Sortie de mon premier roman : L’araignée et les volets de bois

Inde et Népal

 New Delhi, lundi soir 

 

Eh oui, New Delhi capitale de l'état Indien, c'est là qu'on est, les gnaces. Enfin que je suis. Puce, ma Yam de Puce est encore à l'aéroport, à Dalam, à trente bornes d'ici.

 

Faut le temps qu'il faut, je ne pourrai probablement pas la sortir de douane avant demain ou après-demain...

 

Bon sang on a fait quatre mille kilomètres en cinq heures et des poussières, maintenant, quand un conducteur d'engin coûteux me demandera d'un air de commisération quelle est la vitesse de pointe de ma moto, je dirai « une fois, on a atteint 1000 km/h ».

 

 Cela dit, Puce et moi sommes entrés dans la légende damascène. Le mec qui raque mille livres syriennes pour emmener avec lui en Inde une moto qui côté valeur vénale tend vers zéro (eh oui, un Yam GT 80 de 1975 avec trente milles bornes dans les tripes, vous en donneriez combien ?), de mémoire d'agent de voyages de Damas, ça ne s'était pas encore vu.

 

Brèflezonnest za Delhi. J'ai appris que Puce a trimballé pendant 15 000 km environ 46,7kg de bagages en plus de ma personne (de 53 a 60 kg suivant la situation de la balance commerciale). Les bascules d'aéroport font foi. Delhi.

 

Un choc ? Oui. D'abord il fait bien plus chaud qu'à Damas, 40° dans la journée, 30 la nuit, et une chaleur très humide, très lourde.

 

Ensuite... On roule à gauche. Il va falloir faire très gaffe au début, Puce n'a jamais roulé à gauche, et moi, la dernière fois c'était à London il y a deux ans, et je n'ai pas fait beaucoup de bornes.

 

A priori, L'Inde m'apparaît comme un pays extrêmement civilisé. La preuve ? Ils fabriquent des motos. Si !! D'une part ils ont récupéré les outils de fabrication et les droits de la 350 monocylindre Royal Enfield « Bullet », et la fabriquent depuis sous le nom de « Enfield India », d'autre part, il y a aussi un 200 mono deux temps, apparemment longue course, fabriqué par Enfield-Inde.

 

 Je n'avais jamais vu cette machine auparavant. Ils font aussi des scooters et des motos Jawa sous licence. En dehors de ça, une débauche de triporteurs. On étudiera ça demain.

 

 J'ai un mal de crâne pas possible. Le pilote du 747 nous a gratifiés de descentes tellement rapides que j'ai bien failli avaler mes deux tympans.

 

 

Demain... Demain il fera jour, tout ça s'est passé trop vite... 4000 kms en 5 heures, ça va pas non ? D'accord on n'avait pas le choix, mais quand même, c'est con, par la route on aurait mis une ou deux semaines, on aurait eu le temps de s'acclimater, d'apprendre trois mots d'Hindi, bref, on ne se serait pas retrouvé parachuté comme des cons.

 

Demain, demain, on verra... Ah ! Aussi, y'a les roupies. Que voulez-vous, c'est la monnaie d'ici. Sur les talbins « Reserve Bank of India » s'il y a écrit « je promets de payer au porteur », formule identique à celle des billets anglais, après c'est « la somme de X roupies ».

 

 Quand j'étais gosse et que je racontais l'histoire du marchand de chameaux, je disais « ji tili vends trente roupies » parce que la roupie, et sa centième partie le roupillon (blague a part, ça s'appelle le « paisa ») ça me semblait si lointain, folklorique, à la limite de l'invraisemblable... Eh bien maintenant, c'est en roupies qu'il va falloir compter. Bah... On s'y fera. Demain.

 

 

 

                                                          Delhi, jeudi

 

Rien écrit pendant deux jours. J'avais déjà assez de préoccupations par ailleurs. Il fallait que je trouve le « Madras Hôtel », parce que dans le même immeuble il y a le bureau de la Syrian Air, qui devait me donner l'indispensable ordre de livraison pour que je puisse prendre possession de ma bécane bien-aimée.

 

Je l'ai eu hier vers dix heures, aussitôt j'ai affrété un triporteur pour aller à la « warehouse » où tout le fret est centralisé. Petit arrêt pour acheter un bidon d'essence, j'avais la ferme intention de remonter la Puce sur place et de repartir avec.

 

Un peu anxieux. Les carnets de passage en douane UIT ne sont théoriquement pas valables en Inde, et la voie normale d'arrivée d'une moto est la route, pas l'avion. De combien vont-ils vouloir amputer ma bourse déjà redoutablement plate ? Ont-ils abîme ma Pupuce ? Z'ont pas l'air soigneux des masses, les manut' de l'aéroport.

 

Longues palabres avec le gars des douanes. Bah, mon triptyque n'est pas valable en Inde, mais on va faire comme si. Ils m'envoient au « location office », puis à la caisse, 25 roupies, 13 francs de frais, trois heures après mon arrivée j'avais repris possession de ma Pupuce.

 

Très peu de dégâts : un petit poque sur le réservoir, l'ampoule de feu AR pétée (j'avais heureusement retiré le cabochon) sinon tout va bien.

 

 Le temps de remonter le guidon, les clignos AV et de rebrancher le circuit électrique, deux coups de kick elle part, direction la consigne de l'aérogare passagers où j'avais laissé le klaxon, le compteur de vitesse, le compte-tours et les sacoches en polyester que j'avais pris en bagages.

 

Avant la tombée de la nuit, Puce, en pleine santé (elle aime les climats humides) faisait son entrée triomphale à New-Delhi.

 

J'ai adopté le « Madras hôtel » 20 roupies (10 F) la nuit dans une chambre à une personne, pas de sanitaires (à l'étage) mais un ventilateur que j'arrête la nuit pour avoir du silence. On trouve des hôtels beaucoup moins chers, mais je voulais pouvoir être seul pour travailler. La piaule a un peu l'air d'une cellule de prison, 2 mètres sur 3, pas de fenêtre, mais il y a un placard, un lit assez large, une table et une chaise pour écrire.

 

Côté bouffe, c'est un restau végétarien, la jaffe est à des prix impressionnants : une doça (crêpe épaisse de pâte de riz avec dedans des pommes de terre et autres légumes, de quoi faire un repas) 30 centimes. Un verre de thé, 25 centimes. On arrose la bouffe avec de la sauce au curry, je m'y habitue progressivement.

 

Premier repas, j'en ai consommé un demi ramequin, aujourd'hui deux, sans avoir besoin d'appeler les pompiers. Cela dit, les autochtones consomment ladite sauce à la petite cuiller, comme de la soupe. Je n'en suis pas encore là. Petit déjeuner, même trip : un plat avec de la sauce au curry à neuf heures du matin, ça fait drôle. Je m'y ferai.

 

Des motos... Il y en a plein, partout. Des 175 CZ tchèques fabriquées en Inde, des 200 deux temps et 500 mono quatre temps « Enfield India », des scooters Vespa et Lambretta également fabriqués ici, à profusion.

 

Remarquez qu'étant donné le climat, ça serait un crime de ne pas faire du deux-roues ici. Puis il y a les triporteurs Lambretta indiens qui servent de taxi à deux places passagers, les triporteurs Harley, des vieux 750 à soupapes latérales, avec différentiel et tout. C'est un peu décousu, ce que je vous raconte, mais ce sont mes premières impressions.

 

 

 

                                                  

 

                                             Delhi, plus tard.

 

Ce matin, je me suis réveillé en bonne forme au lever du soleil (si !). Est-ce un signe que je commence à m'acclimater ?

 

Wahoo ! Il serait temps, disons que mes débuts indiens ont été plutôt mouvementés et difficiles. Puce, ma Yam de Puce, a été plus souple que moi. Elle a tout de suite compris le coup pour rouler à gauche. Oh, une fois ou deux au début, on a cafouillé un peu à un carrefour et on s'est retrouvé à droite, mais dans la cohue générale ces petites erreurs sont passées totalement inaperçues.

 

 Le gag, ici, c'est notre klaxon de bateau à gaz. La grande classe, par ce qu'en Inde contrairement à l'Arabie, si on se sert beaucoup du klaxon, on n'en trouve guère de très puissants (les importations de l'étranger sont sévèrement contingentées).

 

 Les scooters et les triporteurs ont des petits vibreurs ridicules style Mobylette, les motos des petits put-put style moto anglaise des années 50, et les bagnoles (toutes de fabrication nationale, comme presque tout ce qui roule ici) leur klaxon d'origine, superfaiblard.

 

Alors nous, vous pensez avec notre sirène marine, on est la terreur de Delhi ; dès que je pose le pouce sur la touche de ma bombe tympanicide, les corneilles se réfugient sous les faîtes des toits, les moineaux se bouchent le trou auditif avec du ciment, et suspendent leur vol, de même que le temps qui lui n'a aucun mal ici, il ne vole pas vite.

Lorsque mon pouce tout puissant presse la touche, c'est pire que la puissance nucléaire de Brejnev ou de Carter : la débandade !

Quel est ce mugissement apocalyptique ? Le fantôme de la vache sacrée Rothi Ozépis, égorgée en 1622 par un brahmane sacrilège, qui, conséquemment à une confusion regrettable entre une bouteille d'eau et une de Gilbey's gin avait mélangé la vie du Bouddha de Vazymonga et un manuel de cuisine importé de Normandie ?

 Est ce le cri de Shiva-Sregal, le dieu des vins et spiritueux, qui ne dessaoule pas depuis que l'Etat indien a établi la prohibition de l'alcool dans la plupart des territoires de l'Inde ?

Le dieu hurle non pas parce qu'il est ivre (il l'est tout le temps) mais parce qu'au marché noir, ça lui revient plus cher. Qu'est-ce ? Au secours ! Assez ! Pitié ! C'est trop, même Brahma ne brama jamais aussi fort dans ses plus fortes colères, qu'est-ce en fin ?

Calme tes terreurs, peuple de l'Inde, ce n'est que sa splendeur le 80 Yam qui demande le passage...

Donc Puce est à son aise.

 

 Quant à moi... Ça a été plus dur. D'abord, je me suis fait un peu voler, ensuite j'ai eu une alerte à la bombe. Parlons de ça en premier. Au début, ça allait bien : la chaleur moite de Delhi me rend paresseux, m'enfin j'arrivais à me mouvoir, ceci jusqu'au triste jour où pour me changer un peu de la cuisine végétarienne, je me suis offert, dans un petit restau pas cher, un poulet au curry.

