis pas là pour vingt ans...


Avant de me faire coller au trou, j'aurais vu, de mon terrain de camping, les coulisses de la grande parade des choppers et autres, assisté à l'arrivée des motards venus de loin. Sûr qu'en faisant le tour du parking du circuit, on est impressionné d'y voir sur les motos des plaques d'immatriculation au goût étrange venu d'ailleurs.

Une plaque d'Oregon par exemple, en Floride, ça représente quelque cinq mille kilomètres parcourus pour venir, un peu comme si dans le parking du Grand Prix de France au Paul Ricard, on voyait des motos immatriculées à Abidjan ou la Mecque.

C'est que c'est grand,l'Amérique ! Seulement, vous vous en doutez, les jolies bêbêtes ne viennent à peu près jamais par la route, même celles qui pourraient le faire.

Les motos, ici, parcourent les longues distances sur une remorque, dans une camionnette, ou accrochées derrière un motorhome. Dans les terrains de camping, les parkings d'hôtels, c'est le festival de la remorque à motos.

De sous les bâches, on sort aussi bien de vieilles anglaises que des choppers ou des 1000 Honda équipées grand tourisme avec pare brise, sacoches en poly dans tous les coins et chaîne stéréo. On les astique, on les met en route, et il reste trois bornes à faire pour aller du terrain de camping en ville montrer comme on est beau. Eh oui, la moto, ici, n'est qu'un jouet, ou une façon de se donner un look. T'es autant motard ici avec une moto que t'es cow-boy parce que tu portes des bottes.


Un jouet coûteux. Les motos sont ici beaucoup moins chères qu'en France, mais les voitures le sont encore moins, surtout d'occasion. Pour le prix d'une malheureuse moto BMW, ici, on peut se payer une Lincoln MK5 « signature séries » de trois ans d'âge, avec un intérieur hyper luxe tout cuir et assez de gadgets électriques pour équiper un appartement de 9 pièces.

Pensez un peu que pour ce que j'ai payé la grosse Gégène, qui nous a tout de même fait traverser l'Amérique dans sa plus grande diagonale (nord-ouest/sud-est), j'aurais chez nous pu me payer une Mobylette neuve, une avec clignotants peut-être, et encore... Qu'est-ce qu'on peut acheter pour 2200 balles ?

Y a pas, la moto, ici, c'est dix fois plus idiot qu'en France. Ici, la moto est un jouet d'enfant gâté, pas étonnant que, après la folie des années 70, le phénomène se tasse par ici. La moto, de ce côté-ci de l'Atlantique, c'est un joujou excitant, peut-être, mais qui ne peut pas servir en même temps de moyen de transport, le pays est trop grand et trop dispersé dans tous les sens.

Typique de voir un motorhome traînant une bagnole en remorque. Se passer de bagnole, suffit pas de vouloir, encore faudrait-il pouvoir : ici, ultra-rares sont les petites épiceries qui ont en stock quoi que ce soit de frais, viande, légumes, salade...

Ça, il faut aller le chercher dans les supermarchés, lesdits supermarchés pouvant être à 5 bornes, ou 10 ou 20, ou 100 comme c'était le cas quand on campait au lac Mead en Arizona.

L'Amérique, ce n'est pas le pays des courses au jour le jour, un petit steack dans le filet, une belle tranche de jambon de Bayonne, une demi-livre de haricots verts... Ah, non ! Si l'on veut jouer ce jeu là, il faut être prêt, en admettant que l'on vive dans une ville où ce soit faisable, a payer tout deux fois plus cher. Ici, on stocke. On achète en gros chez Fred Meyer, chez Sentry, chez Pantry Pride, chez Winn Dixie ou autres selon les endroits où l'on se trouve, et l'on revient avec cinquante kilos de trucs et de machins, poulet à 2,50 F la fivre, côtes de porc a cinq francs, fraises à cinq francs les trois paquets d'une pinte, ici, les prix varient avec le sens du vent.

Pas de garde fou. tout suit la loi de l'offre et de la demande. La récolte de fraises a été surabondante en Louisiane, si la demande ne suit pas. on achètera les fraises au prix de la merde.

On peut bouffer très bien pour pas cher ici, à condition de toujours suivre la bourse des biens bouffatoires dans le journal local, et d'acheter les bonnes choses au bon moment.

Hein ? Quoi ? Quel est le fils de sa mère qui a dit « c'est un détail » Hô, Ducon, c'est pas un détail, c'est l'image même de l'Amérique. « Keep moving », faut bouger. Ici, comme chez nous on achète les maisons avec un crédit de 15 à 20 ans, mais très rares sont ceux qui arrivent au terme de leur crédit sans avoir déjà revendu la maison, on vend la maison sur laquelle il reste 15 ans de crédit, on a même emprunté de l'argent sur ce qu'on avait déjà payé de crédit.

Si jamais on a mal calculé et que ça tourne mal, il n'y a qu'à s'en aller ailleurs. Le pays... que dis-je... le continent est si grand ! C'est fou l'Amérique.

Quand je sortirai de taule, j'aurai devant moi trois mois de retrait de permis. Je vous fiche mon billet que je le repasse dans un autre état, Alabama, Mississipi, ou ailleurs, et que l'on recommence à zéro.

Le travail, c'est pareil. On se fait virer ou l'on démisionne pour un oui pour un merde. Rien n'est permanent ni définitif ici, entre l'immatriculation des véhicules renouvelable tous les ans, les permis de conduire à renouveler tous les quatre, même les cartes d'identité ne durent pas plus longtemps, comme si l'on pouvait changer de nom, de père, de mère et de lieu de naissance en l'espace de 4 ans.

Fais gaffe, fils, petit fils ou beau fils de l'Amérique, tu n'es ce que tu es qu'à titre temporaire. La petite moto avec trois sacoches pour parer au plus urgent, c'est bon pour ceux qui savent que quoi qu'il arrive, il y a pas tellement loin un endroit où l'on est plus ou moins né, où peut-être grand-papa et arrière-grand papa sont nés, et que merde quoi qu'il arrive ce sera toujours un endroit où revenir. Ici, pas question. Tu n'es officiellement toi-même que pour quatre ans. Bouge, bouge, petit Américain, accumule ce que tu peux dans ta bagnole à six places, et fuis !


Sur le bureau des gardiens, gît un caïman en plastique véritable, couché sur le dos. Il a l'air si mort que c'en est pas possible. L'Amérique me fascine et m'horrifie, trop grand... Trop diversifié... Trop multicolore. Putain de pays ! Peut-être que dis ça parce que je suis en taule. On devrait aller au bouclard de temps en temps, ne serait-ce que pour avoir le temps de savoir où l'on est. Eh merde ! La semaine prochaine, je sors de taule...

