Sortie de mon premier roman : L’araignée et les volets de bois

La pluie

Elle faisait partie de ces journées qui minent le moral. Celles où la pluie semble être là depuis et pour toujours. Celles où la lumière reste allumée dans les maisons pour lutter contre une nuit qui ne dit pas son nom.

 


Celles où l’on hésite à quitter la douce chaleur de la couette , où l’on prolonge le petit déjeuner près du poêle à bois en écoutant le bruit des flaques d’eau soulevées par les pneus des voitures qui passent sous les fenêtres de l’appartement.

Pourtant, il savait que sa journée allait se dérouler à l’extérieur. Alors, plus lentement que d’habitude, il prépara ses affaires et s’habilla, méticuleusement, en enfilant les couches de vêtements.

En ouvrant la porte d’entrée du petit immeuble, il fut saisi par le froid teinté d’humidité. Il rejoignit à pied le garage, rasant les murs pour tenter de rester au sec.

Sa moto noire et rouge l’attendait sagement, posée sur sa béquille latérale. Il installa ses deux sacs sur le porte bagages pendant que le moteur chauffait dans le martèlement de son V-twin à 45 degrés.

Il enfila sa combinaison de pluie, ses gants de cuir et glissa ses mains dans les manchons.

Clonk ! Une pression sur le sélecteur et il accéléra doucement sur le sol glissant.

Il sortit rapidement de la ville et entama les 100 kms qui le séparaient de Riom. Une longue ligne droite, monotone que la pluie incessante rendait encore plus triste. Il essaya, avec peu de succès, de ne pas se focaliser sur ce temps pourri, cette visibilité réduite, avec le souvenir de la journée ensoleillée de la veille.

De temps en temps, le vent forcissait et l’obligeait à se crisper un peu sur le guidon ; à chaque fois, il pestait contre l’abruti qui commandait le climat, tout là haut.

Arrivé à Riom, il bifurqua vers l’ouest, direction Pontgibaud. La route se fit plus accueillante, à travers ses dénivelées et ses nombreux virages. Elle s’enfonça dans la forêt dénudée de ce mois de décembre.

Il aborda avec prudence les premières courbes, attentif aux changements d’adhérence, aux quelques feuilles mortes parsemant la route. Peu à peu, l’esprit trop occupé à son pilotage, il oublia la pluie et le froid.

Imperceptiblement, le rythme devint plus soutenu. Il enchaîna une succession de virages avec des trajectoires précises ; il avait l’impression qu’il pouvait placer ses pneus là où il l’avait décidé, au centimètre près.
Parfois, la pluie redoublait de violence, mais c’était comme s’il ne la voyait plus.
Il ne ressentait plus la morsure du froid.
Plus de crainte, de douleur ou de doute dans sa tête. Il n’y avait que cette route qui s’offrait à lui.

Parfois, une voiture le ralentissait ; une petite impulsion sur la poignée de gaz et l’obstacle était effacé. Au passage, il jetait un coup d’œil à l’habitacle de l’automobile et il plaignait les passagers qu’il apercevait derrière les vitres embués.

Il traversa un village. Les rares passants hâtaient le pas sur les trottoirs détrempés. A la sortie de l’agglomération, un enchaînement de virages s’offrait à lui.


Il prépara mentalement le virage à droite qui allait se présenter dans quelques instants. Il le connaissait pour avoir emprunté à plusieurs reprises cet itinéraire. Il voulait y arriver à la bonne vitesse, celle qui lui permettrait de l’aborder sans avoir à freiner, ni, accélérer, celle qui lui donnerait le tempo pour la succession de courbes plus ou moins prononcées qui allaient suivre dans cette montée bordée par la paroi rocheuse, sur sa droite.

Il pensa au calligraphe qui devant sa feuille vierge, reste un long moment, immobile, préparant son esprit, qui pose son pinceau et , avec des gestes précis, sans rupture dans le rythme, trace les lettres à l’encre.

Lui aussi, il se sentait dans la peau de celui qui dessine ; sa moto devenait son pinceau et il la guidait avec tout son corps pour tracer des courbes élégantes. Seule sa poignée de gaz était mise à contribution, il s’interdisait le levier de frein car il ne voulait pas rompre l’intensité de ce moment, par des changements de rythme qui lui auraient paru déplacés . Il ne pouvait s’empêcher de penser que le spectacle devait être beau, vu du bord de la route. Les nombreux arbres de la forêt corrézienne assistaient, imperturbables, au passage de ce motard solitaire en état d’euphorie.

Régulièrement, il regardait le sillon laissé par ses pneus sur le bitume détrempé.

Il poursuivit ainsi son chemin, avec la conscience de vivre un moment exceptionnel. Il ne voulait pas s’arrêter, de peur de rompre cet instant rare où il se sentait capable de tutoyer les sommets du bonheur. Tel le musicien jouant sa partition avec grâce, tel le coureur de fond dont les chaussures frôlent plus qu’elles ne touchent le revêtement.

A l’entrée de Tulle, la station d’essence le ramena à la réalité. Son réservoir était quasiment vide.
Il fit le plein et se réchauffa près de la caisse, avec un chocolat chaud dans son gobelet en plastique.

Encore 350 kms avant d’arriver chez lui. Il savait déjà qu’il n’était pas prêt de retrouver cet état de grâce rencontré deux heures durant sur cette portion de route.

Mais le froid, la pluie, la nuit proche ne pourraient effacer cette communion unique entre l’homme, sa machine et les éléments.

Le bonheur est parfois tout près, là où on ne l’attend pas, dans la grisaille d’une journée de décembre.