 

Sinistre erreur, car, je l'ai appris par la suite, ledit poulet avait été pendu bas mais très court en 1878 pour avoir fomenté une révolte contre le gouvernement de sa Majesté la reine Victoria, ou une autre, allez savoir, les poulets ne comprennent rien à la politique.

C'est justement pour ça qu'on a pendu celui-là. Or, manger les condamnés politiques était alors interdit en Inde, jusqu'à un décret-loi stipulant que les coupables de crimes politiques, lorsqu'ils appartiennent à la caste dite des « comestibles », ne seraient plus pendus mais empalés sur une sorte de pieu métallique horizontal, puis brûlés à petit feu (thermostat 5 à 7), pendant un temps proportionnel à la taille du condamné, entre une demi-heure pour un coupable de petite taille et trois heures pour un vraiment gros condamné.

 

 Il paraît que d'autres pays ont adopté cette coutume barbare. Donc mon poulet avait été pendu en 1878 (bien avant la loi) mais on me l'a servi la semaine dernière, après la loi. C'est pour ça, sans doute que sa digestion a été si difficile.

 

En plus de ça, au réveil, je mangeais de l'iddly, des boulettes de farine de riz gorgées de sauce curry, parce qu'au Madras Hôtel y'a que ça au petit déjeuner, ou alors des trucs encore plus épicés.

 

Y'a aussi que l'eau courante n'est paraît-il pas saine en Inde, mais mon pauvre ami, même si tu perches à l'Ashoka ou au Maurya, où tu paieras vingt fois plus cher qu'ici, si un microbe vicelard a décidé de te mettre à bas, il trouvera bien le moyen de venir te chercher. Tiens, là, dans les glaçons de ton Chi-vas de 21 ans d'âge, ou là, dans ton tournedos à cent Roupies. Bref je me suis dit qu'on verrait bien.

 

En fait après l'épisode du poulet au curry, mon moteur a commencé à perdre des tours. Ce fut très progressif, très pernicieux, comme un allumage qui se dérègle. Bref au bout de quelques jours je me suis aperçu que je ne fichais plus rien de la journée. Pas le moral, envie de rien.

 

Etant donné que la bête humaine est une machine biologique, je me suis dit qu'il devait y avoir de la limaille dans le carter. Un homme, c'est comme une moto. Si l'on ne répare pas aux premiers symptômes, ça peut donner la grosse casse chère à réparer et tout. Quand on trouve de la limaille dans le carter, on ne continue pas à rouler en attendant patiemment que ça casse pour de bon. Faut réparer, mon gars.

 

Ça y est ! Je l'attendais celle-là. Y'a un mec au fond de la salle habillé tout en noir, qui dit que c'est pas pareil, parce que les motos n'ont pas d'âme. Mais l'homme non plus, mon pauvre vieux !

 

 Seulement dès qu'on se heurte à une machine trop compliquée, on hurle au surnaturel. La seule différence est que l'homme est livré sans manuel d'atelier ni mode d'emploi ce qui fait qu'on est réduit à se fier à des on-dit ou tout inventer soi-même.

Faut dire qu'au moment de la création du modèle l'imprimerie n'était pas encore inventée, et que par la suite le manuel ne fut jamais édité parce que le constructeur était mort de vieillesse, et, ne sachant pas écrire il avait emporté les plans dans sa tombe, laquelle tombe malgré de patientes recherches ne fut jamais retrouvée.

 

Bref j'ai cherché la panne. Après inspection de la couleur des fumées d'échappement (n'est ce pas bien dit ?) nettement claires, j'ai conclu que c'était le foie qui était malade. Bon. Diète et repos. Cinq jours de riz blanc, yaourt et de médicaments à base de sucs végétaux (vendus ici sous le nom de « Lia SZ ») et le moteur s'est remis à tourner rond, entraînant la pompe à moral, toutes les aiguilles de manos sont retournées dans la zone verte. La preuve ? Je relis ce que je viens d'écrire, c'est plus débile que jamais par Ganesh !

 

 

Y a eu de la fauche aussi. Après ' m'être fait soulever un appareil photo dans « ma » chambre à Damas, j'avais sainement décidé de toujours confier ce précieux fourniment à la réception de mes palaces.

 

 Aussi ai-je fait la tronche quand un jour on m'a rendu ma valise à photo avec de sérieux manques. Greffier notez. Un Polaroid, un flash électronique, une cellule photométrique. Pas un expert, le voleur. Il a pris le flash sans son indispensable chargeur, on ne trouve pas que je sache de film Polaroid en Inde, et à qui va-t-il vendre une cellule super compliquée dans un pays où l'on utilise guère que des « boîtes à savon » ?

 

Enfin ça me faisait tout de même baliser : en ne parant qu'au plus urgent, où trouver une cellule correcte à un prix non prohibitif ? Qu'allait faire l'hôtelier, théoriquement responsable ? Ça s'est arrangé. L'hôtelier, après trois jours d'âpres discussions, m'a remboursé la moitié de la valeur neuve du lot, ce qui correspondait tout de même à plus de cent jours de séjour dans son hôtel.

Cela dit, peu soucieux d'héberger des clients « à risque », il m'a ensuite gentiment mis à la porte. Trois jours après, j'avais échangé mon gros 6x6 et ses objectifs contre un 24x36 Nikon à cellule et tout était dit.

 

Ensuite il a fallu renouveler le carnet de passages en douane de Puce et courir les visas, Népal, Singapour, parce que pas de blagues, on a trois mois pour aller au Japon, on ne veut pas laisser se périmer ce visa-là. Encore deux ou trois signatures, et l'on va lever l'ancre.

 

Direction ? Lucknow, Bénarès, Kathmandou. On va rigoler, pour parvenir au Népal, il faut franchir des cols au dessus de 2500 mètres d'altitude. Comme de juste j'ai oublié d'emmener des petits gicleurs Mikuni pour corriger la carburation en altitude, on va peut-être avoir du mal. On verra...

 

Je ne vous ai pas dit grand chose de Delhi. C'est un drôle de bled : c'est peuplé, beaucoup même, il y a 1/2 crore, soit 50 lakhs d'habitants à Delhi. Comment ? Combien ça fait une crore ? 100 lakhs, mon ami.

 

Bon trêve de blagues, « ils » sont cinq millions. Cela dit, la ville, très étendue, est loin d'être invivable. Sans être tout à fait vivable tout de même, parce qu'en ce moment, il y fait chaud, chaud.

 

Quand il se décide à pleuvoir, on respire. Et ca tombe... D'un coup le ciel se plombe, une grosse rafale de vent, et plaoutch, ça tombe dru, dru, dru.

 Après, il fait frais, agréable, et la ville sent bon pendant une ou deux heures, ou plutôt ne sent presque plus, parce qu'il faut bien admettre que quand il ne pleut pas, elle pue.

Puis le temps recommence à s'alourdir... Jusqu'à la prochaine pluie.

 

 C'est la mousson qui s'annonce...

 

Dans New Delhi, la partie récente de la ville, on pourrait souvent, s'il n'y avait les Sikhs en turban et les femmes en sari, se croire en Angleterre.

 

 Le vieux Delhi, lui, est indien. Difficile à expliquer. Tous les commerces sont sur le trottoir, tout est extrêmement tassé, et ça sent les épices, le kaka, tout à la fois... L'Orient quoâ.

 

Partout, dans l'ancien comme le nouveau Delhi, il y a les bébêtes qui roulent, qui roulent... Les bagnoles, des répliques de voitures anglaises des années 50, et les deux et trois roues nombreux à un point pas croyable.

La ville foisonne de parcs à motos gardés avec même parfois des patères pour accrocher son casque. Delhi a la plus forte concentration de motos que j'ai vue de ma vie.

 

 

 

                                                  Delhi, mercredi

 

 

Ouf ! Deux barrières qui nous tenaient coincés, Puce et moi, viennent de se lever dans un grincement de ferraille rouillée. Hier encore on ne savait pas, mais le grand départ vers l'Himalaya est pour demain à l'aube.

 

Le dernier coup de tampon a été donné ce matin à 11 h 45. « Singapore High Commission » M. Tran-Duc, Frédéric, et Mlle Yamaha, Puce, sont autorisés à se rendre à Singapour. La valse des tampons est à priori terminée jusqu'au Japon.

 

Des tampons, il en a fallu, plus chez les uns que les autres. Renouvellement du carnet de passages en douane de ma Puce : un télégramme pour Paris, vingt-sept coups de tampons, total 350 roupies.

 Un visa pour le Népal, 45 roupies.

 Un visa demandé en urgence pour Singapour, deux cent cinquante roupies et quinze jours d'attente. Total 645 roupies, en gros quatre cents Balles, une somme fabuleuse, de quoi vivre tranquillement en Inde pendant un mois.

 

 Désastre financier, banqueroute, heureusement que mon régime alimentaire « spécial foie faiblard » réduisait mes dépenses de bouffe à six roupies (3 F) par jour.

 

Puce et moi, hier encore, on se rongeait les ongles. On attendait 1000 Balles parties depuis 15 jours de Paris, et le fameux tampon pour Singapour, afin d'être tranquille.

 

Tous les matins, même moue désabusée de l'employé de la banque. Rien. Ce matin, il a souri. Ca y est ! J'ai poussé un grand soupir.

 

Notre hôtelier commençait à faire la tronche, note impayée depuis dix jours, et on en avait assez d'être coincé à Delhi. Puce et moi avons aussitôt foncé vers le consulat de Singapour.

 

 Là aussi, sourire : c'est accepté ! On a poireauté pendant une petite demi-heure, puis la secrétaire du consulat, une fort appétissante demoiselle au demeurant, est revenue avec mon passeport tamponné. Ouf ! La dernière barrière est levée. Heureux comme des fous, on est parti plein pot, et histoire de rigoler, on a

passé le « speed breaker » de Golf Links à 90 à l'heure.

 

Ah oui ! Vous ne connaissez pas les « speed breakers », briseurs de vitesse. C'est une invention rigolote pour obliger les gens à ralentir avant certains passages cloutés. Un dos d'âne artificiel, très sec qu'on ne peut passer que lentement ou à fond. Lentement, on épouse l'obstacle, à fond, on le survole.

 

La fourche de Puce a légèrement talonné en détente. Manque d'huile dans la fourche, les joints spi ont 30 000 bornes de plus ou moins mauvaise route dans le nez, et la tôle ondulée africaine, de même que le sable et la poussière, n'ont rien arrangé. Bah, on verra ça... Au Japon ! On n'a guère plus de 5 ou 6000 bornes à faire entre-temps.

 

Demain, ça va être reparti. On va pouvoir tailler la route jusqu'à l'Himalaya et la vallée de Kathmandu, à 1500 kilomètres d'ici, où paraît-il, il fait plus frais qu'ici. On va pouvoir roupiller dans les buissons au bord de la route et être réveillé par le soleil.