 

 

 

Daytona, 25 mars


Demain matin, c'est fini. Demain matin, je vais rendre mon uniforme vert, mes chaussures de travail, mes draps et ma couverture, ma timbale en acier inoxydable, et je vais revenir à la vie civile. Ouais, je dis la vie civile, car j'ai beaucoup plus l'impression d'avoir fait une période militaire ou je ne sais quoi que d'avoir été en taule.


Dans l'histoire, je n'aurai pas vu Daytona. La course s'entend, même pas à la télévision. La « course des courses » dans l'Empereur des pays, ballepeau. Je suis et reste un émasculé de la moto, un minable chronique. Je n'aime pas les grosses motos, quand je vais a Daytona c'est pour m'y faire flanquer en taule, y'a pas, j'ai pas la classe. Désastreux, le mec. Minable à un point qui confine à la provocation... Bof, prenons les choses comme elles sont. Demain, en route pour de nouvelles aventures...


Voilà une semaine que je suis de nouveau un citoyen libre. Libre, le matin, de n'ouvrir qu'un demi-œil ou même moins et de dire « bof, je me lèverai plus tard ». Libre d'aller faire un tour où je veux et quand je veux, libéré surtout de neuf postes de télé qui me cassaient les oreilles jusqu'à l'extinction des feux, ceci d'autant plus que la télé de Petit Prince est en panne.

C'est vrai, je ne me rappelle pas si je vous l'ai dit, Petit Prince a une télé, une petite merveille made in Taïwan, cadeau de Mimi la Crêpe, de ces trucs qui, ici, coûtent trois cents balles au supermarché du coin. Manque de pot, pendant que j'étais en taule, il y a eu un gros orage sur Daytona Beach, la tente des Huns a été inondée, et la télé a du coup déclaré le black out général.


Comme par hasard, pendant que je me languissais dans la prison de sud-Daytona, j'avais tout le temps d'éplucher les journaux, et entre autres de repérer parmi les innombrables publicités une vente promotionnelle de mutimètres chez Radio Shack, dont un suberbe à $24,95. Alors, avant de quitter Daytona, je suis allé m'offrir le joujou à sonder les circuits électriques, et on va jouer les apprentis sorciers...


Blague à part, on a donc quitté Daytona sans l'ombre d'un regret, et nous voilà depuis six jours dans une île au sud de la Floride, Key Largo. Une île... Enfin... C'était une île dans le temps, mais l'Amérique étant ce qu'elle est, a profité du fait que la mer entre les îles est aussi profonde que la mare aux canards, pour les relier toutes par un enchaînement de ponts, dont le plus long fait tout de même onze kilomètres.

On a planté la tente des Huns dans le parc d'état John Pennekemp, à deux pas de la mer. C'est un camping à l'américaine, la nature, OK, mais pas la sauvagerie.

Des bébêtes sauvages, il y en a des foules dans ce parc, même, hélàs, de ces petites bestioles qui piquent. On prend le petit déjeuner avec les écureuils, on déjeune avec les canards sauvages, on dîne avec des cohortes d'oiseaux en tous genres, n'empêche qu'on a des salles de bains de luxe, l'eau, l'électricité et tout le toutim.


La nuit, le parc ferme, seuls les résidents, qui ont la clé de la barrière, ont encore accès ici. Les résidents, entre autres, c'est nous. La nuit, on reste seul avec les racoons. Ah les racoons... Il est temps de mettre un terme à une légende...


Le racoon... Chez nous, on l'appelle le raton laveur. Joli nom, plein de poésie, qui semble fait pour désigner le plus aimable des petits mammifères. O erreur ! Jusqu'ici, je n'avais connu le raton laveur que par l'Inventaire de Prévert. Ça me l'avait fait paraître plutôt sympathique.

Ici, surtout la nuit, on vit avec. Je vous garantis que ce n'est pas de la tarte. Ce n'est pas pour rien que l'animal porte un bandeau noir autour des yeux. La spécialité du racoon, c'est le vol à la tire et le cambriolage.

O malheureux campeur, quand la nuit tu fais ta popote, ne quitte pas des yeux ton frichti si tu ne veux le voir soudain disparaître. Quand tu dors, serre bien toutes tes victuailles si tu veux qu'il t'en reste un peu le matin venu. Cache soigneusement aussi tout ce qui peut-être mordillé, déchiré, rongé, emporté Dieu sait où, car s'il ne trouve rien de comestible, maître Racoon, à titre de représailles, se vengera sur le reste.

Le premier jour, on a trouvé ça plutôt drôle. Le second, nettement moins. Le troisième, la rogne commençait à monter. Avant hier, un maudit racoon a volé en plein jour la part de poulet de Petit Prince. Ça déclenché le processus des sanctions. Vous savez ce qu'on a mangé à midi ? Du racoon rôti au feu de bois. A vrai dire, c'est pas terrible-terrible, beaucoup de gras et chair plutôt fadasse. C

ela dit, c'était bon. Joie primaire : tu piques la bouffe de mon petit, je te chope, je te scouique de mes mains nues, je te bouffe... C'est la joie ! On se trucide selon les lois de la Sainte Nature.


Mimi la Crêpe n'a pas encore digéré le racoon, pourtant, parole, elle n'en a pas bouffé des masses. Normal ! Elle est écolo. Ecolo à l'américaine, mais écolo. A priori végétarienne. Pas de meurtre ! Eh merde... Quand tu arraches un radis ou une salade, tu le tues. Même si le radis ne se débat ni ne saigne ni ne crie, il meurt. Pire encore, vu l'inertie de ces fichus végétaux, tu les bouffes encore vivants. Salauds de végétariens ! Sadiques ! ! !


Bouffer un frère mammifère que tu as estrangouillé de tes mains pleines de doigts, que tu as senti se débattre, essayer de te griffer, de te mordre, jusqu'à ce que dans un dernier sursaut la bielle se bloque sur le maneton, c'est cruel, mais c'est au moins pas faux-cul. La vie, la nature est cruelle. Toute mort est au fond éminemment naturelle. .. Je suis content de me savoir animal.

 

 

 

Key Largo, lundi.


Yahou ! Wahoo ! J'ai réparé la télé de Petit Prince... Moi... Tout seul, aidé de mon multimètre analogique Micronta 22-204 B, de quatre diodes 1000V-1A à 67 cents la paire chez Radio Shack, d'un fusible 1,5 A que j'ai trouvé dans ma caisse à outils, j'ai redonné la vie à la boîte a images made in Taiwan.

Oh, oui, d'accord, c'était juste le pont de diodes après le transfo d'alimentation qui avait joué au cercle infernal. Grâce à Dieu, c'est le genre de truc qui arrive aussi sur des motos à alternateur. C'aurait été la bobine Gorgougnoff entrée en rut avec le transgalacteur prophylactique, j'eus séché... Je n'ai jamais su comment marche une télé. Seulement, là, bol, joie...


