Sortie de mon premier roman : L’araignée et les volets de bois

Syrie et Jordanie

El Atakia, mercredi

 
Evidemment, il a bien fallu un peu de déveine pour corser un peu la chose. Je trouvais notre barbu pas franc du collier, en fait, on s'est retrouvé avec le moteur droit HS.

 

On a perdu deux jours, pendant lesquels il a bien fallu manger au tarif du bord. Ensuite, il y avait des machines à sous à bord, et le démon du jeu m'a pris aux tripes.

 

Enfin, la douane syrienne a ratiboisé le reste de mes sous, il a même fallu que je donne mon réveille-matin pour finir de cigler l'addition. Je me suis retrouvé à El Atakia à deux heures du matin sans un rond en poche. J'ai donc élu domicile pour la nuit dans la gare routière. Fait pas chaud, chaud, là-dedans.


Je m'étais plus ou moins bien installé pour dormir sur l'un des bancs de bois, le moins exposé aux courants d'air, lorsqu'un flic est arrivé, un pistolet sans étui à la ceinture. Chez nous la simple vue d'un bourreman me donne de l'urticaire, mais ici, c'est la Syrie, c'est pas pareil.

 

Le poulet en question doit avoir une cinquantaine d'années et une bonne tête. Il s'approche de moi " ne laisse pas ta moto dehors, mets-là à l'intérieur". Puce se retrouve donc à trôner entre deux bancs de la gare routière.

 

Je sors ma machine à photos pour immortaliser la scène et demande à mon flic de poser devant elle. Plaoutch, coup de flash... "Quand les fais-tu développer, tes photos?".

 

 Ah... ça, c'est le problème. Mes couleurs évidemment, c'est à Paris qu'elles sont développées, c'est pareil pour tous les touristes de passage. Clic-clac, on snapshote l'autochtone à tour de manivelle, on lui vole son image mais lui, le photographié, n'en voit jamais la couleur.

 

C'est déshonnête, c'est abject, c'est du vol ektachromique et manifeste. De remords, je sors le grand jeu, le joujou extra qui rendrait un juif ultrasionniste populaire à la Mecque: j'ai nommé Sa Majesté le Polaroïd. L'arme absolue! Le truc imparable. Le schmilblick technico-pictural qui fait trembler l'Islam sur ses fondements les mieux établis.


Le Coran, base de la religion musulmane a été écrit au sixième siècle, époque où la plupart des religions existantes baignaient dans l'iconophilie la plus débridée. Par réaction probablement, le Coran, ou peut-être bien seulement la tradition musulmane ont banni la reproduction du visage humain.

 

Progressivement, la soif d'immortalité que beaucoup d'entre nous dissimulent soigneusement dans le 17ième repli de leur subconscient, coincé entre la Porsche Carrera Turbo ou la Suzuki Bimota et les photos découpées dans Playboy, plus l'invention des cartes d'identité et autres passeports, ont fait progressivement tomber ce ban.

 

13OO ans de prohibition iconique, ça frustre, ça madame! Les pays arabes modernes se sont tout-à-coup senti une boulimie de photographies. Déjà, la photo "normale" a un côté magique pour le profane qui ignore les vertus de l'hyposulfite, alors vous pensez, le Polaroïd!

 

 Vous sauriez changer les pierres en or que vous n'auriez guère plus de succès. En Egypte, j'étais obligé de cacher soigneusement mon ustensile lorsqu'il était chargé, sinon chaque fois que je rentrais de promenade, il manquait des vues dans la boîte magique. Or mon polar à moi ce n'est pas un tout automatique comme on fait maintenant, c'est un supersport à boîte manuelle à dix vitesses dont sept synchronisées, diaphragme manuel de 3,8 à 64, double carburateur, télémètre couplé, minuterie incorporée et eau chaude à tous les étages. Les ulemas les plus savants y perdaient leur couffic, oubliaient d'actionner le frein à rétropédalage, et les foutues graphies qu'ils sortaient de ma boîte magique avaient l'aspect rébarbatif de peintures de Boronali, alors qu'elles étaient censées représenter l'oncle Abd el Aziz el Absi, tenant dans ses bras son neveu Ibn el Rachid el Seoud, dans le salon du grand-père Muhammad Mamoun ben Muhammad Mumir Abdelwa hab el Sarminy.