 

Puis ida arad Allah on va voir Kathmandu.

 

 

 

                                                   Birganj, samedi

 

Ouf ! Ça y est, Puce est moi sommes au Népal. On a passé la frontière en début d'après-midi, mais on attend demain matin pour attaquer l'Himalaya.

 

 Kathmandu n'est qu'à 200 kilomètres, mais on nous a tant parlé des difficultés de cette route (les bus mettent une dizaine d'heures à la faire) qu'on ne voulait pas risquer de se faire piéger par la nuit.

 

1350 kilomètres en trois jours, ça n'est pas un record, mon neveu ! Pourtant, parole, je suis sur les genoux, fini, lessivé, et j'ai tellement mal au cul qu'à la seule vue des chaises en bois du restau du coin, j'ai été pris de nausées, sueurs froides et tremblements convulsifs.

 

 J'ai les mains et le visage qui me brûlent comme si on m'avait fait une dépilation au chalumeau, des yeux de lapin russe et des crampes dans tous les coins.

 

Puce, elle, se porte bien, merci pour elle. Pourquoi ce délabrement ? Perte d'entraînement d'abord. Ensuite et peut-être surtout, la route, la chaleur, la poussière.

 

 La route, vous savez ce qu'elle m'a rappelé ? L'Afrique.

 

 

Par moments, c'est très bon, juste un petit poil étroit, quand on croise un poids lourd, s'il ne se range pas soigneusement il faut mordre sur le bas côté.

 

Pour dépasser, même problème, et Puce avec ses 72 ce, est un engin diaboliquement rapide selon les critères indiens. Pensez un peu : les poids-lourds sont limités à 40 km/h et les autos, étant donné la difficulté des dépassements, ne vont guère plus vite.

 

En 1350 bornes, on s'est fait doubler quatre fois, par trois Enfield-lndia et une Yezdi (Jawa) des fous, des dangers publics, pour rouler au-dessus des 75 km/h que Puce et moi nous sommes fixés comme vitesse de croisière.

 

 La plupart des motards se baladent comme tout le monde à cinquante à l'heure. Un 350 mono 4 temps qui se promène à 50 en quatrième, ça fait pom... pom... pom. Une explosion tous les 17 bananiers.

 

 

Ça, c'est quand la route est bonne. De temps en temps, crac, elle disparaît, pour laisser place à une mer de sable ou de cailloutis : travaux. On longe une armée de cantonniers de 7 à 77 ans qui portent sur des paniers les cailloux destinés à refaire la route.

 

A part tout de même le damage, tout se fait à la main. La main-d'œuvre est encore ce qui coûte le moins cher en Inde. De une à vingt bornes de sable, de poussière et de cailloux, la route réapparaît, jusqu'aux prochains travaux.

 

La chaleur... Très supportable tant que l'on roule, si l'on excepte le « coup de chalumeau » permanent sur les mains, mais dès que l'on ralentit ou s'arrête pour prendre de l'essence ou demander sa route, on a l'impression que quelqu'un vient d'allumer un radiateur électrique.

 

En l'espace de dix secondes, on se retrouve ruisselant de sueur, et l'on n'aspire qu'à une chose : rouler, rouler de nouveau, pour avoir un peu d'air frais, ou du moins, un peu plus frais.

 

La poussière... Omniprésente. A l'heure qu'il est, j'en remâche encore. Ca donne soif, soif, soif. Régime quotidien de ces trois jours : un silo de poussière et six litres d'eau. Je garde maintenant ma gourde en permanence autour du cou pour pouvoir boire en route.

 

Après Bénarès, j'ai voulu couper au plus court par une route secondaire, on s'est retrouvé à faire une centaine de bornes sur une piste digne du Paris-Dakar, ce qui a achevé mon malheureux fessier qui déjà n'en pouvait plus guère.

 

Cette étape nous a permis, à Puce et moi, de refaire connaissance avec la plus grande chaîne d'hôtels du monde, très appréciée des routards pour son rapport qualité prix absolument sans concurrence.

 

Quitte à faire de la publicité sauvage, je la nommerai. Il s'agit de la chaîne des hôtels Bellétoile et Courendert. On reconnaît aisément ces hôtels au fait qu'ils sont très hauts, mais vraiment très hauts de plafond, et que les lits sont par contre très très bas.

 

En Inde, les hôtels Bellétoile et Courendert sont très recherchés, parce que très bien chauffés la nuit. Le pied.

 

A la tombée de la nuit, on commence à scruter les bas côtés à la recherche d'une chambre convenable. Pas question de rou1er de nuit ici, la route est un perpétuel traquenard.

 

 La lumière est strictement interdite sur les vélos, les charrettes, les piétons, les vaches, les cochons, les couvées. A moins de se monter un chasse-bœufs en guise de carénage, on risque au bout de vingt kilomètres de trimballer une arche de Noé sur son garde-boue avant.

 

Alors, au premier coin sympa. Puce et moi, on s'arrête, on s'installe tranquillement sans avoir à remplir de fiche, on contemple les étoiles en fumant des « beedies », des petites cigarettes faites d'une feuille de tabac roulée, et on s'endort.

 

A cinq heures et demie du matin, le service du réveil allume la lumière et l'on repart, c'est la route intégrale. La bouffe ? Il suffit de s'arrêter dans un village, même les plus petits possèdent au moins une petite échoppe à ciel ouvert, où l'on vous sert des légumes au curry dans une feuille de bananier, au bord de la route.

 

On a donc mis trois jours pour arriver au Népal, soit le même temps que les trains. Non, Ils ne sont pas très rapides, d'accord.

 

Mais pourquoi si vite ? Pourquoi ne s'être pas arrêté pour visiter Agra, -tout de même, le Taj Mariai- Bénarès, et tout le toutim ?

D'abord parce que je suis l'un des plus mauvais touristes que la terre ait connu. Les vieilles pierres ne me branchent pas, le plus beau paysage me lasse en un quart d'heure.

 

Ensuite à cause de Puce. Je vous ai déjà dit que ma moto est magique. D'ailleurs lorsque je suis parti, un pote m'a donné un T shirt « Yamaha, oriental wizardry » : sorcellerie orientale.

 

Eh bien, c'est vrai. Ce sacré petit bout de moto a des dons de voyance. Elle a le don de me faire arriver ou rester dans des endroits où quelque chose m'attend.

 

Vous souvenez-vous quand elle a refusé de quitter Akaba ? Et bien, pendant la dernière semaine que nous avons passée à Delhi, puis tout au long du chemin, j'ai senti ma Puce pressée d'arriver à Kathmandu. Il y a un secret...

 

 

                                              Kathmandu, lundi

 

Kathmandu, c'est le pays de Bouddha. Il y est né...

 

C'est l'endroit du monde où le visage de Dieu est le plus proche de la terre... Eh oui, moi aussi j'ai vu le film de Cayatte. Le moins que l'on puisse dire est que la montée a été dure dure.

Pas à cause de la route. Ça monte, mais ni très fort, ni très haut, et il faisait très chaud.

 Non. Le problème a été l'essence. A chaque station, même topo : « on n'a plus que du gas-oil, pour l'essence, il faut aller à la station suivante ».

 

On a terminé le trajet avec une drôle de tisane que l'on a trouvée dans une épicerie, qui était fort probablement du pétrole lampant.

 

Avec ça, la Puce refusait de passer le 50 km/h, cliquetait au delà d'un tiers des gaz, et chauffait comme un haut fourneau du temps de la splendeur de la civilisation industrielle, mais on est arrivé à Kathmandu.

 

Kathmandu... Je me suis toujours demandé pourquoi ce bled attirait tant de monde, et surtout tant de Français. Est-ce à cause du film (Les Chemins de Kathmandu), un très joli film quoique un peu cucul et donnant de Kathmandu une idée très inexacte ?

Probablement en ce qui concerne les Français.

 

O puissance des média !

 

Cela dit, il doit y avoir autre chose. Lorsque l'on arrive par la route à Kathmandu, on commence par se demander pourquoi on a fait tant de bornes pour arriver là.

 

Les faubourgs sont d'un style architectural fort connu chez nous : le moderne-moche. Puis dans le cœur de la ville on commence à comprendre.

 

On entre dans un enchevêtrement de ruelles larges comme une bagnole et quart, on trouve un temple tous les dix mètres, le tout avec une architecture délicieusement baroque.

 

Dans les rues, on croise ou l'on contourne à peu près tout ce qui vit sur terre. Des vaches, des buffles, des chevrettes, des porcs, des poules et des hommes, des hommes de toutes les sortes, le touriste allemand côtoyant le freak dépenaillé autant que désargenté, le bonze thibétain à l'allure sérieuse et triste, ou le Nepaliscus Vulgaris qui se rend à ses cultures ou son commerce, car, évidemment, tous ces visiteurs font sérieusement marcher le commerce.

 

 Les Népalais paraissant extrêmement calmes, placides, à la limite de l'indifférence totale, ce petit monde arrive à coexister pacifiquement.

 

 A Kathmandu chacun vit à sa façon et à son rythme, s'habille comme il veut dans l'indifférence générale. On a l'impression de se trouver en dehors du monde dans un lieu où rien n'est interdit, même si on a l'impression d'avoir affaire à de l'indifférence plus qu'à de la tolérance.

 

Ajoutez à ça que toutes les drogues ailleurs illégales ou légales avec ou sans ordonnance sont disponibles à tout vent, et que la vie en général n'est vraiment, vraiment pas chère, pour un étranger, s'entend.

 

On peut se loger pour trois balles, manger pour encore moins si l'on ne cherche pas à se faire du lard. Vous avez somme toute un endroit assez extraordinaire pour changer radicalement d'atmosphère.

 

Revers de la médaille : les Népalais se fichent de tout, en particulier de l'hygiène. Je n'ai pas rencontré ici un seul Européen qui ne soit ou n'ait été malade.

 

Au sommet du hit-parade, la dysenterie amibienne due à une eau particulièrement malsaine. Comment ? Ne pas en boire ? Ben oui, mon pote ? Tu vas faire des glaçons à l'eau minérale, te laver les dents à l'eau minérale, faire laver tes verres et tes assiettes à l'eau minérale, enfin tu mords le topo, mec ? L'hygiène, c'est une entreprise collective.

 

Ça permet au moins, ici, aux pharmacies de faire fortune. Bref, tout le monde est mal foutu. Je ne sais par quel miracle jusqu'ici je suis passé au travers. Pourvu que ça dure...

 

Dépaysement... Ici l'on a vraiment l'impression de se trouver au bout du monde. Il suffit de monter les escaliers d'un temple, et s'asseoir en haut en compagnie des fumeurs de chillum.

