Sortie de mon premier roman : L’araignée et les volets de bois

Les motos ont une âme ou une nuit d’espérance au guidon de la Voxan VX 10 Néfertiti.

 

Cette nuit était de plomb. Seul le désespoir aurait pu s’y inviter. A ce moment là, au seuil de la maison, il manifestait des signes d’impatience. A l’intérieur, le silence était trompeur ; il ne signifiait aucunement une quelconque quiétude.   

Peinture réalisée à la palette graphique par Damien Doussaud



Dans la chambre mansardée, la lune diffusait une lueur blanchâtre qui éclairait le lit défait. Sous la couette froissée, le corps remuait, par saccades. Chris, avec des gestes brusques, essayait, en s’enfouissant un peu plus à l’abri de cette masse de tissu, de trouver un semblant de sommeil qui se refusait à lui. C’était peine perdue ; seules les pensées les plus sombres le pénétraient.

N’y tenant plus, il s’arracha du sommier de chêne qui répondit par un craquement, et quitta la chambre. Il erra comme une âme en peine dans les différentes pièces de la maison, avec des envies de cogner les murs et les meubles pour que cesse enfin ce flot d’idées noires qui transperçait son cerveau .
Il aurait voulu pouvoir s’arrêter de penser, ne serait-ce qu’un instant.

Pour tout réconfort, il y avait le claquement métallique, régulier, obsédant de la vieille comtoise héritée de ses grands parents.

Son esprit était au bord de l’implosion. Il devait quitter cet endroit.

Il pénétra dans le garage attenant et, tel un automate, revêtit son équipement de moto.

Il ouvrit la lourde porte en bois qui grinça sur ses gonds. Le silence du village était entrecoupé par les aboiements de chiens, au loin. Il leva la tête ; un nuage, épris de liberté, semblait glisser dans le ciel bleu nuit.

Il alla chercher sa moto au fond du garage et appuya sur le bouton du démarreur. Le moteur se réveilla dans un son caverneux . Il ajusta son casque, enfourcha sa monture, enclencha la première et s’éloigna de la maison.

Tout son corps était sous tension et il  parcourut les premiers kilomètres sans plaisir particulier, sans vraiment avoir conscience de ce qu’il faisait. Il s’éloigna du village et enchaîna quelques virages. Une sourde angoisse l’étouffait et il leva sa visière malgré la fraîcheur nocturne ; l’air s’engouffra dans le casque.

Ses trajectoires étaient hésitantes, approximatives et il frôla à plusieurs reprises l’herbe humide sur les bas côtés.
Sa moto prit le relais, comme si elle sentait le désarroi de son pilote .
 D’une impulsion sur le guidon ou sur un cale pieds, elle s’inscrivait en douceur dans les nombreux virages, le moteur reprenait en souplesse quand il omettait de rétrograder.

Ils arrivèrent dans une portion de route droite et, sans l’avoir prémédité, il ouvrit en grand la poignée des gaz. Le V-twin rugit, les chiffres du compteur de vitesse s’affolèrent. La route était déserte, les deux phares superposés faisaient tout leur possible pour le guider au mieux dans cette « balade » qui ressemblait à une fuite. Il aborda la première courbe en coupant à peine les gaz, la moto se tassa sur ses suspensions en franchissant un petit pont.

Il roulait vite, bien trop vite sur ce ruban de goudron fripé, mais tout instinct de survie l’avait abandonné.

Alors, il poursuivit son chemin à un rythme déraisonnable. Toute son attention se fixa sur ce moment , ses doigts enserraient le guidon avec fermeté et détermination, il s’était calé sur la selle, la pointe des bottes en équilibre sur les repose pieds. Furtivement, il jetait un œil sur le compteur dont les trois chiffres essayaient de le rappeler à l’ordre, mais il faisait fi de ces avertissements.

La nuit était claire et il distinguait les contours du paysage, mais les obstacles semblaient lui sauter à la figure, en surgissant dans le pinceau des deux phares. Il frôlait les talus, les arbres en bord de route, traversait des villages endormis où le son des deux pots sous la selle résonnaient contre les murs des maisons.