Cela ne faisait qu'augmenter mon prestige, puisque j'étais le seul à pouvoir dominer la machine qui reproduit les visages mais, évidemment, ça faisait monter mes notes de films au point que le budget militaire des Etats-Unis et de l'URSS réunis, en comparaison, c'étaient les dépenses en achat de revues cochonnes d'un pasteur protestant du temps de Martin Luther.

 

Par contre, côté popularité... Je m'étonne qu'on ne m'ait pas élevé une pyramide. Evidemment, du temps de Keops, ça revenait moins cher à construire, puisque  l'on payait les ouvriers à coup de pieds dans les meules.

 

Enfin... Avec le flicard de Lattaquié, ça a marché en plein. Lorsqu'il s'est admiré en 8X11 cm, en couleurs et en uniforme, il n'a pas pu contenir son émotion: il m'a regardé d'un air bouleversé et a sorti son portefeuille pour acheter la photo, ton prix sera le mien!

 

 

Je lui ai expliqué que je ne les faisais payer qu'aux touristes Américains ou Allemands, alors ça a été le délire. Il m'a serré dans ses bras (une accolade de flic, il faut être ici pour voir ça) et on a fait une autre photo, car il avait oublié de retirer sa keffieh. Plus tard, il est venu m'apporter des couvertures, et je l'entendais faire sa ronde autour de la gare routière. J'étais sous la haute protection de la police.


Au matin, on est venu me réveiller. C'étaient les employés de la gare routière qui venaient m'inviter à me réchauffer et à prendre le thé dans leur bureau. Après, quand j'ai sorti un restant de fromage, on est venu m'offrir du café et du pain syrien.

 

Puis le soleil s'est levé, et les motos-taxis ont commencé leur sarabande. Les motos-taxis? Eh oui ici on les appelle les motos, tout simplement, ce sont de bonnes vieilles 35O ou 5OO BSA Matchless ou AJS, avouant allègrement vingt ans d'âge mais, amoureusement entretenues, elles pètent la santé. C'est le taxi le plus économique qui soit: pour un franc, elles vous font traverser la ville. Tout le monde, y compris femmes et vieillards, utilise ce moyen de transport à Lattaquié.

 

 Tout de même, pour en européen, même prévenu de la chose, ça fait tout drôle: une 5OO Matchless rouge ou noire arrive, pom pom pom, elle s'arrête, un pépé de 7O ans saute du tan-sad, glisse une pièce d'une livre (1 F) au pilote qui repart, pom pom pom, kieffeh flottant au vent, chercher d'autres clients.

 

 Les motos-taxis n'existent plus guère qu'à Lattaquié. Dans le reste de la Syrie, il y en avait aussi il y a trois ans, mais elles ont, peut-être provisoirement, laissé la place aux autos, à la suite d'une histoire éminemment bizarroïdale.

 

Oyez un peu que je vous raconte ce conte à dormir debout, hélas absolument véridique. Au moment où il y avait du tirage entre la Syrie et son voisin l'Irak, il y a eu dans les grandes villes syriennes des attentats du style "Brigades rouges" et les terroristes utilisaient souvent des motos pour prendre la fuite une fois leur coup fait.

 

 Que pensez-vous alors qu'il arriva? Le gouvernement syrien, qui comme tout gouvernement n'est pas à l'abri des conneries monumentales, a tout simplement interdit la circulation des motos (à part celles de la police évidemment) sur le territoire syrien.

 

 Evidemment, prendre une mesure débile de ce tonneau ou pisser dans un violon, c'est kif-kif du pareil au même. Les terroristes ont laissé tomber les motos pour se servir de petits  pas minivans Suzuki, de petites camionnettes de 5OO kg de CU avec des moteurs trois cylindres deux temps, véhicules très répandus ici.

 

L'Etat ne pouvait évidemment pas interdire les minivans qui assurent le plus gros des livraisons en ville, s'il l'avait fait, il n'aurait eu ensuite qu'à interdire les triporteurs, les vélos, les autos puis la marche à pieds.  

 

Alors, on a ré-autorisé progressivement les motos, en commençant par Lattaquié. Théoriquement, elles sont encore interdites à Alep où je vais aller aujourd’hui, mais la loi ne s’applique pas aux véhicules étrangers. Puce ne sera pas interdite de séjour à Alep.