 

Là, on laisse tranquillement promener son regard sur choses et gens, et tout, tout vous dit que vous êtes très très loin de tout.

 

 La nuit tombée, les lumignons et les mèches d'encens illuminant les statues dorées des dieux, des gens passent doucement en faisant tourner les moulins à prière d'un doigt distrait.

 

A onze heures, Kathmandu dort en silence. Aujourd'hui je regarde par ma fenêtre, et à quelques kilomètres, au sommet d'une colline, j'aperçois les trois pointes du temple de Swayanbu-nath, l'un des plus célèbres et des plus respectés du Népal.

 

 Puce a envie d'aller saluer le petit Bouddha. Demain, nous gravirons la colline pour aller lui serrer la louche.

 

 

 

 

                                      Kathmandu, samedi

 

Alors, celle-là, elle est forte. En voyage, on peut s'attendre à des tas d'aventures plus ou moins bizarres, surtout quand on se balade avec une moto comme ma Puce, qui connaît tous les secrets de la magie orientale ; tout de même, celle-là, vous ne la devinerez pas !

 

 Savez-vous ce que viennent de donner bientôt quatre ans d'union entre Mademoiselle Puce Yamaha et moi-même ? Non... Si ? Oui.

 

On vient d'avoir un enfant. Ça, aucun expert gynécologue ne l'avait prévu, mais c'est arrivé.

 J'ai téléphoné à Marcel du bar de l'Esplanade pour lui signaler l'événement, parce que Marcel trouve toujours des explications à tout.

Il a été catégorique : « Depuis le temps que tu te trimballes sur le dos de la Puce, c'était inévitable ! ».

 

Ben oui, faut croire. Il faut que je vous raconte comment c'est arrivé.

 

Je vous ai fait des cachotteries : tout a commencé le surlendemain de mon arrivée à Delhi, mais ça m'avait paru tellement irréel, et le résultat d'aujourd'hui tellement improbable que je ne vous en avais pas parlé, vous vous seriez dit « il rêve, le mec, il fume du 'teuch trop fort pour lui... »

 

Le surlendemain de mon arrivée à Delhi, sitôt la Puce sortie de douane, on est allé au consulat du Népal pour demander un visa, parce que Kathmandu était important pour moi. Je remplis le formulaire, on m'annonce que si je veux attendre, je peux avoir le visa aujourd'hui même. O miracle, un visa obtenable le jour-même, c'est presque unique. Glory be, Alléluia !

 

Je ressors acheter un journal puis m'en vais dans la salle d'attente. Tiens, il y a déjà du monde qui attend. Un couple de baba-kool avec un gamin de sept-huit ans avec les cheveux blonds jusqu'aux épaules. Eh merde ! Ils parlent, Ils sont français !

 

Les baba-kool, c'est pas vraiment mon trip. Chuis pas militariste du tout mais pas non plus pacifiste bêlant, chuis pas écolo, et j'dis pas que j'aie jamais fumé des pétards mais c'était à Copenhague en 71 dans une communauté, ça duré une semaine, la belle affaire...

 

Bon, ils sont français. Ça doit être bon de parler français...

 

Nous voilà routards à nous raconter des histoires de routards. Eux sont partis avec une fourgonnette deux-biques qu'ils ont abandonnée en Afghanistan. Ils me racontent.

 

 Puis je leur raconte. J'en suis à leur conter comment de la montagne lunaire en Jordanie, on voit d'un coup apparaître la mer Rouge, que l'on arrête son moteur pour se laisser descendre comme un tapis volant.

 

Vlà le gamin qui m'interrompt sans lever la main et qui me dit, b-ism Illah je vous le jure:

« Dessine-moi la descente sur la mer Rouge... »

 

Eh merde le petit salaud... Mon coeur a fondu...

 

Si t'as pas lu Le petit prince de St Ex', t'es pas trop allé à l'école, camarade. Bon, ça m'a peut-être marqué plus que la moyenne à cause des baobabs.

Toujours est-il que c'était le « dessine-moi un mouton » du Petit Prince. Un petit gamin aux cheveux blonds, rencontré loin, loin de chez moi, qui me demande dans ma langue de lui dessiner la descente sur la mer rouge, c'est encore plus coton que la laine d'un mouton, parole...

 

J'ai dû faire le coup du chais pas dessiner comme dans le bouquin, et ça m'a tout remué.

 

Une paire d'heures plus tard on avait nos visas, on sort du consulat, l'aspirant Petit Prince regarde la Puce « oh ! Elle est bien ta moto » c'est vrai que Puce est presque à sa taille. « Tu m'emmèneras faire un tour ? ».

 

A l'arabe, je propose à toute la clique de prendre le thé à mon hôtel. Quand j'y pense maintenant, ils ont dû trouver ça shadock. Offrir le thé ! Puis ils m'ont invité à fumer un pétard à leur hôtel, et le petit m'a demandé « tu m'emmènes faire un tour à moto ? »

 

Il devait être trois heures de l'aprem', eh, pourquoi pas ? Je n'avais pas encore visité Delhi, pourquoi ne pas le faire à deux ?

 

« Je vous le ramène à la nuit »

 

Leur hôtel est dans une petite rue qui mène vers la gare de New Dehi. N'étant pas un génie de l'orientation, je demande au petit avant de partir : « connais-tu le chemin de la gare à l'hôtel ?

 

-Oui, oui... »

 

On a roulé, roulé. De grandes avenues à l'Anglaise, de petites venelles larges comme des couloirs, dans des styles d'architecture parfois à coucher dehors, c'était chouette, chouette en bonne partie à cause du Petit Prince. Des trucs que j'aurais normalement négligés, je me disais « ça va l'amuser », et merde, ça m'amusait aussi.

 

Au coucher du soleil, on est revenu à mon hôtel Madras pour dîner, il était seulement sept heures du soir mais le petit prince a mangé comme un mendiant. Bizarre. Pendant notre balade, il avait fallu s'arrêter plusieurs fois pour qu'il pose un pain. En fait ça a l'air d'une obsession chez lui... Dysenterie ?

 

Après dîner, pour le remmener à la maison, on va à la gare de New Delhi, et que dit-il ?

 

-C'est pas cette gare !

-Tu blagues, c'est la gare de New Delhi !

-C'est pas cette gare !

-Ecoute, il n'y a que deux gares à Delhi, l’autre (Old Delhi) est très loin !

-C'est pas cette gare... »

 J'me suis dit « c'est p't'être freudien ». mais bof. je n'ai pas protesté et l'on est parti vers la gare du vieux Delhi, du moderne on passe au colonial anglais, on ne peut pas confondre...

 

-C'est pas celle-là non plus ».

On est retourné à nouveau Delhi, c'était assez magique, parce sur la route il y avait des mariages de riches, donc des convois à dos d'éléphant tout illuminés, on ne voit pas ça tous les jours.

-C'est pas cette gare là »

 

On avait fait les deux gares de Delhi, et le petit n'en reconnaissait aucune. Trois semaines qu'ils sont là. Serait-ce vraiment freudien ?

 

Je remmène le petit à mon hôtel et fouine dans l'annuaire du téléphone. Je me rappelle que le nom de leur hôtel commence par « Shere », comme « Shere Khan » dans le livre de la Jungle de Kipling. Tiens à propos, « Shere » dans Kipling venait peut-être du verbe anglais « to shear », déchirer. Le maître du déchirage, beau nom pour un tigre...

 

Il n'y a qu'un hôtel Shere dans l'annuaire du téléphone : Shere Punjab.

 

Eulloh, Hôtel Shere Punjab ? Auriez vous une Lady Prigent, Pieuraille-dgi-hi-Henne-ti ?

 

-Hmmmmm lettemi-scie... Yes we have !

 

-Where are-you-the-hell-located ?

 

-Vous allez à la gare de New Dehi, et... »

 

Ça doit être freudien, ce gamin qui ne trouvait pas son chemin.

 

Je ramène finalement le petit à l'hôtel Shear Punjab chez papa-maman. A peine arrivé le voilà qui interpelle sa môman :

 

-Salut Marie Claude ! Je peux rester avec lui cette nuit, il me ramènera demain matin ! »

 

Eh merde ! C'était freudien...

J'ai donc ramené le Petit Prince, puisqu'il le voulait, à mon Madras Hôtel, et Allah sait ce qui est en nos coeurs, je l'ai lavé de mes mains.

 

Il était cradaud des pieds jusques aux yeux comme un sans-caste, le gamin.

 

Allah, le lavant je me sentais le faire éclore. Il a ri de me voir flipper quand j'ai vu qu'il avait des poux. Ya Allah ! Je n'avais jamais vu de poux ailleurs que dans un livre, bourgeois que j'étais !

 

Puis je l'ai porté jusqu'à notre chambre, vu qu'il n'avait pas de chaussures. Je ne sais ce qui de tout ça lui a été symbolique, toujours est-il qu'il m'a demandé :

 

-Où tu vas maintenant ?

-A Kathmandu, c'est pour ça que j'étais au consulat du Népal...

-Et après ?

-Au Japon.

-Et après ?

-Ben. ..Aux Amériques, peut-être...

 -Je peux venir avec toi ? »

 

Ben voyons... Que diable répondre à un petit prince qui te pose ce genre de question ?

 

-Ben... Si tes parents veulent bien... Oui...

-Si on va en Amérique, tu m'emmèneras à Disneyland ?

-Ben... Si Dieu veut...

-Tu crois en Dieu ? Marie-Claude -sa mère- y croit pas.

-Moi non plus, pas vraiment.

-On ira alors ?

-Si Dieu veut, si on peut... »

 

Le lendemain, Petit Prince partait vers le Népal avec ses parents, et je restais à Delhi en attendant des visas et des sous. Je n'ai même pas parlé avec eux, le matin, de cette inimaginable adoption.

 

On s'est juste promis de se laisser un message à la poste restante de Kathmandu pour se retrouver plus tard, mais ça paraissait tellement lointain...

 

 Je suis parti vers le Népal vingt-quatre jours après eux. C'est pour ça que Puce et moi, outre le fait d'être de très mauvais touristes, étions si pressés.

 

 

 

Huit jours après mon arrivée à Kathmandu, où je n'avais trouvé aucun message poste restante, je bullais un matin dans ma chambre, et j'entends un mezzo-soprano crier dans la cour « Il est là ! »

 

C'était le Petit Prince qui avait reconnu Puce ma moto.

 

Il s'est le soir même installé chez moi, et sa mère m'a dit « Il a envie de rester avec toi, si tu peux t'arranger pour les papiers, c'est d'accord ».