Quand j'ai shunté le fusible mort avec mon testeur sur 500 milliampères, au lieu d'un silence silencieux éventuellenent suivi d'un nuage de fumée, j'ai entendu Walter Cronkite dévider ses salades sur CBS News...

La joie, la joie, la joie. Le truc qui ne marchait plus, que tu tripotes de tes doigts, et qui reprend vie par le fait même, c'est fabuleux. Cette joie, je l'avais oubliée depuis... Je ne sais plus quand, à propos d'un joint spi parti a la dérive sur mon GT 80, quelque part au bord de la mer Rouge...

Oh, mec, au lieu de t'acheter le dernier casque a la mode (il est presque aussi ou plus mauvais que les autres, et il faut bien mourir un jour), le slip en zinc qui fait vachement course, ou le pare-avant qui te fera voir bizarre quand les jours de folie tu regarderas le monde à travers lui, et le reste du temps t'empêchera de sentir que tu te traînes, achète-toi des outils ! C'est le pied, promis, juré...

 

 

 

 

Key Largo, dimanche


On va déménager de John Pennekamp State Park demain matin, à cause de la pollution. Jusqu'à maintenant, on avait un voisin adorable. Ed, un Michiganien d'une cinquantaine d'années, pépiniériste huit mois de l'année, il passe ses hivers en vacances, jusqu'à ce qu'il fasse assez chaud dans le Michigan pour travailler les jardins.

Il venait d'écumer le sud des Etats-Unis avec sa 504 break diesel et sa petite caravane. Ouais, les mecs, une Pigeot a Mazout, qu'il a, le père Ed, une bonne Pigeot de chez nous avec 140 000 miles au compteur, un machin made in France avec des sièges durs et où l'on est assis comme sur une chaise de cuisine, avec une boîte de vitesses bizarre qu'il faut toutes les passer à la main, avec trois pédales, un machin qui fait 25 miles avec un gallon d'espèce de fuel domestique.

Allons donc... Une Frenche ôtomobile, qu'il a... C'est le deuxième pigeotiste que je rencontre aux Etats-Unis, papa Ed. Le premier nous avait pris en stop à Portland un jour que j'avais emmené Petit Prince à l'hosto pour une otite.

Si je me fie à cette statistique effectuée en neuf mois sur un échantillon de deux pigeotistes américains, les propriétaires de Pigeot aux USA sont des gens sympas et bons vivants. Avec Ed, on était bons voisins, on s'invitait à dîner ou à boire, on se racontait nos aventures, bref, on s'entendait bien ; avant-hier il est reparti vers son Michigan natal, clac, clac, clac...

On a hérité de deux Khânâdiens anglais de Winnipeg, venus jusqu'ici avec une voiture Honda 600 et une tente, canadienne comme il se doit. Oh, ils sont sympas comme tout, la première chose qu'ils ont faite en arrivant a été de nous inviter à une colossale Tequila party, mais ils sont polluants, ils ont une radio de bord avec un booster de 40 watts, et toute la journée on a droit à la radio locale.

Par ici, la radio locale, c'est pas vraiment le genre intellectuel : environ un mot de langage articulé toutes les demi-heures, pour le reste, ils ont une vingtaine de disques, les plus à la mode, et vl'a-t-y pas une station de radio qu'a côté, Europe 1 ou RTL, ce sont les académies française et Goncourt.

Jésus Marie Joseph ! Ça toute la journée, c'est un supplice d'une intensité difficilement imaginable sur cette terre. Une pollution à côté de laquelle les retombées radioactives sont une joyeuse rigolade, car elles ont au moins le mérite de tuer.

L'Amérique m'apprend a haïr la musique, je veux dire cet ersatz de musique que l'on entend sans l'écouter, mais dont la répétition vous abrutit le cerveau comme les consignes de comportement énoncées pendant votre sommeil dans le « Meilleur des Mondes » de Huxley, il m'a fallu venir ici pour comprendre ce bouquin. C'est l'horreur. Bref, on va se tirer demain. Ed nous a dit que, 100 miles plus au sud, il y a un autre state park absolument paradisiaque, sur l'île de Bahia Honda (rien à voir avec les motos, en espagnol honda veut dire profonde). C'est juste après le pont de 11 kilomètres. On n'a jamais franchi un pont de 11 bornes de long. C'est le moment ou jamais...
 

 

 

 Bahia Honda, mardi


Question : quel effet cela fait-il de franchir un pont de 11 bornes de long ? Hébin c'est pareil comme si il était plus court, sauf qu'il est plus long. Oh, c'est pas le plus long du monde, le pont soit-disant le plus long du monde est, bien sûr aux Etats Unis, mais en Louisiane, et fait quarante bornes de long. Ça, le pont le plus long du monde, fallait bien qu'il soit en Amérique, sinon ça serait la honte, manquerait plus que ce soient les Russes qui l'aient...


C'est une manie américaine : avoir le truc le plus ceci ou le plus cela du monde. Daytona Beach se gausse à grand renfort de banderoles d'être la plage la plus connue du monde. Ben tiens...

Je suis sûr que si je pouvais me faire parachuter au tréfonds de la Sibérie et que je demande au premier moujik de passage « si je vous dis y 'a bon, oh pardon, si je vous dis plage qu'est-ce que vous répondez ? » Sûr qu'il s'exclamerait : « Plage ? Mais, babushki, Daytona Beach, boljemoï ! »

De même Disneyland se vante d'être l'endroit le plus heureux du monde. Quelque part dans le parc national de Yosemite, il y a un arbre entouré de grilles, c'est soi-disant le plus gros du monde. C'est l'idée fixe de l'Amérique. Etre toujours le plus ceci ou le plus cela du monde.

Rien ne saurait en aucun cas être mieux que l'Amérique. Quand d'aventure je raconte a un Américain que je fais plus ou moins le tour du monde, la question quasi-automatique est « alors, quel est le meilleur pays du monde ? »


Haha ! La grande question... Quand ils demandent ça, les fils de l'Oncle Sam, ils ont l'air d'un teckel qui mendie un sucre. Arf ! Arf ! Fais moi plaisir, dis moi que c'est l'Amérique, on m'a rabâché ça depuis first grade à l'école, après la guerre du Viet Nam, le Watergate, la récession de 1973, avec les taux d'intérêt qui ont fait une pointe à 20,5 % et l'essence à un Dollar trente le gallon, je pourrais finir par avoir l'ombre d'un doute.