 

Il est huit heures, dans un moment il va faire assez chaud pour rouler le nez au vent. Le soleil commence à taper sur la route. Objectivement, la situation n’est guère brillante : j’ai en tout et pour tout une livre (1 F) en poche, parole, et pas d’essence. Alep, où je vais aller voir Mamoun et Khaleb, deux copains que je me suis fait là-bas lors de mon premier voyage il y a trois ans, est à 180 bornes.

 

Pas grave, pas grave… Ici, c’est la Syrie, tout s’arrange toujours.

 

 

 

 

                                             Alep, dimanche  

 

Alep, seconde ville de Syrie, première à mon hit-parade personnel. Depuis longtemps, je voulais y retourner, j’y suis arrivé, j’y reste…

 

Je n’avais pas de quoi payer les cinq litres d’essence dont j’avais besoin pour faire Lattaquié- Alep, mais j’avais entre autres un stock de bougies de rechange. L’Arabie, c’est le berceau du troc. Quoi de plus simple que d’échanger des bougies, même ultra-froides et à culot court, contre de la liqueur de derrick ?

 

Le pompiste n’a pas hésité une seconde, à vrai dire, il ne m’était même pas venu à l’idée qu’il puisse refuser. L’argent n’est guère qu’un vecteur entre une marchandise et une autre, alors, quand on peut s’en passer, on s’en passe.

 

En trois tours de roues et demi, on est arrivé à Alep, traversant des paysages qui auraient pu être ceux du Massif central. Alep est construite comme un village, sans buildings de 500 mètres de haut.

 

C’est un dédale de petites rues, de petites places, d’arcades et de passages à couvert. Un village d’un million d’habitants.

 La plupart des rues n’ont pas de nom, quand on écrit aux copains, ça donne des adresses folkloriques du genre : Syrie, Alep, Khaleb et Absi, près de la gare Bagdar, à côté du marchand de pneus, derrière le cinéma « Ech Cahrk ». Authentique !

 

A première vue, c’est poétique, mais pas rationnel pour une piastre. En fait, c’est très pratique. Je le prouve : imaginez qu’en France vous alliez rendre visite à un pote dont vous savez tout juste qu’il habite 2, rue des remparts à Monthey-sur-les-Monneaux. Vous arrivez dans le bled en question, il est onze heures du soir, par miracle vous trouvez un quidam dans la rue, et lui demandez s’il connait la rue des remparts. Comme de juste, la rue mesure trente-sept centimètres de long, il n’y a qu’un teulé et deux pondus qui y habitent.

 

Vous êtes fait, je parie même que vous n’avez plus de sous, plus d’essence, y’a plus qu’à coucher dehors, mon pote ! Maintenant, imaginez que l’adresse de votre pote soit une adresse à l’arabe : « près de l’église, à côté du marchand de motos ». Vous ne croyez pas que ça vous donne plus de chances de trouver quelqu’un « qui connait » ?

 

Bon, c’est pas tout ça, on est en Syrie, on va donc parler de la Syrie pendant un bon moment, je n’ai pas l’intention de la traverser en coup de vent, because… Vous avez deviné, j’aime beaucoup la Syrie. Ici donc, comme en Italie, objectivité ma fi.

 

Objectivité, d’ailleurs connais pas, moâ messieurs. Le jour où le Bon Dieu a fait la distribution, j’étais tombé en panne sous la, pluie du déluge à cause d’un fil de bougie poreux qui tirait des arcs sur les ailettes de culasse au lieu de convoyer sagement la foudre essentielle jusqu’au feu central qui fait marcher la machine.

 

 Bref, quand je suis arrivé, le Grand Barbu avait déjà distribué tous ses stocks de sérieux, de raison, d’objectivité. A vrai dire, y’avait presque plus rien dans ses sacoches à Dieu le Père, en grattant bien au fond, il a trouvé un vieux stylobille et une graine de folie qu’il m’a donnés en disant « faudra faire avec ça mon Poth » (poth ça veut dire ami en hébreu).

 

 Il avait les mains bougrement sales, il ne s’est pas gaffé que sous ses ongles, il charriait un bouillon de culture de virus de Siou, le virus de la moto. Je vous raconte ça pour vous montrer à quel point, souvent, le cours de notre existence ne tient qu’à un fil.