 

Ben merde alors... Voilà cet adorable petit animal qui vit avec moi. Envahissant.

 

Il a huit ans et demi, il est intarissable de questions sur ci ou sur ça. Il faut être toujours avec lui. Il mange comme quatre.

 

Il a effectivement une dysenterie amibienne qu'il traîne depuis des mois. Une semaine de traitement au Flagyl. Au début, la chiasse devient pire. Plus d'une fois, il largue dans son bène avant qu'on ait le temps de trouver un coin pour chier.

 

Y'a pas plus triste qu'un môme de huit ans qui vient de chier dans son calbe, parce que c'est plus de son âge ! Je « fais les couches » dans le lavabo et je ne sais pas trop quoi dire pour le consoler...

 

Je lui ai appris à jouer au tcheddé et aux échecs. Après dîner, on joue jusqu'à dix-onze heures au restaurant de l'hôtel, puis il tombe raide endormi.

 

 Je ne sais si c'est pour de vrai ou si c'est pour que je le porte jusqu'au lit, mais chaque soir, je prends dans mes bras ce petit animal tiède et si souple, je pousse la porte de la cour, je fais demi-tour pour prendre l'escalier où les cafards volants zonzonnent, deux étages de marches au pas irrégulier, deuxième porte à droite, la clé, j'entre, le pose tout doucement sur le lit, le déshabille du peu qu'il porte, le flaire comme une mère chatte, il sent l'enfant, un peu sucré.

 

Je vous jure que je sens déjà s'il a trop chaud ou trop froid, si ci ou ça. Est-ce en dialecte alsacien que l'on souhaite « dormez bien, rêvez sucré » ?

 

Je me couche près de lui et m'endors comme un ange. Le matin, on s'éveille en même temps. C'est insensé comme on est bien ensemble.

 

Sa maman et le pote à sa maman -ce n'est pas son père- sont partis un matin à Benarès par Royal Air Népal pour rentrer en France via chais pas où en auto-stop, me laissant Petit Prince.

On les a regardés, Petit Prince et moi, plonger dans la montagne. Ça a eu l'air de ne lui faire ni chaud ni froid, mais la nuit-même, il a eu un mal terrible de ventre qui n'a passé d'un coup que quand je me lui ai dit « je vais aller chercher un docteur ».

 

Ya salam ! Allah m'a donné un enfant. Il sait ce qui est en nos coeurs...

 

 

 

 

L’aspect économique de la chose  n'est pas à négliger. Pour venir de Delhi à Kathmandu, Puce et moi  avions consommé 33,5 litres d'essence à quatre Roupies et 16 paisa le litre, soit 139 Roupies 36 paisa. Quel ne fut pas mon mécontentement d'apprendre que c'est plus coûteux que le train en première classe climatisée !

 Maintenant que nous sommes deux sur la Puce, même en tenant compte du fait que Petit Prince ne paierait qu'une demi-place, nous passons le seuil de la rentabilité. Je ne pouvais pas tolérer être oversold par une entreprise nationalisée, tout de même !

 

Puce, Petit Prince et moi, nous avons commencé à sillonner la vallée de Kathmandu en essayant de nous habituer au style de conduite des Népalais. Le moins que l'on puisse dire est qu'il est déroutant.

 

Il faut dire que l'obtention d'un permis de conduire, ici, coûte cinquante roupies, soit vingt francs tout compris, ce qui laisse supposer que la formation est quelque peu sommaire. En fait, il n'y a pas d'auto-écoles. La circulation est par conséquent folklorique, en fait les seuls éléments disciplinés de la circulation ici sont... les vaches.

 

Pas une rue, route ou carrefour sans vaches. Elles déambulent le long des rues, autour des places, se couchent au milieu des ronds-points pour surveiller la circulation en ruminant paisiblement, mais elles seules ne stationnent pas au milieu des rues, tiennent bien leur gauche lorsqu'elles se déplacent, ne vous doublent pas à droite pour tourner à gauche, et regardent bien des deux côtés avant de traverser. Je vous jure que c'est vrai.

 

 

La diversité des comportements humains fait de la circulation népalaise une source inépuisable d'étonnement, ou d'irritation si l'on est un tant soit peu pressé. En fait, être pressé semble la seule chose qui soit véritablement interdite par le code de la route népalais. A part cela, chacun fait calmement ce qu'il veut. Calmement... Au feu vert, les piétons descendent du trottoir, jettent un regard vide du côté circulation, et qu'il arrive du monde ou non, se mettent à traverser en regardant droit devant eux, calmement. Les rickshaws, ces tricycles à pédales qui trimballent

jusqu'à trois personnes, occupent le milieu de la  route et mettent un quart d'heure à démarrer au feu rouge, charge oblige. Dans les montées, le « chauffeur » descend de la selle et pousse son ustensile chargé de passagers, calmement. Les vélos transportant deux ou trois personnes louvoient au milieu des rues, calmement. Calmement aussi, les autos vous doublent à droite avant de tourner dans la première rue à gauche. Les conducteurs, après, ouvrent des yeux ronds lorsque Petit Prince les réprimande dans la langue de l'astéroïde B 612. En Bésicendouzien, « Monsieur vous nous gênez » se dit « Tutpoussécon » ou quelque chose de la sorte.

En fait, ici, le temps ne semble pas compter pour grand chose. C'est le pays de la lenteur encore plus que l'Inde qui, pourtant, se défend farouchement dans la spécialité. Rien de plus normal que de mettre deux heures à changer un chèque de voyage, d'attendre tout un jour une communication téléphonique. 

 

Rien de plus normal si, lorsque vous demandez au restaurant un plat figurant au menu, vous voyiez un petit commis partir calmement au marché avec son petit panier sous le bras pour aller chercher de quoi faire le plat en question. Qu'est-ce que le temps, puisqu'après la mort, selon sa religion on sera réincarné ou on aura l'éternité devant soi ?

 

Le temps, c'est de l'argent. Les Népalais, pas peut-être ceux des boutiques ou des hôtels de luxe, mais les Népalais normaux, traitent l'argent comme ils traitent le temps. On ne vous présente pas la note toutes les semaines ou tous les jours, mais quand on a besoin d'argent.

 

Ben oui, à quoi bon réclamer de l'argent dont on n'a pas encore besoin ? De même, si l'on n'a pas la monnaie de votre billet de 100 Roupies, on vous la donnera demain. Ça énerve beaucoup les étrangers de l'Ouest souvent avides de comptes justes et immédiats, mais ça permet de se voir plus souvent, et c'est parfois bien pratique quand on est souvent sur la corde raide comme Puce, Petit Prince et moi.

 

C'est moins sec et plus accommodant que le comptant ou la traite à 30 jours fin de mois. En écrivant cela, je m'aperçois que je commence à m'habituer au Népal.

 

Les premiers temps ont été relativement durs de ce côté. C'est un peu dommage, car il faudra bientôt partir d'ici pour aller vers l'Inde du Sud et le Japon. Il faut qu'on y soit avant la fin du mois prochain, sinon ça va faire des salades de visas à renouveler et c'est de loin le plat le plus difficile à digérer que je connaisse.

 

Remarquez, de toutes façons, il va falloir recommencer la valse des tampons pour que Petit Prince puisse venir avec moi, alors... On verra. On aimerait bien pouvoir traîner encore un peu sur le continent indien, malgré la mousson...

 

C'est vrai... En fouillant dans mon sac, je suis tombé sur trois passeports. Le gros brun, « Fédération Internationale Automobile », celui de Puce, un petit bleu « Công Hôa Xâ Hôi Viêt-Nam », le mien, et un autre bleu « République Française », celui de Petit Prince.

 

C'est vrai qu'on est trois maintenant. Ça m'oblige à secouer beaucoup de poussière parce que même en voyage, surtout peut-être en voyage, à vivre seul on vit surtout pour soi.

 

D'abord, le problème technique du poids. Vingt quatre kilos et demi de plus, pour une moto de la taille de Puce, c'est considérable. En fait, moins problématique qu'il n'y paraissait au départ. La bascule de l'aéroport de Kathmandu m'a appris que j'ai perdu 8 kilos depuis Damas. Passer du format photo 6X6 à 24X36 à Delhi a diminué la charge de six kilos, plus que 10 kilos à perdre.

 

Quand on on trimballe 38 kilos, ce n'est pas bien dramatique. Ma garde robe en a pris un coup. Ma collection de T. shirts, mes deux pantalons « bourgeois », mon sac à dos, ont disparu dans les boutiques « j'achète tout, je vends tout » de Jochen Tole, dite « Freak Street » rue ainsi nommée à cause de sa densité considérable de fumeurs de chillum (pipe droite pour fumer le haschisch) au mètre carré.

 

Avec quelques douloureux sacrifices, on est arrivé au poids réglementaire. Ça, c'était le handicap technique. Le reste... Le reste c'est apprendre à vivre ensemble. Tout un programme.

 

Ménager des horaires pour apprendre à Petit Prince l'alphabet terrien qu'il n'avait guère eu le besoin d'étudier sur son astéroïde, lui apprendre à conduire la Puce (bien plus facile) et lui trouver des occupations pendant mes heures de travail.

 

Ça, ça c'est résolu en lui ouvrant un compte chez le loueur de vélos. Pendant que je vous écris, je le vois passer tous les quarts d'heure, rouge comme une pivoine (entre les pluies de mousson, il fait diablement chaud) descendant la rampe de Maru-Hity pire que Joël Robert au Grand Prix des Nations.

 

Il s'en sort bien, depuis le début, il n'a pris qu'une bûche, le premier jour à Durbar Square, devant le temple de Ganesh. Le voyant prendre ses virages avec l'angle limite, genou sorti à la Brian Steenson, sur son « Hero sport course » made in China, j'étais allé à la pharmacie acheter un flacon d'antiseptique et du coton, dix minutes après on étrennait la bouteille. Depuis, je la trimballe toujours dans mon sac.

 

Vivre à trois... Pendant toute la route qui nous reste à faire, et Shiva veuille qu'elle soit longue, nous serons trois. Excusez-moi. Il faut que j'aille arrêter un moment Petit Prince, à pédaler sans cesse comme ça en plein soleil, il va nous péter un joint de culasse.

 

 

 

 

                                                    Kathmandu, samedi

 

 

Une semaine de plus à Kathmandu. Vous savez ce qui m'arrive ? Non, je n'ai pas eu un deuxième enfant, j'ai affiché un panneau « no vacancies » sur la Puce. C'est autre chose : je commence à aimer Kathmandu, je commence à aimer le Népal.

 

Au début, le Népal et les Népalais me faisaient un peu chier. Le plus frappant, en dehors de leur incroyable placidité, est leur curiosité insatiable alliée à un sans-gêne assez surprenant.