Arf, arf ! Dis moi qu'on est les plus beaux, que tu vas épouser une Américaine pour obtenir un visa d'immigrant, que le rêve de ta vie est une maison en bois bouffée par les termites avec une hypothèque de 35 ans et une seconde hypothèque sur le peu que tu as déjà payé, une carte Visa, une Mastercard, une Master card II, une Carte Blanche, une Diner's Club, une carte Sears, une Arco card, une Texaco, une Mobil, une American Express, pour être . ement endetté que tu ne risques pas de mettre un jour la clé sous la porte pour aller voir ailleurs si tu y es.

Dis moi que tu rêves d'une Cadillac Séville avec un V8-6-4 ou - une Lincoln Mark VI contresignée Cartier ou Givenchy pour te rappeler ton pays natal, tu vois qu'on n'est pas raciste. Seulement, arf ! arf ! Dis nous que l'Amérique est le neumbeure ouane !!!!!!!!!!!!! »


Argh !!! Ça me rendrait sadique, ça me donne envie de hurler que l'Amérique est un tas de merde plein de Juifs, de Noirs et surtout -.méricains, que je suis syphilitique, communiste et pédé, que je suis ici en attente
d'asile politique en URSS, que dès que j'aurai quitté ce putain de pays pot-pourri, j'irai vendre mon auto américaine à un Arabe pour m'acheter une moto japonaise, ouais, mec, une 920 Yam V Twin noire avec des commandes reculées, des bracelets et surtout pas de carénage, que...


Et puis non, je n'arrive même pas à me mettre en colère. Alors, je dis la vérité. Que si, à la fin de cette aventure, j'avais envie de trouver une raison de vivre dans le travail, j'irais bosser au Japon ou au moins avec des Japonais, parce que là-bas, on ne prend pas le travailleur pour une merde, et que s'il se met à discourir de la politique générale de l'entreprise, on poussera le vice jusqu'à l'écouter parler, que si j'avais envie de vivre un point c'est tout, j'irais en Italie ou en Syrie parce que là-bas, on prend encore le temps de parler à son voisin, qu'on sait se moquer de soi-même et que l'on a envie de tendre les bras aux enfants dans la rue.

Que si j'avais envie de me retirer tel Ulysse sous ma tente, j'irais au Népal, parce que là-bas on n'a que faire de te juger et donc qui que tu sois on te fiche une paix royale. Que si j'étais retraité avec $20 000 par an, j'aurais peut-être un motor-home, les trois cartes de crédit principales, et là, je vivrais un peu partout sur le continent américain du Canada au Mexique.

Qu'en France, tout de même, il y a des années où le Beaujolais nouveau est fichtrement bon, qu'on sait encore passer deux heures à table en discutant le sexe des anges, et qu'au fond, je ne suis pas frustré d'être né à Pontoise, Val-d'Oise, plutôt qu'à Milwaukie Oregon.

Eh ben. tout de même, ça les frustre, Comment peut-on être en Amérique depuis dix mois et ne pas rêver d'être Américain ?

 

Au fond, c'est vrai, les Etats-Unis d'Amérique n'ont que 205 ans d'âge, vouloir être le plus ci ou le plus ça, c'est une passade d'ado. Ça passera. D'ici un petit millier d'années, l'Amérique n'éprouvera sans doute plus le besoin qu'on lui dise que c'est elle la meilleure. A ce moment là, j'y reviendrai, promis...


En ce moment, je pense au bœuf en daube que Mehni faisait au restau « Le petit Pavois » presque en face de là où Moto Canard était quand il a fait sa crise de puberté.

Ce qui est angoissant, c'est que je ne revivrai jamais ça, Josyane la patronne qui me faisait crédit pire que si j'avais été un gouvernement d'Afrique équatoriale, a mis la clé sous la porte, l'année dernière quand je suis passé a Paris en transit entre le Japon et la Californie, je suis venu en pèlerinage chez Josyane et je me suis retrouvé en face d'un restaurant chinois... Je perds mes racines...

Ne quitte pas trop longtemps l'endroit où tu vis, mec, sinon tu risques fort de revenir en terre étrangère, fais gaffe a tes pieds si tu ne veux pas passer ta vie en exil. Wouh ! Ça fait du bien d'écrire ça, pour la première fois depuis trois ans, je me sens home-sick, j'ai le mal du pays. Je voudrais bien être en train de commander un demi chez la mère Chartier, en face du canard, qui le fera bien mousser pour économiser la camelote, et là, je parlerais avec Zinzin... Merde... Il est mort...


Non, avec Guido... Merde... Il est parti... Avec Sacha... Merde... Il est parti aussi. Enculé. Je crois bien que si je revenais à cet instant, je me retrouverais tout seul.

De toutes façons, si ça se trouve, le bistrot d'en face est fermé. Ça fait une paie que les Chartier parlent de retraite. Si d'aventure je reviens, ne me resteront peut être bien que les amitiés que j'ai faites en route, Petit Prince, avant tout. Kathmandu, juin 1979, Jusqu'à quand ?

Oh, les mecs, attachez vos ceintures, éteignez vos mégots, je suis assis sur du vent et en ce moment ça me fait terriblement peur... Allo ? Maman ? Bobo...


Voilà ma réalité vraie de l'instant présent. Il a l'air fin, le voyageur au long cours. Parti sur son glorieux 80 Yam, l'œil plein de flamme et le jarret puissant, le v'ia-t-y pas trois ans après, assis sur un siège de chasseur dans les toilettes du plus beau terrain de camping de Floride, griffonnant entre deux lavabos sur un bloc de papier jaune à lignes bleues des Vosges que s'il en avait la possibilité a l'instant instantané, eh bien, il retournerait chez sa mère, avec aux tripes la trouille atroce qu'à l'arrivée il n'y ait personne pour lui dire sur un ton crédible : « content de te revoir », vous savez comme dans la chanson de Brassens, qui s'appelle, je crois « Celui qui a mal tourné » et se termine par : « et j'ai pleuré le cul par terre, toutes les larmes de mon corps », Débile tout ça, débile...

Puis, au fond, j'en ai marre de ces terrains de camping trop beaux pour être vrais, de la Floride où en ce moment, la moitié de la population a l'air d'être là pour passer sa retraite ou ses vacances. Faut bouger... Aller ailleurs. N'importe où, mais ailleurs. Ailleurs, c'est toujours plus beau, au moins jusqu'au moment où l'on y arrive. Quelques fois, tout de même, ça dure encore un moment après.


Pouatch ! J'ai un bourdon, que celui de Notre Dame de Paris, à côté, c'est le buzzer de la Casio quartz-alarm-chronograph que je me suis achetée en solde à Miami. Toutes les heures, elle fait bip-bip.

Ça a l'air débile, hein ? Tout à coup, quand on était à Key Largo, non, ça m'a pris avant...