 

Enfin j’aime la Syrie. D’abord les Syriens sont beaucoup plus cultivés que les Français, la preuve en est que tous ceux que j’ai rencontrés parlaient couramment l’arabe, alors qu’en France c’est beaucoup plus rare, quoi qu’en disent Le Pen et ses joyeux lurons.

 

Brèfle, avec le système d’adresses syrien, ça a été très facile  de trouver la maison  de mon pote Mamoun.

 

Mamoun, Puce et moi avions fait sa connaissance dans la rue, à Alep, il y a trois ans, lors de mon voyage de noces avec Puce en Jordanie.

Les Syriens sont fichtrement sociables, aiment prendre contact avec les étrangers, pour un oui ou pour un non, ils vous invitent à prendre le thé, à manger et à dormir chez eux.

 

Comme ça, Puce et moi avions vécu deux ou trois jours chez Mamoun il y a trois ans, ensuite on s’était écrit en gros une fois par an, histoire de se dire qu’on n’était pas mort. Et tac, comme ça, au débotté, Mamoun a retrouvé, trois ans après, la Puce et moi devant sa porte.

 

 Que pensez-vous qu’il arriva ? Ben voyons ! on s’est retrouvé en famille ! On m’a réservé un lit, avec un cosy magique. Je dis magique parce qu’il n’y pas d’autre explication : quand je suis arrivé ici, il y bien des jours maintenant, je ne compte plus, je n’avais pas un sou en poche, et ceux que j’ai honteusement gagnés le mois dernier en vous racontant des bêtises sont encore en train de naviguer entre Paris et Alep.

 

 Gîte, couvert, aucun problème puisque je suis chez un ami, mais j’étais angoissé par les clopes. Eh oui les clopes, parce que je suis un membre du club des « un paquet par jour », je voyais en cette matière la disette profiler son spectre décharné sur la page blanche des jours non encore vécus.

 

Bien sûr, ici, on n’allume jamais une cigarette sans en offrir à la ronde, mais que fumerai-je quand je serai tout seul, comme maintenant ? ( Je mens, d’ailleurs, je ne suis pas seul, à la table où j’écris, il y a les deux petits frères de Mamoun, Zacharie le plus jeune à ma droite qui repasse sa leçon de géographie et Mohamed en face qui fait du canevas, mais ils ont vingt quatre ans à eux deux et ils ne fument pas).

 

 C’est là où je me suis aperçu de l’existence du cosy magique. Figurez-vous que ce cosy a le pouvoir de fabriquer des paquets de clopes. En arrivant ici, j’y ai mis mon dernier paquet avant constat de faillite. Je suis sorti, quand je suis revenu, il y avait deux paquets.

 

Le lendemain, quatre. Depuis, j’ai beau fumer et offrir des cigarettes à tout ce qui bouge, il y a toujours des paquets de cigarettes dans le cosy. Aujourd’hui, il y en a six. C’est magique, y’a pas ; comme tous les trucs magiques, ça ne marche que quand on ne regarde pas. Les paquets de clopes se multiplient uniquement quand je ne suis pas là.

 

Il y aussi la patère magique. Deux fois déjà, y ayant accroché mon blouson, j’ai ensuite trouvé dans mes poches de l’argent que je savais, et pour cause, ne pas y avoir mis. J’ai eu beau questionner toute la maisonnée, personne n’avait mis de l’argent dans mes poches. La magie restait la seule explication possible.

 

Maintenant, dans la maison, nous sommes dix résidents officiels :Mamoun, ses parents, sa femme, ses trois frères, Cham la chatte, Puce et moi. A vrai dire, les recensements sont difficiles à faire : la population de la maison évolue chaque seconde, du rare vide complet jusqu’à trente personnes.

 

Sur la porte, il y a un heurtoir en cuivre qui fait « tactac »sans consommer d’électricité. Toute la journée, on l’entend tactacquer, pire que dans une samba brésilienne.

Sept heures du matin, tactac ! c’est la voisine du dessus . Vous n’auriez pas du café ? Tfaddali, entre ! On lui donne un sachet, justement les lève-tôt sont en train de prendre leur café « à la turque », ne pars pas tout de suite, prends une tasse avec nous ! On boit le café, les cigarettes circulent, on bavarde, tactac ! Ce sont deux copains d’Abdo, le frère ainé, entrez ! On refait du café, on bavarde, tactac ! tiens en voilà un que je n’ai jamais vu, tfaddal, entre ! On me le présente « c’est le beau-fils de la cousine de ma tante Naala, tu te souviens, celle qui est venue avant-hier soir ? ».