 

Arrêtez-vous n'importe où, même en pleine campagne, pour retendre votre chaîne, mettre de l'huile dans l'Autolube ou n'importe quoi d'autre, et en l'espace de deux minutes surgissent du néant des gamins, adolescents et même adultes par dizaines, qui scrutent, palpent, commentent votre bécane, tout à fait comme si vous n'étiez pas là.

 

Une fois que vous avez poussé un coup de gueule pour qu'on cesse de tripoter votre poignée de gaz, vos commodos, bref tout ce qui est susceptible d'être tripoté, toute l'assistance s'assoit ou s'accroupit en rond autour de vous comme autour d'un conteur d'histoires.

 

Le moindre de vos gestes est commenté à haute voix, discuté, puis approuvé ou désapprouvé... Au nombre de voix. Très, très difficile de contrôler un allumage, par exemple, quand on se sent épié par cent regards, dans un brouhaha de commentaires dont on ne comprend pas un mot.

 

Quand la pince croco du testeur saute du « plus » du rupteur juste au moment où vous arriviez en face du repère, normal vous dites « merde ». Tous les spectateurs se mettent à rire, et commentent entre eux le mot bref que vous venez de proférer. « Bzz... bzz... bla... bla. "Merde !" Ma, bla, bzz bzz... hi ! hi ! hi ! "Merde !" bzz, bla, bla ! bla ! hi ! hi ! » ça dure une éternité.

 

Quand le boulot que vous avez à faire est simple et routinier, c'est supportable, ce genre d'ambiance de travail, et encore !... Mais lorsqu'il s'agit de réduire l'avance à l'allumage de l'équivalent en degrés de trois dixièmes de millimètre pour essayer de faire fonctionner un peu mieux une moto avec un carburant à très faible degré d'octane, il vous prend assez rapidement des rages meurtrières, des envies de faire éclater des crânes, d'arracher des yeux, de disperser des membres sanglants sur les cailloux tranchants de la route, d'enfoncer des cages thoraciques à grands coups de talons de bottes, bref litoti-sons en disant que ça met de méchante humeur.

 

Inutile de chercher à se cacher pour bricoler. Je suis sûr que si vous alliez réviser votre trapanelle dans une caverne sombre et inconnue à vingt six mille trois cent quatre vingt douze pieds sous terre, vous auriez encore cinquante Népalais pour venir commenter le spectacle.

 

Hé bien je m'y suis fait. Hier, j'ai résolu devant cent cinquante spectateurs de tous âges un problème de boisseau de gaz qui revenait mal. Je croyais que la transmission était morte (elle a 18 000 bornes ou quelque chose comme ça), mais balle-peau, ces transmissions japonaises durent des siècles.

 

En fait, c'est le pétrole lampant que j'ai utilisé une fois comme carburant qui avait gommé le boisseau. La présence des spectateurs ne me gênait plus. Bien au contraire, je me suis mis à ponctuer mes réflexions de « madshi-gny ! », qui est en gros le « merde » népalais, pour que ça rigole encore plus fort.

 

Ça a suffi à briser la glace entre les Népalais du coin et nous. Maintenant, chacun de nos passages dans Maru-Hity est ponctué de « Namastè ! » (bonjour). On se connaît un peu puisqu'on a rigolé ensemble.

 

Le paquet de « beedies » et la boîte d'allumettes sont miraculeusement descendus, au tabac d'à côté, de une roupie quinze paisa à une roupie juste, et plein de petites choses comme ça.

 

A moins j'y pense, que l'on soit plus gentil avec moi parce que je suis père célibataire ?



Kathmandu... Le Népal. Je crois avoir compris le secret... Non, quel secret ? La raison de la tolérance incroyable des Népalais. Sans la tolérance, le Népal n'existerait pas, tout simplement !

 

Pensez qu'au dernier recensement on dénombrait, sauf erreur, trente sept religions différentes au Népal. S'il y avait des guerres de religions, il n'y aurait plus un Népalais vivant. D'abord... Qui est Népalais ici ? Sont-ce les Newars, les Tomangs, les Gurungs, les Mangars, les Kirantis, les Tharus, les Thakals, les Bothyas, les Sherpas ?

 

Pour être Népalais, faut-il adorer Agni, Yama, Surya, Sakya-muni Prajnaparamita, Krishna, Indra, Ganesh, Brahma, Bouddha, Avalokitisvare ou Jacques Chirac ?

 

Le Népal, c'est une tour de Babel, alors, vous pouvez être de race aryenne, africaine ou moldo valaque, adorer la déesse Moto, le dieu Chillum ou le Lingam électrique, on ne vous en tiendra pas rigueur, on n'est pas à une ethnie ni à une religion près.

 

Comme la tour de Babel, le Népal va peut être s'effondrer et mourir, parce que le monde d'aujourd'hui, avide d'alliances et d'alignement (je ne veux voir qu'une tête) n'admettra plus longtemps que dans un tout petit pays on ait encore le droit d'adorer Dieu, Allah, Ganesh ou Karl Marx.

 

Au nord, la Chine, au sud l'Inde. La Chine a bouffé le Tibet, même si elle a du mal à le digérer, l'Inde a avalé le Mustang et le Sikkim, l'étau se referme.

 

Déjà, ici, ça sent la poudre. Emeutes, grèves, manifs, les montrouducutistes et les antimontrouducu-tistes préparent les lendemains qui saignent, et tapis aux frontières nord et sud, chinois et indiens attendent probablement que ça saigne suffisamment pour avoir une raison humanitaire de faire entrer le Népal dans leur rang.

 

Peut-être dans trois mois, peut-être dans cinq ans, province chinoise ou état indien ? Les paris sont ouverts. Toute considération politique mise à part, j'aimerais mieux les Indiens. Au moins, la frontière restera ouverte. Cela dit, j'en connais plus d'un qui aura un petit pincement au cœur le jour où la tour de Babel s'effondrera en silence.

 

Nom d'un chien... Qu'est-ce qui m'arrive ? Voilà que je m'accroche au Népal. Remarquez, c'est la moindre des choses, Kathmandu ne m'a-t-elle pas donné un enfant ? Même sans la fumée des chillums, ici, je baigne dans une atmosphère irréelle. Il y a une distance invraisemblable entre ce qui était ma vie il y a un an, à Paris, et l'espèce de rêve éveillé que je vis ici.

 

Ici, il y a deux, ou plutôt trois catégories d'étrangers : il y a les mauvais coucheurs qui passent leur temps à râler parce que les hôtels pas chers sont cradauds (c'est vrai), parce que le service des restaus est terriblement lent, c'est souvent vrai aussi, parce que les Népalais sont curieux comme de vieilles chattes et rigolent à tort et à travers, c'est vrai, parce que, parce que... En fait les raisons sont innombrables.

 

Il y a les freaks intégraux, perdus toute la journée dans la fumée des chillums. perpétuellement enfermés dans leur « trip » intérieur. Ils ont au moins le grand mérite de vivre leur vie sans faire de bruit, mais la communication avec eux est parfois terriblement réduite.

 

Enfin, il y a ceux, « fumeurs » ou pas qui sont là parce que Kathmandu est une ville tout de même assez extraordinairement belle, même si en moyenne elle est assez crasseuse et ne sent pas que l'encens et le jasmin, que les gens sont souriants et très souvent sympas, et qu'on y vit à peu près comme on l'entend. Simplement heureux d'être là, en somme.

 

On vient ici pour voir et l'on y prend goût, alors on reste délibérément, ou bien l'on fait le coup « freudien » de la lettre qu'on attend, du fric que l'on se fait envoyer pour acheter un tapis tibétain à l'oncle Ernest, étant donné qu'un transfert bancaire d'Europe au Népal prend joyeusement quinze jours à trois semaines selon le sens du vent, ça fait un joyeux rabiot, de plus, il n'est pas interdit de vouloir plusieurs tapis tibétains, pas vrai ?

 

Les renouvellements de visas deviennent difficiles au bout d'un mois et demi à trois mois selon l'humeur des fonctionnaires, alors on retourne un petit moment en Inde, on redemande un visa consulaire à Delhi, et l'on recommence.

 

Il y en a, comme ça, qui sont ici depuis un an ou deux, et pas forcément des drogués frénétiques, n'en déplaise aux amateurs de drames humains, du « flip » à la une, c'est bon coco, gros plan sur la seringue de 150 ce et la veine du bras dilatée comme le Graff Zeppelin.

 

Avec Marcel et Brigitte de Paris, qui ont franchement loué une jolie maison avec du bois sculpté partout (350 F par mois), Monique de Bruxelles qui, le croirez-vous, attend des sous pour acheter un tapis tibétain à son frère, « docteur » Slim de Lausanne qui part demain à Delhi comme copilote d'autobus pour aller chercher un nouveau visa consulaire, et un paquet d'autres, on a formé une petite communauté.

 

On se prête tout, on se fait les commissions les uns des autres, on se passe tous les tuyaux possibles et imaginables, depuis le restau bon pas cher jusqu'au gars qui rentre à Paris par avion et qui peut y emmener le tapis de Monique ou bien le texte que je suis en train d'écrire, pour que les films ne risquent pas d'être piqués par un postier famélique qui se dit qu'une enveloppe gonflée comme une génisse amouillante doit contenir des tas de trucs qui valent plein de sous.

 

Bref, on s'entr'aide, on vit bien ensemble, on est heureux d'être là et que les autres soient là aussi. Bien sûr, ça pourrait, ça devrait être pareil ailleurs, partout. Seulement, il faut croire qu'ici c'est plus facile, puisque ça s'est fait spontanément, sans effort. Peut être, sûrement que l'ambiance de Kathmandu s'y prête, ajoutée au fait que nous sommes tous loin de tout, de notre passé surtout.

 

S'il est vrai qu'il y a des « paumés » à Kathmandu, Kathmandu n'est pas obligatoirement un lieu de perdition. Ceux qui sont « paumés » ici le seraient aussi ailleurs, peut-être, sûrement plus, puisqu'ici, au moins, on leur fout la paix.

 

Il paraît que c'est pareil dans le sud de l'Inde. Quand on partira d'ici, Puce, Petit Prince et moi je crois que c'est là qu'on ira... Tant pis pour la mousson, on trouvera des combinaisons étanches.

Je croyais que les pluies de mousson étaient chaudes, hé ben pas tant que ça.

 

Mercredi dernier, on puçouillait tran-quillosse du côté de Bhaktapur, à une trentaine de bornes d'ici, un coup de mousson surprise nous est tombé sur le paletot. Pluie chaude macache bono. j'ai chopé une bronchite, le lendemain matin, j'avais la voix de Paul 6 en fin de carrière.