Oui, à Los Angeles, après qu'on ait acheté le matériel de camping, j'ai eu une envie d'acheter une montre. Pas une Piaget en platine, ni une Audemars-Piguet incrustée de diamants, non ! Un truc made in Japan, bon marché, pas plus de 30 dollars, mais qui soit très précis et fasse impérativement chrono et réveil.

Ça a l'air débile, quand on s'apprête à partir en camping, d'avoir soudain une envie de femme enceinte de montre-chrono réveil, n'est-ce pas ? Je ne l'ai achetée qu'à Miami parce qu'il a fallu attendre jusque là pour trouver le truc que je voulais à un prix qui me convienne.

En plus, j'ai eu le bip-bip facultatif (on peut le déconnecter) que sur le coup je trouvais débile, que foutre avais-je à faire d'un bip bip qui sonne les heures comme un coucou suisse ou une horloge de campagne, qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui dit : Je vous attends... ?

Ma Quartz-alarm-chronograph m'a été confisquée lorsque je suis entré en prison à Daytona. Quand on me l'a rendue, quelqu'un avait touché aux boutons, et le bip-bip avait été mis en route. Je l'ai laissé au début par flemme. Maintenant, pour rien au monde, je ne l'arrêterais. Il vient heure après heure me faire réaliser quelque chose : depuis une date et une heure inconnues, je suis en train de perdre mon temps ! Yapas, faut bouger.

 

 

 

New Orléans, lundi


Haha ! Petit Prince, Mimi la Crêpe, la grosse Gégène et moi, on a franchi le pont le plus long du monde. Trente-huit bornes au-dessus du lac Ponchartrain, une cabine téléphonique tous les 500 mètres, à la fin, quand on arrive à New Orléans, y'a un marchand de bagnoles d'occase qui s'appelle Caruso, c'est tout l'effet que ça m'a fait, le pont le plus long du monde... Ah, si... Il est très long.
 
New Orléans... La nouvelle Orléans. Une drôle de ville, pour l'Amérique s'entend. Une ville ou les rues portent des noms. Généralement, par ici, on donne des numéros aux rues et avenues.

On coupe la ville en carrés selon les points cardinaux, et l'on flanque des numéros. Les avenues vont du nord au sud, les rues d'est en ouest. Ça fait un quadrillage sur la ville. Le premier, ou les deux ou trois premiers chiffres d'une adresse représentent le nombre de « blocks » (espaces entre deux carrefours) à partir du centre-ville. Une rue qui ne part pas du centre ville n'aura donc en aucun cas de Numéro 1, la première maison aura un numéro commençant par le nombre de carrefours par rapport au centre. Le 17501 N, par exemple, indiquera une location à 175 blocks au nord du centre ville, même si c'est la première maison de la rue en question.

Ce quadrillage, s'il manque de poésie, est très pratique : on s'oriente comme on joue aux échecs. Maintenant, dans une ville américaine normale avec des rues et avenues à numéros, je ne peux pas me perdre.

Seulement, à la Nouvelle-Orléans, les rues ont des noms. Complètement débile, à la limite anti-américain. Du coup, la première fois, je me suis perdu comme ça ne devrait pas être permis sur cette terre d'Amérique. Me perdre, dans le temps, j'aimais.

Seulement, avec la grosse Gégène qui bouffe ses 25 litres aux 100 en ville, ça m'angoisse, d'autant plus que depuis que j'ai mis mes pieds sur la très sainte terre d'Amérique si l'on excepte la période où j'étais plongeur en chef a Port-land (Oregon)J'ai toujours été fauché comme les blés en automne.

Du coup, ce système de rues avec des noms, où l'on se retrouve par opération synchronisée du plan de la ville et du Saint-Esprit, je le hais...


New Orléans a aussi ses bons côtés : on peut y faire une chose rare en Amérique : prendre le bus jusqu'au centre ville et marcher. Ouais, mec, marcher. N'importe où, là où ça a l'air sympa.

Ainsi, on a décidé de jeter l'ancre à la Nouvelle-Orléans. On a loué une caravane de 10 mètres de long qui n'a pas roulé depuis la guerre de sécession, située sur un terrain au bord de Chef Menteur Highway, il a fallu se battre pour la reconquérir des cafards, mais c'est grand, c'est chez nous, on a une adresse et tout.

P'tit Prince est heureux comme tout d'avoir une cambuse où l'on soit seuls locataires, il est beaucoup plus calme, un soir il est arrivé avec un des petits gars du coin et m'a dit « Jack s'est engueulé avec ses parents, il pourrait rester chez nous cette nuit ? »

Je l'ai vu tout fier quand je lui ai dit « bien sûr » : il pouvait héberger un pote. C'est vrai que depuis si longtemps, pour lui. c'était toujours vivre en hôtel, en camping, ou chez « quelqu'un d'autre ». Il est content d'être chez lui.


Ecoutez je vais même vous révéler un secret : il a perdu sa couverture de Linus. Jusqu'ici il avait son « susuce », un vieux bout de jean qu'il trimbalait partout avec lui et suçotait comme d'autres sucent leur pouce ou rongent leurs ongles.
 
Un jour qu'il était parti jouer avec des copains, je l'ai trouvé oublié sur un lit. Petit Prince, oublier son Susuce ? Je me suis dit qu'il a dix ans et demi, et que peut être... Je l'ai mis dans le congélateur pour qu'il ne s'abîme pas, et n'ai rien dit. Il s'est passé un ou deux jours avant que Petit Prince me demande si je l'avais vu, il l'a cherché un peu, puis n'en a plus parlé... On a tourné une page, même pas ! Une page s'est tournée toute seule. C'est la vie...

 

 

 

New Orléans Jeudi


Wâho, les mecs, je vais vous faire vivre ce que je vis à l'instant-même, Ce qui vous amènera peut-être à me conchier, à me compisser, à rigoler au fond de votre tête ou à rien du tout.

Il est sept heures trente du matin ici à New Orléans, c'est-à-dire quatorze heures trente au pays dont labourage et pâturage sont, dit-on, les deux mamelles. Je suis cuté sur le siège avant-droit de la grosse Gégène, garée en face de Eunice's restaurant, au 8300 Chef Menteur-Highway, New Orléans, Louisiane. « Breakfast, lunch, short orders, hot biscuits served dayly ».

Oh je ne suis là ni pour le petit déjeuner ni pour le déjeuner, simplement parce qu'à trois mètres de la porte, il y a un poste de téléphone public, 242.98.30, eh oui, ici les cabines publiques ont un numéro, et on peut les appeler comme un téléphone privé.

A la page 13 de la section 4 du Times Picayune, le journal du coin, il y a parmi tant d'autres une petite annonce ainsi rédigée. «73 LTD 8 seater Squire wagon, clean, no rust, new shocks + brakes, asking $800, must sell. Fred 242.98.30 ».