 

 Toute la journée, c’est comme ça, tactac, il arrive des gens de toutes parts. Les femmes ne travaillent pas au dehors, les enfants n’ont que des demi-journées de classe (matin ou après-midi par roulement) c’est le va-et-vient continu.

 

L’immeuble où l’on vit est une espèce de communauté. A une heure du matin, on vient encore s’emprunter du pain. L’autre jour, on fêtait l’anniversaire de Zacharie, le benjamin, qui entrait d’un pied vaillant dans sa onzième année d’existence.

 

Côté musique, on n’était pas très outillé, ici l’on n’a qu’un transistor de poche que l’on pose sur l’embouchure d’un verre vide pour amplifier le son. Alors, les enfants sont allés faire tactac chez les voisins pour revenir avec deux de ces énormes radio-cassettes stéréo qui font la joie du monde arabe, des trucs gros commak bourrés de gadgets style vu-mètres, trouillomètres et multiples indicateurs lumineux qui ne servent pas toujours à grand-chose, mais les rendent diablement imposants.

 

Ici, on ne cherche d’ailleurs pas à savoir à quoi tout ça peut servir, on laisse les vu-mètres dépasser la zone rouge et les indicateurs de crête à LED clignoter comme des sapins de Noël, ça donne du 99% de distorsion par harmonique, à priori un abominaffreux supplice pour l’ex-hifiste que je suis, habitué aux taux de distorsion dont le chiffre commence par zéro virgule, mais on s’en tape, ici l’étalon en matière de haute fidélité, c’est le haut-parleur de la mosquée voisine, fidèle à 100% puisqu’il récite des chapitres entiers du Coran sans jamais omettre une syllabe.

 

 On a fait une nouba de tous les diables, sans champagne ni vodka-orange, puisqu’ici on est musulman. Même avec seulement avec du thé à boire, notre nouba a été réussie, tactac ! tactac ! ça n’a pas désempli.

 

Chez nous, le soir, y’a pas la télé. Heureusement, parce qu’on est déjà assez nombreux à parler, si on mettait Guy Lux par-dessus tout ça, y’aurait plus qu’à tirer l’échelle. Le soir, soit on va veiller chez les voisins, parents ou amis, soit ce sont eux qui viennent veiller chez nous.

 

 On parle, on joue aux cartes, au jacquet, aux échecs… je suis devenu une vraie bête au « konkin » qui chez nous s’appelle le rami.

 

Bref, comme des hommes préhistoriques ou comme des petits enfants, on s’amuse avec des bouts de bois ou de carton, ou même avec rien du tout, comme on le faisait il y a longtemps dans les pays modernes, où l’on reste terré chez soi devant 40 kilos de semi-conducteur qui débitent l’Evangile selon Saint Valéry.

 

Des hommes des cavernes qu’un est. On va vers l’homme lorsque l’on veut voir quelqu’un, alors qu’on pourrait le recevoir par voie hertzienne avec de belles couleurs sur un tube PIL, avec l’avantage de ne pas être gêné s’il a mauvaise haleine. Comme des bêtes on vit.

 

Pire que des motards qui s’échinent à se réunir dans des endroits pas possibles alors que chez eux, y’a Monsieur Thomson-CSF qui pourrait les emmener au bout du monde sans qu’ils aient besoin de se geler le nœud sur une moto. Franchement, c’est le moyen âge. Faut dire qu’ici, selon le calendrier coranique accroché au mur, on est en 1394…

 

Ici, y’a pas la télé parce que c’est trop cher, bien sûr y’en a qui l’ont, d’autres qui voudraient l’avoir, qui en rêvent, sont persuadés que ça changerait leur vie. La tentation de l’occident, la voiture, la télé miracle, transmutation, vie nouvelle.

 

Même si le voisin vous dit « j’ai essayé, ça ne marche pas, la télé c’est l’univers des paralytiques et l’auto est le fauteuil ghetto des culs de jatte, n’y va pas, c’est un piège ! », on fonce, on plonge parce qu’on n’est pas assez riche pour ne pas avoir l’envie, ni essayer sans avoir à se plonger jusqu’au cou.