Il quitta la plaine. La route serpentait et s’engouffrait dans une forêt de sapins. Son horizon s’assombrit. A la sortie d’un virage serré, la roue arrière effleura une portion de goudron humide, le moteur s’emballa alors que la moto partait en travers ; il ne coupa pas les gaz, le regard déjà fixé dans l’épingle suivante. Son désespoir des dernières heures s’évanouissait dans la nature environnante, il devenait le prolongement de sa moto dont les deux cylindres chantaient une symphonie mécanique dans le silence de la montagne.

La route grimpa, à l’assaut d’un col. La fraîcheur fit place à un froid plus sec quand il quitta la forêt pour le plateau herbeux. Ses trajectoires devenaient de plus en plus précises, sa moto répondait à la moindre de ses sollicitations. L’harmonie entre eux était totale.

A aucun moment, il ne ressentit la peur, malgré la proximité des rochers, et du précipice. Même les dérives de la roue arrière n’avaient aucun effet calmant sur lui, elles semblaient au contraire l’encourager à continuer ce pilotage débridé.  

Il arriva au col d’Aspin, laissa le moteur tourner au ralenti, puis tourna la clef de contact. Il avait besoin de silence après ce déluge de décibels. Il était étonnamment calme, comme si son angoisse avait peu à peu disparu au gré des accélérations, des rétrogradages violents, des freinages à la limite.

Il avait ouvert sa visière et une légère brise caressait son visage. Il apercevait ça et là, quelques maisons isolées accrochées au flanc de la montagne.
Il était encore rempli de cette heure de folie au cours de laquelle il avait largement franchi les limites du raisonnable. Il eut une pensée pour sa moto dont les deux gros cylindres lui renvoyaient une douce chaleur. Elle s’était faite complètement oublier ou plutôt avait accepté ce rythme endiablé.

 

 Voxan VX 10: peinture réalisée à la palette graphique par Damien Doussaud

 

Il n’avait pas envie de rallumer le moteur et il laissa glisser sa moto sur la pente. La lune brillait encore plus fort à cette altitude et c’est tous feux éteints qu’il entreprit les douze kilomètres de la descente sur Arreau, bercé par le bruissement de la chaîne.
Il apercevait, au fond de la vallée, les lumières d’Arreau, et le pinceau des phares des voitures qui circulaient . Il se sentait libre, comme l’aigle qui survole son territoire.
Il arriva au terme de cette douce descente et ralluma le V-twin.

Il n’avait plus aucune énergie pour poursuivre cette folle randonnée à un rythme aussi effréné . Il se sentait apaisé. Il quitta la zone montagneuse et parcourut une vingtaine de kilomètres, visière entrouverte, longeant la rivière qui renvoyait, par instant, des reflets argentés.

A la sortie d’Hèches, il bifurqua vers la gauche.

La nuit devint totale lorsqu’il pénétra dans les bois touffus des Baronnies. Cette région sauvage qu’il n’avait parcourue que de jour prit une allure inquiétante. Les deux phares étaient là pour le rassurer, le guider dans cet entrelacement de routes étroites.

« Suis moi » semblait lui dire sa moto. La présence du goudron paraissait presque incongrue dans ce coin de nature préservé.

Les rugissements précédents du V-twin avaient fait place au ronronnement d’un placide matou et il enchaîna les virages sur un filet de gaz. La moto, bloc compact, se dirigeait là où son regard le portait, avec docilité. Il se laissait emmener par sa monture, passait devant quelques fermes où  seuls les chiens manifestaient leur présence.

Il quitta le piémont, retrouva le chemin de son village et s’arrêta devant sa maison.


Pour la première fois depuis des mois, il regarda avec bienveillance la vieille bâtisse en pierre. La souffrance et le chagrin qui s’y étaient introduits ne pourraient jamais s’effacer de son esprit mais, à cet instant précis, il osa imaginer qu’un avenir pouvait exister.

Il rentra sa monture dans le garage ; les cliquetis du moteur sonnaient comme des notes d’espérance.

Une ombre surgit, silencieuse. C’était le chat des voisins. Il l’attrapa délicatement et lui glissa à l’oreille : « Je crois que je vais revivre ».
Il sentit les vibrations de la boule de poils le traverser.

Il regarda sa moto une dernière fois en lui disant : « Bonne nuit, Néfertiti, et merci ».

Il sentait poindre les premiers signes annonciateurs de l’aube.

Il s’assit sur le perron, le regard tourné vers l’est dans l’attente de ce jour de renaissance.