Page 9, à la rubrique équipement de chasse et de pêche « 12 x 12 tent, installs in 5mn, Coleman 2 burner gas stove, propane lamp, $100 or separate. Fred 242.98.30 ».

Voilà, je suis le 242.98.30 et j'attends que le téléphone sonne. On vend la baraque. Sonne, sonne, petit téléphone, il faut que tout disparaisse.

A vendre la grosse Gégène et ses 400 pouces cubiques de cylindrée. Sacrée Gégène. Si ce week-end tu t'en vas aux mains d'un autre, parole, j'en aurai gros sur la patate. Sacrée mémé ! En sept mois, tu m'as peut-être bien bouffé autant d'essence que toutes mes motos en l'espace de quinze ans. Tu m'as aussi fait traverser l'Amérique, tu m'as inséré pour un temps dans cette société américaine, où à quelques exceptions près, on n'existe véritablement que si l'on a une automobile.

A l'instant où je signerai ton certificat de propriété, mon expérience américaine sera close. Ecoute, ma grande. Je souhaite sincèrement que tu sois vendue vite : j'ai envie de me tailler d'ici. Cela dit, je sais que je te regretterai autant que ma première moto : je sais qu'un jour, bientôt, je me dirai : « j'aurai dû la garder, c'était une pièce de collection, une fin de génération ». Mais bon, il faut du pognon pour rentrer. Cette fois-ci c'est décidément décidé, on rentre.


Voir Petit Prince s'épanouir simplement parce qu'il a une maison où vivre, même une vieille caravane en bois où l'on doit en permanence faire la chasse aux cafards, d'avoir vu qu'en Oregon il n'était pas malheureux du tout d'aller à l'école, qu'il était content de ramener parfois des petits diplômes de « math wizard » (fort en maths) ça m'a fait lui demander : « qu'est-ce que tu dirais de rentrer en France ? Je te mettrais dans une école de rattrapage kool où l'on te fera pas trop chier, on aurait un apparte où t'aurais ta piaule... » Sans hésiter, il a dit OK. On rentre.
 


Eh ben voilà. Ça y est. Ma période automobile est  close. Aujourd'hui, à 14h30  central time, je me suis rayé d'une signature du monde des automobileux.

J'ai vendu ma Gégène à un citoyen des Etats-Unis d'Amérique, noir comme du cirage depuis la tête jusqu'au nombril, et vachement sympa, même que j'avais un peu honte de la lui vendre plus cher que je l'ai achetée, après m'en être servi pendant sept mois et 8819 miles, soit 14 286 km.

J'ai acheté la Gégène 525 dollars, je l'ai revendue aujourd'hui 700 dollars dont 350 sous la table pour pas payer de taxe locale.

Bah je lui ai tout de même acheté en route un jeu de durites de refroidissement (12 dollars), quatre amortisseurs (en solde chez K Mart, 32 dollars), une durite haute pression de direction assistée (14 dollars), un pneu d'occasion (12 dollars), une réfection des freins arrière (40 dollars y compris la rectification des tambours), un cardan de sortie de boîte (30 dollars), un mécanisme d'avance à dépression (21,70 dollars), un plateau de rupteur (5,45 dollars), un rupteur/condensateur (6,15 dollars) et, O erreur, avant de partir d'Oregon, un tune-up (changement de rupteur, condensateur, bougies et réglage allumage/carburation, 60 dollars).

Si un jour, je me retrouve en Amérique avec une bagnole qui a besoin d'un tune up, je m'achèterai un stroboscope en solde chez Sears ou chez K Mart, et je le ferai tout seul comme un grand. Quand j'ai fait faire le truc à Portland, a la fin de l'année dernière, j'étais timide comme une pucelle en face d'un V8 de sept litres avec un rupteur qui s'ouvre quatre fois par tour moteur. Ça m'a passé.

Bref, j'ai tout de même dépensé 212,30 dollars de pièces et services divers sur la Gégène, soit au cours le plus élevé 1093 francs. Ouais ! Vous vous rendez compte, j'ai roulé en bagnole américaine pendant 15 000 bornes, et, en mettant tout de même à part l'essence, je m'en sors avec 307 francs de bénéfice sur le véhicule... L'essence... Ah, là... J'ai dû bouffer dans les huit cent cinquante gallons d'essence. Trois mille deux cent trente litres ! ! ! En mettant le prix moyen de l'ordinaire à 1,30 dollars le gallon, ça veut dire que j'ai dépensé mille cent cinq Dollars d'essence. Cinq mille cinq cents balles de benzine, deux fois ce que m'a coûté la bagnole, Jésus Marie Joseph. J'en suis sur le cul.


Heureusement que j'étais ici, à la pompe d'à côté, l'ordinaire est à 1,23 dollars le gallon, ça nous met sauf erreur le litre à 1,70 F. Par rapport au moment ou je suis arrivé en Amérique, ça fait cinquante centimes d'augmentation, dus en petite partie à la libéralisation des prix de l'essence ici et à la baisse du franc par rapport au Dollar. Merde. Quand j'ai acheté des Dollars à Paris en juin dernier, ils valaient 4.10 F. Aujourd'hui, c'est 5,15 F. Merde, mais j'ai fini de parler de fric ???


Ce pays m'empoisonne. Le fric, le fric, le fric... C'est vrai que quand on vit ici, ça devient rapidement une sorte d'obsession, une raison de vivre. Ça fait dix minutes que je vous parle de mes pertes et profits
aux Etats-Unis d'Amérique, et sauf  erreur, vous n'en avez positivement rien à cirer. Que voulez-vous ? C'est L'Amérique qui veut ça... Foutons le camp d'ici...


On va rentrer au pays, en espérant seulement qu'à notre arrivée, on n'aura plus le Giscard pour nous polluer les oreilles et les yeux, ça va être les élections très bientôt. On voudrait revenir dans une France qui essaie de vivre quelque chose, plutôt que de chercher mesquinement à conserver un vague acquis à force de mégotages.

On a au fond de nous un ridicule espoir. Si ça ne marche pas, encore une fois, on partira ailleurs. En Russie, en Corée du Nord, en Mongolie, au Viet-Nam. Partout où l'on chie des bulles parce qu'il y a encore tout à construire, et qu'il faudra des mains fermes et... Merde. J'ai oublié le mot, bref, des mains qui veulent réaliser le soi-disant impossible, justement parce que ça serait mieux comme ça.

Ça y est ! J'ai trouvé. Utopique. A l'instant même où j'ai trouvé un mot pour dire ce que j'avais à dire, la pluie a commencé à tomber sur New Orléans. Tant mieux, cette nuit, on va respirer...