 

On se retrouve comme un con avec une vie aussi vide qu’avant et deux ans de traites sur le dos, travaille fainéant ! Méfiez-vous, les gars, quand je vous parle de l’auto, c’est par racisme, mais la bécane 1300 Tartempion, si elle doit vous coûter un an de salaire, c’est le même piège. Ne laissez pas les marchands de melons vous faire devenir, comme disait Prévert, chauve à l’intérieur de la tête. Holà, holà, c’est qu’il deviendrait philosophe, le mec.

 

Tiens : « Mazoooot !... Mazooooot ! » Voilà le marchand de mazout.

 

Ici, pour les fournitures essentielles, il n’y a pas besoin de se déplacer : c’est le marchand qui passe dans les rues, en criant ce qu’il a à vendre : du « mazot », des fruits, du savon… Il y a aussi le fripier, qui achète les fringues usagées pour les retaper et les vendre sur le marché ou dans la rue.

 

Il y a énormément de boutiques à Alep, énormément aussi de marchés couverts, néanmoins la majorité de ce qui n’est pas encombrant se vend à ciel ouvert, dans la rue, à la criée. Ici, une exposition de chaussettes, comme ce n’est pas cher, le marchand crie le prix « Léra ou neuss ! » (1,50 F). A côté des cigarettes américaines de contrebande « Kent, Marlboro, Lerten ! » (2F).

 

Après, ce sont les pâtisseries, 25 centimes la petite portion, les graines de sésame qui sont le chewing-gum de l’Orient , les sandwichs œuf dur, salade, piment, un Franc, les fringues d’occasion, accrochées aux grilles d’un jardin public, les cireurs de chaussures, les bonbons, le savon, les journaux…

 

Il va de soi que dans ces conditions, la rue ne peut pas être d’une propreté de clinique suisse. Je vais vous avouer un péché honteux, non pas celui-là, un autre : j’aime bien les villes un peu crasseuses, parce que la crasse est une des manifestations les plus évidentes de la vie. La solution définitive pour avoir une ville propre, c’est la bombe à neutrons. Plus de vie, plus de crasse.

 

 Ici, il y a des chevaux et des ânes, donc des crottins par ci, par là. On vend du chiche-kebab sur le trottoir, il y a donc des cendres, etc. Evidemment, tout ça donne  à la ville un parfum épicé que d’aucuns trouvent choquant, mais j’aime bien : je trouve que les villes dites propres sentent la mort…

 

Je vais vous raconter une histoire de crasse qui n’a pas grand-chose à voir avec notre propos, mais qu’importe. Au printemps dernier, lorsque j’ai décidé de remettre les voiles avec la Puce, je l’ai mise en pièces pour la remettre en état.

 

Lorsque j’ai déposé le boîtier du filtre à air, j’y ai retrouvé une myriade de ces petites teignes végétales qui poussent dans les buissons du Sahel. Je suis resté deux heures à les regarder, fichées dans la mousse de la cartouche filtrante. Il y avait aussi du sable rouge et du gas-oil.

 

J’ai revu Bobo-Dioulasso, Ferkessédougou, Ouagadougou, Filingué, la piste de sable rouge, la panique des camions qui traînent un panache de poussière de trois kilomètres de long derrière eux, on en bouffe pendant un quart d’heure avant de les rattraper et de les doubler en risquant de partir à dame, complètement aveuglé.

 

 La nuit passée dans le désert avec François 500 Ducati, des méharistes avaient dormi à côté de nous et nous avaient offert à bouffer une sorte de béton pimenté qui desséchait la gorge pas croyable. Cela nous inquiétait parce qu’on n’avait pas beaucoup d’eau avec nous… Souvenirs…

Tout ça pour cinq grammes de crasse retrouvés dans un filtre à air. Clop, clop, clop…

 

Mazoooot, mazoooot ! Le marchand de jus de pipeline s’en va. J’avais oublié de vous dire, c’est un cheval qui tire la citerne de fuel, eh, oui…

 

 

 

 

 

                                                  ALEP SAMEDI

 

 

 

Depuis ce matin, il pleut sur Alep. Rien à craindre pour la Puce qui couche à l’intérieur de la maison. Depuis que je suis arrivé à Alep, elle se repose, la pitchoune. D’une part parce qu’il fait bon marcher, à Alep, d’autre part parce que s’y promener à moto en attendant que les locaux soient de nouveau autorisés à chevaucher la plus belle création de l’homme, est à peu près aussi discret que se trimbaler à poil, peint en vert et avec des plumes d’autruche coincés entre les meules.