 

Depuis, tcheu ! Tcheu ! Malgré les pilules ayurvédiques du Mahatmah Krashtonboudmou, je suis obligé de trimballer un seau de cent litres avec moi pour recueillir mes expectorations, sinon même les aveugles pourraient me suivre à la trace en tâtant du pied par terre, et les enfants me poursuivraient pour pouvoir y faire flotter leurs petits bateaux en papier.

 

Que ceux qui pensent que la mousson est la meilleure amie du motard m'envoient 50 kilos de ouate thermogène du docteur Chalumot, ils ont lamentablement perdu.

 

Faut dire que côté salubrité, j'ai dû déjà vous en parler il y a deux semaines, mais ça mérite d'être souligné à l'encre rouge. Le Népal, c'est pas ça qu'est ça. Les discussions entre routards au Népal ressemblent souvent à celles que tiennent devant leur camomille à la saccharine les grands-mères souffreteuses.

 

C'est à qui décrira la dysenterie la plus cataracteuse et sanguinolente, les nausées qui vous remontent le gros côlon jusqu'aux amygdales, la fièvre qui fait fondre le manche de la cuillère en acier chromé qu'on s'était mise dans le clapoir pour ne pas se couper la langue à force de claquer des dents, l'éraflure minuscule qui s'est infectée au point de vous faire le petit doigt gros comme le pneu AR du dragster de Russ Collins, enfin, pour les santés un tant soit peu fragiles, le Népal est tout de même très loin de valoir la Suisse.

 

En 1692, un Européen, si je me rappelle bien (j'étais jeune), c'était un grec nommé Axion Prophylaxis, est demeuré trois mois au Népal sans contracter la moindre maladie. Lorsqu'à l'âge de 311 ans, il se suicida, désespéré par son treizième veuvage, son corps fut un temps conservé à l'institut bactériologique de Séxéduvis qui le fit bientôt inhumer dans une île lointaine de la mer Egée, car la simple présence de la dépouille de Prophylaxis faisait tourner les bouillons de culture à trois cent seize kilomètres à la ronde.

 

A l'heure qu'il est (il est dix neuf heures seize à Kathmandu, dont l'heure officielle est dix minutes en avance sur celle de Delhi, en France je ne sais pas trop, avec l'histoire des horaires d'été et divers, je suis perdu), les vers n'ont pas encore réussi à entamer son épiderme.

 

Comment ? J'exagère ? Tiens, toi, non ! Toi là, saute un peu sur ta draisienne et viens voir par ici, je te parie dix flacons d'Intetrix qu'en trois semaines maxi tu te fais porter pâle. Non pas de l'Intetrix, ça ne marche pas pour les dysenteries d'ici, qui sont la plupart d'origine amibienne.

 

Le best seller local, c'est le Flagyl, 45 Roupies la boîte de 100, et pour l'analyse de... chose, c'est 15 Roupies à la clinique au coin de Dasrath Path, en face de la librairie américaine, on est prié d'amener sa... ses provisions, comme ici on ne vote pas souvent, il n'y a pas d'isoloir.

 

Parole, si le toubib de l'ambassade de France faisait payer ses consultations, il prendrait tous les matins son OW 31 pour aller à l'aéroport prendre son Mystère 20 personnel pour filer à Toussus le Noble prendre sa Harley XLCH 1000 plaquée or et aller chercher les 20 kilos de caviar de son petit déjeuner.

 

En fait, depuis la semaine dernière, il est en vacances, il comptait se faire un trekking dans l'Himalaya, mais c'est tombé à l'eau, tu sais pourquoi ? Ben... Il a chopé une hépatite virale.

Pourquoi tu tousses ?

 

En Afrique, entre deux gueules de bois, un toubib local me prétendait que le meilleur désinfectant interne, surtout pour les amibes, est le Whisky. Seulement y'a problème : sur les routes d'ici, à cause de la poussière, je bois à peu près cinq litres par jour. Faut tenir !

 

De plus, le whisky népalais est au Chivas Régal ce que l'huile de foie de morue est au jus de mangue ou de n'importe quoi de vraiment bon. Enfin, depuis que Petit Prince est avec moi sur la Puce, je me suis promis de tomber moins souvent...

 

Voilà Petit Prince qui déboule sur son vélo sport-course made in China. C'est l'heure de sa leçon de conduite sur la Puce. On fait ça le soir Koulosse discrétosse sur le lit d'une rivière presque totalement à sec, sur la route de Swayanbu.

 

A cette heure, il n'y a personne, et les alluvions juste un peu humides, c'est assez idéal comme terrain : en cas de bûche, on se salit, c'est tout. Il est super doué, le petit prince. Il faudrait qu'il fasse une école de trial pour enfants, tiens au Japon peut-être.

 

Dites les Moto-Clubs trialeux, quand xéxé que vous secouerez assez les puces de la fédé fran-çouaise pour qu'elle nous crache une division moins de 14 ans en trial, comme chez les British où les gamins peuvent trialiser à partir de six berges ? Des trucs super-safe, tout en bourbiers et en zones lentes dans du mou, enfin, vous voyez, quoi ?

 

Y'a qu'à demander conseil aux Godons, ca fait cinq ans qu'ils pratiquent le truc... Hein quoi j'utopise ? Je veux bien admettre qu'ici je vis un peu comme dans un rêve, m'enfin, de l'autre coté du Channel, ils la vivent, l'utopie dont je parle, alors ? Bon, c'est pas tout. Utopie ou pas, Petit Prince, Puce et moi, on va aller se taper notre leçon de trial le long de la rivière. Ici, on s'en fiche que Petit Prince n'ait que huit ans, il n'y a pas de fédé moto au Népal, alors, on ne risque pas le retrait de licence. A toute...

 

Ah ! Lea jacta est, comme on dit dans les bouquins que l'on peut se vanter d'avoir lu : ce jour sera sauf erreur le dernier que Petit Prince et moi passerons à Kathmandu.

 

Demain matin, à l'heure où blanchit la campagne et où les premiers chillums commencent à s'allumer dans les chambres d'hôtels louches de Jochen Tole dite « Freak Street », on va mettre les voiles, aller voir si le soleil brille mieux ailleurs, sur la côte orientale de l'Inde, par exemple.

 

Menu de demain, passer l'Himalaya et arriver à la frontière indienne, puis Patna et Calcutta, qui sera à priori notre prochaine longue escale. Avant de quitter le Népal, Petit Prince et moi avons fait, ces deux derniers jours, un petit tour d'horizon des lieux où les touristes à fric passent leur séjour kathmandoutesque, hier, on est allé à l'Oberoï Soaltee****.

 

Oh ! Pas pour y dormir, vous savez, notre petite piaule de Maru-Hity nous convient très bien, même s'il y a plus de cancrelats que de feuilles sur un basilic, même si l'on doit faire la chaîne avec deux vieilles boîtes de conserves, dont une qui fuit, pour emplir la chasse d'eau, même si... Non ! Ici, je crois qu'on se sentirait un peu ridicule de coucher dans un machin climatisé, où l'on nous changerait les draps tous les jours, (vous vous rendez compte ? tous les jours !!!) ousqu'on nous servirait des oeufs frits-bacon au lit sur un coup de téléphone (c'est vrai qu'on aurait le... le... téléphone !).

 

Bon. De toutes façons, le « single » à trois cents Roupies et des poussières par jour, c'est pas vraiment ce qui s'appelle dans nos prix. Au fait, trois cents Roupies népalaises, ça fait combien chez nous ? Attendez... Boah, à peu près cent dix francs, pas la mort, mais...

 A vivre en Inde ou au Népal, où l'on bouffe comestible pour deux Francs dans un restau, où l'on se loge habitable pour quatre ou cinq Balles, bref où tout ce qui est essentiel coûte infiniment moins cher que par chez nous, on acquiert très vite une notion de l'argent disons... décalée.

 

Aussi subit-on un sacré choc lorsque l'on doit payer des trucmuches dont les prix sont plus ou moins internationaux : essence, communications téléphoniques, télex, visas, papelards officiels, hôtels de luxe, etc.

 

On va prendre un exemple. Puce, ma Mini Yam unique et préférée, possède un somptueux réservoir à essence qui peut contenir quatre virgule huit litres de jus de derrick. Ça signifie que quand je m'arrête pour faire le plein, si je n'ai pas touché à la nourrice de secours, c'est grosso modo quatre litres de « Château Aramco millésime 79 » que j'achète, ce qui me vaut généralement, en dehors du tiers-monde, un regard éminemment méprisant de la part des pompistes.

 

En France, cette orgie essencielle me coûtait autour de dix balles. Dix balles, qu'est-ce que c'est chez nous ? Que dalle, de quoi se payer un biftèque gros comme un paquet de Gitanes avec des frites molles qui puent le graillou au restau « chez Mimile », vin et service non compris !

 

Dix balles... Qu'est-ce que c'est, dix balles ? Dix balles, c'est vingt Roupies indiennes, vingt Roupies que je crache à chaque fois que je passe à la pompe. Vingt Roupies, dans pas mal de régions de l'Inde, c'est une semaine de salaire d'un ouvrier agricole. Vingt Roupies, ce sont cinq repas dans un restau pas trop cher. Vingt Roupies... Vous ne vous rendez pas compte, vingt Roupies ! ! !

 

Quand je suis venu ici de Delhi, en couchant à la belle étoile et mangeant dans les petites échoppes en bord de route, quatre-vingt-dix pour cent de ce que je dépensais passait dans l'essence ! J'en arrivais à regarder la Puce de travers comme une femme trop dépensière. Tu me reviens cher, tu sais, avec tes trois litres au cent ! Si j'étais parti avec une moto « normale » je crois que je serais devenu fou...

 

Autre exemple encore plus impressionnant. Savez-vous combien coûte un passeport cocorico de chez nous ? Ben mon pote, si tu ne passais pas tes vacances chez ta cousine de Palavas-les-Flots tu le saurais, c'est dix sacs, soit cent Balles eh nouveau franquiste. Ouiche, d'accord, c'est cher pour un petit carnet bleu minable avec la photo d'un mec même pas beau que t'as certainement déjà vu quelque part, même que la photo n'est pas fournie avec, il faut que ce soit toi qui l'amènes, en plus on t'estampe, on te demande plusieurs photos et on n'en met qu'une, l'horreur, quoi...

 

Quèque on peut avoir d'autre en France pour dix sacs ? Pas grand-chose d'intéressant en dehors d'un abonnement de six mois à Moto Journal : ça représente une bonne bouffe vin et service compris, un feu arrière complet (et encore !) pour ta moto de luxe, hè frimeur, bref point grand chose.