 

 

En route, dimanche, 18 h 47


Et voilà. Notre bus Greyhound vient de traverser la Ponchartrain Causeway, on a quitté la Nouvelle-Orléans. L'Amérique, ça va être fini, après, ma foi, dix mois et demi.

On ne verra plus de ce fichu continent, à part la route qui défile, qu'Atlanta (Géorgie) pour neuf heures, et New York, pour sept heures.

Sauf erreur ou imprévu, on sera à Genève mercredi après-midi à deux heures et quart. Ça aurait été plus simple de vous dire mercredi à quatorze heures quinze, mais ici, il n'y a que les militaires qui comptent les heures par tranches de 24.

Au fait, pourquoi Genève ? Ben... J'ai beau être né dans le Val d'Oise, je suis comme qui dirait pas français. Or, quand on est en France et pas français, on a besoin d'une autorisation pour quitter provisoirement le pays du camenbert-beurre, et l'on n'a droit de partir que pour un temps limité.

La France prend soin de ses métèques. Jusqu'ici, on m'avait donné des visas de sortie et retour valables un an, parce que d'habitude, à la préfecture du Val d'Oise, il y avait au service des gnakoués des nanas sympa et débrouillardes qui n'hésitent pas à se servir du téléphone quand le métèque de service demande quelque chose qui n'est pas a priori inscrit dans le manuel.

Avant de partir aux Etats-Unis, j'ai voulu avoir mon coup de tampon habituel, mais là je suis tombé sur une espèce de premier de la classe qui a décidé que ce serait six mois pas plus. Les six mois passés, je suis allé faire une demande de prolongation au consulat de France à Los Angeles, et maintenant, quatre mois après, ledit consulat n'a comme qui dirait pas reçu de réponse de France.

Bref, au moment de quitter les Etats-Unis, je ne peux pas rentrer en France. Alors où aller ? Ben c'te bonne blague, en Suisse, nom de bleu ! Le pays qui ne casse les bonbons à personne, et où l'on va lorsque les autres sont en train de s'empoigner pour des raisons fumeuses, et le reste du temps ne passe pas un humanoïde aux rayons X avant de lui accorder un visa de visiteur.

Mercredi dernier, je suis allé au consulat suisse pour demander le fatidique coup de tampon sur mon passeport. J'ai eu une chaleur quand on m'a dit que l'on avait besoin de l'autorisation du ministère à Berne. Autorisation du ministère, selon les pays, ça peut demander jusqu'à six mois de délai, en admettant que la réponse arrive, ce qui n'est pas toujours évident.

Bref, j'ai demandé, la sueur au front, combien de temps ça risquait de prendre. « Oh, en passant la demande par télex, faut bien compter deux jours ».

Je n'osais pas trop y croire, eh bien si, en quarante six heures ça a été réglé. Merde ! J'espère que ceux qui racontent des blagues sur la lenteur des Suisses ne travaillent pas dans l'administration française, si non, nom de bleu, dès que j'aurai fait mon coup d'état, je les ferai déporter en Girurgie Ouesthétique, là où c'est justement une limace qui a pris le pouvoir, et je décréterai très démocratiquement qu'il faudra être Suisse pour avoir le droit de travailler dans l'administration française.

Enfin... Dans trois jours, Genève... Ça va faire tout drôle d'entendre des gens parler français dans la rue, de voir des télévisions ousque ça cause français dans le texte, faut dire que j'en ai un peu ma claque de vivre en version originale même pas sous titrée, je brûle d'entendre des gens qui disent « merde » quand ils glissent sur une crotte de chien... Ça s'appelle... Je crois que ça s'appelle le mal du pays...

 

 

 

Kennedy Airport, mardi


Je me marre !


Le cul bordé de nouilles... Y'a pas si j'essaie de planifier un tant soit peu les choses, tout cafouille, puis une fois que tout est bien embrouillé, il y a à peu près toujours un événement imprévu pour arranger la salade. Là, quand on est parti de la Nouvelle Orléans, en théorie, tout était planifié.

Départ de New Orléans par le bus Greyhound de 17h45, arrivée à Atlanta, Géorgie, à 6 h 35 lundi matin, achat de deux billets Bruxelles-Genève, puis consulat de Belgique pour le visa de transit, départ d'Atlanta par le bus de 15h30, arrivée à New York mardi à 13h30, vol CL 210 New York/Bruxelles à 21 heures (check-in à 19 heures) arrivée à Bruxelles à 10h45 heure locale, départ de Bruxelles par SN793 à 13 h 40, arrivée à Genève à 14h50.

Ça faisait à cracher 177 dollars pour Greyhound, 413 dollars pour Capitol Airlines, 221 dollars pour Sabena, donc exactement 811 dollars, ce qui nous laissait soixante trois Dollars et quarante trois cents d'argent de poche, pour la bouffe et les éventuelles taxes d'aéroport. A 6 h 35, comme prévu, on était à Atlanta.


On s'allonge pour sommeiller un moment, un mec en face de moi ouvre son journal du matin, « The Atlanta Constitution ».


Gros titre en première page « French voters give a nod to Mitterand ».


Voyons, voyons. Les voteurs français hochent la tête à Mitterrand, que ça veut dire. Oui, mais en clair...

D'après les résultats du premier tour, il me semblait que le vicomte de Giscard allait repasser, alors, pourquoi les voteurs français hochent-t-ils la tête à Mitterrand ? Pour lui dire « c'était bien, mais tâche de faire encore mieux la prochaine fois » ?

Faut que j'aille acheter le canard... Je lis vite la première page, et reviens vers Petit Prince hilare : « la France change de gouvernement, la Gauche est élue ! » Petit Prince ne réagit pas trop. Pour un routard de dix ans, la politique de son pays natal...


Allez, dépéchons nous de rentrer en France...


Ça a commencé mal, puis a continué mieux que prévu. D'abord, ni le vélo de cross de Petit Prince, ni sa malle à jouets ne tenaient dans les casiers de consigne automatique, donc pendant que j'allais acheter les billets d'avion et demander le visa de transit belge, il a fallu que Petit Prince reste seul dans la gare routière à surveiller ses trésors, dans cette fichue ville d'Atlanta où au jour d'aujourd'hui un quiconque a déjà assassiné 26 enfants.

Bon, c'était pas le gros gros risque, d'une part Petit Prince n'est pas tombé de la dernière pluie, d'autre part la gare routière est truffée de vigiles bardés de matraques, revolvers et autres walkie-talkies, et de tierce part le tueur en série ne s'attaque qu'aux enfants noirs.

M'enfin c'était pas le rire... Par contre, le bureau de la Sabena et le consulat de Belgique se trouvent face à face à 500 mètres de la gare routière.

En bref, les démarches pour lesquelles je m'étais attribué neuf heures ont été expédiées en 55 minutes. Et youpi, on va pouvoir prendre le bus de midi 45. La joie...

Vlà-t-y pas que sur les coups d'onze heures, on annonce un bus pour New York qui ne figurait pas sur notre horaire. Qu'à cela ne tienne, on agrippe les bagages et l'on prend la queue comme tout le monde. C'est là que ça a commencé à merder...


Nos bagages, c'est un peu le folklore : une grosse malle style « trésor de Rackham le Rouge » qui contient tous les jouets que Petit Prince a accumulés en dix mois d'Amérique, une valise pour les sapes, et le Schwinn.

Un super-vélo de cross made in Chicago, un de-luxe avec partie-cycle chromée, le cheval de Petit Prince. Pas question de partir d'Amérique en abandonnant son cheval tout de même...

A New Orléans, le chauffeur du bus avait fait la moue en voyant un vélo dans nos bagages, mais, bof, il a laissé glisser.

Nous voilà donc faisant la queue pour prendre le bus Atlanta-New York, dernière étape avant de prendre l'avion pour notre vieille Europe.

« Je ne peux pas prendre ça », nous dit le chauffeur.

« Ça », c'est le vélo de Petit Prince. Là a commencé une lutte diabolique.

Du chauffeur à son chef jusqu'au chef en chef, il s'est avéré que Greyhound ne pouvait transporter un vélo que dans son emballage d'origine, qu'à la nouvelle Orléans on n'aurait jamais dû le prendre, et que de toutes façons, à Atlanta, Géorgie, il n'était plus question de le prendre.

Après des heures de tractations inutiles j'ai fini par courir les supermarchés pour trouver un emballage de vélo. Ça a fini par s'arranger avec beaucoup de carton et cinquante Dollars de supplément.

Du coup, quand on est arrivé à New York, on n'avait plus assez d'argent pour payer les deux billets d'avion. C'est alors qu'à la station du bus Carey qui emmène à l'aéroport, j'ai vu une liste de compagnies qui pratiquent les tarifs « stand by » : vous faites le bouche-trou : s'il y a des places libres vous partez, sinon on verra au prochain vol.

Dans la liste figure « Capitol Airways », la compagnie sur laquelle on avait réservé par téléphone de la Nouvelle Orléans. New York/Bruxelles, tarif normal, $275. Stand by, $169 !

Ainsi je me suis présenté la gueule enfarinée pour demander deux passages en stand by, me disant que de toutes façons, parmi les titulaires de réservation, il y en aurait au moins deux qui ne se présenteraient pas : nous précisément.

Ça a marché. On se retrouve même plus riche que s'il n'y avait pas eu le sac de nœuds d'Atlanta. Le bol quoâ... A moins qu'on ait froidement calculé cette spéculation depuis la Louisiane, en faisant les réservations sous un nom en bois style Macheprots ou Duschmol ? Oh Noooooon...


Enfin nous voilà prêts, bagages enregistrés, tickets d'embarquement en poche, si le Coucou ne se crashe pas en route, demain matin on reverra l'Europe...

 

 

 

Culoz, jeudi


Vous connaissez Culoz ? C'est en France, pas très loin de la frontière suisse. Il y a une heure ou deux, une bagnole de contrebandier suisse nous y a déposés, Petit Prince et moi, avec tout notre szimbreck, et dans quatre heures, on va prendre le train pour Paris.

Le cercle est bouclé, ce sera la dernière carte postale d'un bout du monde.

En attendant, Petit Prince est allé « jouer avec les gamins », et moi, je suis assis à une table du Café de la Paix, en face de la gare, devant un saucisson beurre et un ballon de Côtes, à griller des Gitanes en essayant de mettre un peu d'ordre dans ma tête.

Demain matin, on va se retrouver à Paris, avec cent cinquante balles en poche et pas d'adresse.

Il va falloir faire fumer le téléphone pour trouver une bonne pomme qui nous offre l'asile en attendant qu'on puisse, comme on dit, se retourner.

Trois ans après...

J'entends déjà l'indicatif « il n'y a plus d'abonné au numéro que vous avez demandé »

Tu parles d'un programme, mec. Je me sens à peu près aussi à l'aise que quelqu'un qui sort de prison.

Demain va commencer un film en Technicolor et Panavision « histoire d'une réinsertion sociale », parce qu'une chose est sûre : je ne repartirai pas avant longtemps. Pourquoi ?

Peut-être parce que je voudrais donner une maison à Petit Prince, un endroit où il sache qu'à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, il pourra se cacher lorsque le roi des Aulnes le poursuivra. Peut-être aussi parce que je sais que ma partie est perdue : « ça » n'est au fond pas mieux ailleurs, le paradis sur terre n'a pas encore été créé, ou, s'il existe, je suis passé devant sans le voir.


Ah le taffe ! S'il n'y avait pas Petit Prince.

Ah oui dernière chose : c'est vrai que la terre est ronde...

je crois bien que je viderais des ballons de Côtes jusqu'à tomber endormi sous la table. pute borgne... Quelle galère...

Au fait, pourquoi étais-je parti ? Si je l'ai jamais su. j'ai oublié. Probablement parce qu'on ne m'aimait pas assez.

Seulement, est-ce qu'on m'aimera plus maintenant ? On navigue en pleine utopie. Le problème sera surtout de savoir si en trois ans de clé sous la porte j'aurai ramassé assez de coups de pied au cul pour trouver dans le futur que la vie n'est pas si mal que ça.

Holà, mec, c'est pas la frite, dis donc, t'en fais une gueule, t'es Mâââlâââde ? Non mais regarde le poireau, il se paie trois ans de tour du monde et il trouve encore le moyen de faire la tronche !

Non... Je déprime parce que j'ai la trouille.

Tant que j'ai été sur la route, j'avais une paix royale : bien sûr c'était souvent la dèche, mais personne pour me casser les bonbons.

Etre en constant déplacement est en fait la meilleure méthode pour n'être agressé par personne.

Je vivais avec Petit Prince, je pouvais entrer en contact avec des gens si je le désirais, mais pas eux avec moi.

Aux Etats-Unis, il y a six mois, j'avais songé à tout simplement disparaître, changer d'identité, brouiller définitivement les pistes et créer une astéroïde isolée dans un désert d'Arizona, où j'aurais vécu avec Petit Prince, deux volcans et quelques baobabs.

Puis j'y ai renoncé, parce que même en Amérique on ne peut pas réinventer le monde comme ça, et qu'au fond je ne suis pas aussi misanthrope que je le croyais.

Du coup il va falloir recommencer à vivre parmi des gens qui me connaissent, m'ont vu et me voient vivre.

Finie la tour d'ivoire, mon existence va retourner au domaine public. Je me demande si au fond je n'en ai pas l'envie.

Sinon, pourquoi revenir.