 

Ici, a Kathmandou, lorsque j'ai payé le passeport de Petit Prince, on m'a demandé cent francs comme à tout le monde, seulement, cent francs ici, c'est, au cours consulaire, deux cent quatre vingt Roupies et quatre-vingt-dix paisa, soit : cinquante-six steaks de buffle grillé avec frites (si !!!) et légumes à notre restau habituel, soit cinquante-six repas exotiques et plantureux là où nous nous trouvons. Soit : trente-cinq jours de logement au « Guardian Lodge » au bout de Maru Hity que je ne conseille pas because à partir de onze heures il faut faire le mur pour entrer et sortir et que c'est bourré de moustiques, alors disons dix-sept jours et demi là où nous logeons, Petit Prince et moi, ou encore, et là on tombe peu ou prou dans la lutte de classes, un mois à un mois et demi de salaire d'un employé népalais.

 

Vous mordez le topo ? Ici, c'est pas pareil. D'avoir vu de l'intérieur les résidences pour touristes à fric, après quelques bons mois d'existence disons... modeste, en Inde et ici, ça m'a fait penser que ce devait être un peu dur pour l'autochtone, même si, ici, il a l'air d'avoir l'indifférence solide.

 

J'imagine un employé de la Népal Rastra Bank, je dis celle là parce que j'ai appris qu'ils avaient fait une grève récemment, se disant qu'il lui faudrait craquer deux à trois mois de salaire pour passer une nuit, repas non compris, dans une chambre simple de l'Oberoï, de l'Annapurna Hôtel ou autres, devant lesquels il passe tous les jours en allant au charbon. Ouatch !

 

Si le père Zola n'avait bêtement cassé sa pipe, il viendrait illico ici faire son dernier best seller, « Qu'elle était blanche ma montagne »...

 

Bon... Petit Prince et moi, on est loin, très loin d'être assez friqué pour loger dans ces machins-là. Hier, Petit Prince, un peu fasciné par le quatre étoiles, m'a demandé combien de temps on pourrait rester là dedans avec le fric qu'il nous reste pour vivre jusqu'à notre arrivée à Calcutta.

 

Il a un peu toussé quand je lui ai répondu « un jour et demi, si on se passe de bouffer ». Néanmoins je lui ai demandé de choisir dans le menu ce qu'il avait envie de manger, il a choisi... un sandwich jambon-beurre. Ne riez pas, si c'est un truc aussi courant que minable chez nous, c'est ici quelque chose de tout à fait introuvable en dehors des hôtels internationaux où les gens veulent manger comme chez eux.

 

Cependant le côté « petit Français de classe modeste » de ce choix m'a ému et fait longuement réfléchir... Il m'émeut souvent, en fait, le Petit Prince, et me fait beaucoup réfléchir. Je suis content d'être en consultation permanente de sa vision du monde. Je ne ris pas de lui en disant « comme c'est charmant ! » Il me fait vraiment réfléchir.

 

N'empêche... N'empêche qu'ici, on triche, parce que, je crois, le tourisme dans le tiers-monde est toujours un peu, beaucoup de la triche. Si un jour on se trouvait pour une raison ou une autre dans la super-lerdemuche, j'aurais des copains, des parents, des Moto Canard ou autres qui nous enverraient des billets made in France, made in USA ou autres qui nous sortiraient bien vite du guêpier pour nous ramener à notre vraie place : celle de visiteurs venus de pays riches.

 

On ment, on triche. Salauds ! Bof, même pas. On paie partout le prix normal et même plus, même si l'on marchande tout à cause de la « distorsion » dont je vous ai parlé. Si ce sont souvent des gamins de l'âge de Petit Prince qui nous servent dans les restaus pas chers où l'on bouffe, ce n'est pas tellement notre faute. On en profite, on est complice, voilà...

 

Bref, on s'en va. En un sens, Kathmandu nous manquera, Kathmandu avec ses je ne sais combien de temples ou l'on prie non-stop pour des dieux aussi divers que variés, Kathmandu où l'on peut faire à peu près n'importe quoi et vivre n'importe comment, à condition toutefois d'être étranger !..

 

C'est le côté un peu flippant de la chose : ici, j'ai parfois l'impression d'être juste un peu trop étranger. Allez, il Faut aller se coucher, demain on se taille...

 
24 juillet 1979

 

 

Essayez un peu pour voir de deviner où l'on est... Perdu ! On est dans la salle de départ de l'aéroport de Calcutta ! ! ! A travers la baie vitrée, je vois un tracteur orange et blanc qui tire sept remorques de fret que l'on va coller dans le bide du DC 9 du Scandinavian Air System quand il daignera arriver, il est trois heures à la bourre, Inde oblige.

 

Savez-vous ce qu'il y a sur la cinquième remorque ? Une caisse de bois à claire-voie dans laquelle dort la plus belle moto du monde, ma Puce à moi.

 

On s'en va, direction Tokyo, et puisqu'il fallait attendre presque un mois pour le prochain bateau, on avionne. Pourquoi tant de hâte ? Je crois bien qu'on en a un peu ras le bol du tiers monde, et de l'Inde en particulier.

 

L'Inde après un peu plus d'un mois de Népal, c'est trop dur. Je n'aime pas l'Inde, peut-être ne suis-je pas allé dans les endroits qu'il fallait, parce qu'elle me rappelle un peu trop l'Afrique, peut-être que là aussi je n'étais pas allé aux bons endroits. En tous cas, je me retrouve dans la même position qu'au Niger il y a... oh... presque quatre ans, le temps passe : soit rester ici avec une mentalité de colonialiste, c'est-à-dire en considérant les Indiens comme des sous-hommes, tout juste bons à travailler pour nous à bon marché, ou paquer mes clous, prendre mon Petit Prince par la main et ma moto sous le bras, et aller me faire voir ailleurs. Même situation, même réaction, on s'en va...

 

Alors, mon coco, on fait la gueule ? On n'arrive pas à digérer le tiers-monde ? Ben oui, y'a de ça, je n'arrive pas à m'habituer aux ex-colonies, voilà. Ces pays ont été profondément, trop profondément marqués par une longue occupation venue d'occident. On leur a imposé un mode de vie, un système qui n'était pas fait pour eux, ils en ont gardé pas mal de travers sans toujours en assimiler les avantages.

 

Ajoutez à ça un énorme complexe d'infériorité vis-à-vis de l'Occident et ça vous donne une ambiance que je n'encaisse pas, voilà... A part ça, tout va bien... On m'a fauché mon dernier appareil photo, mais ça, c'est un incident de parcours sans intérêt particulier.

 

La route s'est bien passée, mis à part qu'on a eu un peu froid dans l'Himalaya, pluie, brouillard, enfin on n'en est pas mort. On a failli écrabousiller cent vingt-sept Indiens, quarante-deux vaches dont quatre amouillantes, en quatre jours relax on a fait Kathmandu-Calcutta.

 

Calcutta... Quel drôle de bled ! Une densité de population absolument invraisemblable, on peut rouler tout droit pendant deux heures sans sortir de cette fourmilière, de cette jungle plutôt.

 

Ici personne ne fait de cadeau à personne, tout se vend, et quand je dis tout, c'est vraiment tout ! Devant la porte de l'Armée du Salut ou l'on crèche -ne haussez pas les épaules, ici c'est payant et plus cher que pas mal d'hôtels- il y a presque tous les soirs un marchand de n'importe quoi, « Haschich ? Héroïne ? Non ? Vous voulez une femme ? Une femme chinoise ? Un jeune garçon ?

 

Oh, ne croyez pas que ce soit ça qui me chasse, oh non ! Qu'à Calcutta on puisse louer une femme chinoise ou un jeune garçon et que dans toutes les rues il y ait des publicités pour les cliniques spécialisées dans les maladies vénériennes, ça me laisse plutôt froid.

 

Non. C'est le fait qu'on ne puisse parler cinq minutes avec quelqu'un sans que ça glisse dans l'affairisme, le fait que les « petits chefs » autochtones, ceux qui ont deux ou trois galons, adorent faire chier le riche étranger (ici, tous les étrangers sont des riches) pour lui montrer qu'il a du pouvoir, le fait que l'on ne puisse discuter de l'Inde avec un Indien sans qu'il vous dise que c'est le meilleur pays du monde...

 

C'est tout de même marrant d'entendre un Indien dire à un Américain que les States sont un pays où l'injustice sociale règne, lorsque l'on se trouve en Inde et que l'on voit ce qui s'y passe, enfin... C'est le fait de n'avoir pas pu avoir de rapports disons... sains avec un Indien.

 

On termine cependant notre séjour sur un grand rire. On est allé au centre culturel de l'ambassade de France à Calcutta histoire de voir un film français. Le film en question était exactement dans l'ambiance de Calcutta fin juillet en période de mousson. Il fait à Calcutta une chaleur humide étouffante, et vers deux heures de l'aprem' jusqu'à quatre heures, il pleut à seaux, mais à seaux ! !

 

Lorsqu'on est allé au centre culturel à pieds, ça moussonnait tout ce que ça pouvait : on n'y voit pas à dix mètres. Comme le système d'égouts de Calcutta date de la guerre des Gaules -en fait probablement de l'Empire britannique-, beaucoup de rues s'inondent.

 

Dans celle qui mène au centre culturel, Petit Prince avait de l'eau jusqu'aux cuisses. On marchait en chantant « Les bateliers de la Volga », il y avait des taxis, des rickshaws en panne avec leur moteur noyé un peu partout, qui riaient nous voyant passer en chantant, tout va bien, ce n'est que la mousson !

 

Le film, c'était « Mort d'un guide ». Après avoir vécu une heure et demie de la vie de guides de haute montagne dans les Alpes, se retrouver dans les rues de Calcutta après une pluie de mousson, ça vaut son coup de cidre...

 

Blague à part, dans une douzaine d'heures, si l'avion se décide à arriver, on sera au Japon.

 

Ouillaillaille ! Je crois bien que ça va nous faire un drôle de choc. Petit Prince et moi, même si nous ne sommes que depuis un mois ensemble, cela fait l'un et l'autre à peu près sept mois que nous vivons plus ou moins dans le tiers-monde, et vlan, on va d'un coup débarquer au pays du miracle industriel.

 

Ça fait une sacrée paie que je rêvais de voir le Japon, chuis tout zému. Douze heures, dans douze heures. Aouah ! Après l'Inde, je crois bien que ça va être le choc des mondes. Allez, je range mon bloc notes, j'ai oublié d'acheter des clopes hors taxes, et il paraît qu'elles sont chères là-bas. On se retrouve au Japon, nom de Dieu, ça fait tout drôle d'écrire ça...

 

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