 

Sapé comme un Syrien moyen, je peux déambuler invisible dans la ville. Evidemment, je ressemble plus à Ho Chi Minh jeune qu’au président Hafez El Assad, mais on fait ce qu’on peut….Cela dit, il n’y a pas de Syrien type.

 

 Quand on vit en Europe, on a un peu facilement tendance à imaginer tous les Arabes «  pas franchement louches, mais franchement basanés ». Alors là, les mecs, je crie casse-cou : des Syriens, il y en a de toutes sortes, des bistres à cheveux noirs comme ceux de Coluche, mais aussi des tout clairs cheveux roux qu’on prendrait pour des Irlandais, des bruns-clair teint pâle qu’on croirait français, de tout, quoi.

 

 Par ci par là, on trouve même des vieux qui ont été élevés chez les sœurs de Marie couche-toi-là, et jaspinent le françoziche comme vous et moi, sauf que du pays de la fine-champagne et du clos Vougeot, ils n’ont vu et ne verront que des cartes postales, ou les polychromes des bouquins d’histoire, nos ancêtres les Gaulois, etc.

 

Tiens, je vous avais dit qu’il faudrait que l’on parle de véhicules un de ces quatre. Eh bien parlons en, en partant du bas de l’échelle.

 

A la base de la pyramide, plus bas que terre, il y a le véhicule sans véhicule, je veux parler de l’homme. Ici, comme dans tous les pays où la motorisation en est relativement à ses débuts, le piéton n’est rien, moins que rien ; il n’a que le droit de sauver sa misérable vie comme il peut.

 

Ici, les feux rouges sont rares, rares aussi les passages cloutés qui de toutes façons ne donnent aucun droit effectif au bipède sans véhicule. Pour circuler en sécurité, il est bon de posséder une licence en tauromachie et, surtout, surtout ne pas être sourd.

 

L’automobiliste qui voit un piéton ne ralentit pas, il klaxonne. Si le piéton ne se pousse pas dans les plus brefs délais, c’est qu’il désire mourir, que son âme est pure et qu’il ira donc tout droit dans les jardins d’Allah. Ce ne sera pas un accident, mais une euthanasie, le chauffeur ne sera pas un chauffard, mais un envoyé du ciel.

 

A noter que la plupart des véhicules, ci, ne sont pas assurés. A quoi bon ? Si un automobileux envoyait un piéton dans les jardins d’Allah, là où il trouvera des jardins parcourus de courants d’eau et des femmes vierges de toute souillure, c’est encore l’écrasé qui serait redevable, non ?

 

Si le piéton avait une âme noire vouée à la géhenne où l’attendent des supplices éternels, c’est bien fait pour lui. Dieu sait ce qui est en nous…. Ne dramatisons pas. Depuis plus de trois semaines que je vis à Alep, je n’ai pas vu l’ombre d’un piéton écrasé.

 

Alep n’est pas Le Caire. Les Alepois, faute de conduire très très bien, le font au moins prudemment, et, avec l’aide de Dieu, écrasent très peu de monde, d’autant moins que les piétons connaissent bien la règle du jeu, et savent évoluer dans la circulation comme des toréros dans une arène.

 

Ensuite, il y a les vélos. Première caractéristique, ils sont au dessus de toute réglementation. Sens interdits, trottoirs jardins publics, le vélo donne accès à tout. Dans les marchés couverts où l’on se côtoie coude-à-coude, les vélos passent aussi, contournant individu après individu, signalant leur arrivée imminente à coup de sonnette, de pouet-pouet, ou simplement à grands coups de gueule.

 

Sans lois, mais sans droits également. Comme les piétons, les vélocipédistes sont généralement habiles comme des artistes de cirque. L’autre jour, Puce et moi abordions avec circonspection un rond-point dangereux. Un gamin à vélo nous a doublés à fond à fond et a abordé la place à vitesse V+N, une Mercedes noire est arrivée à toute vitesse sur sa droite. Je le voyais mort, le petit Eddy Merckx ; eh bien ballepeau ! A un poil de fesse du char d’assaut made in Stuggart, crac ! il a fait, à grand coup de rétropédalage, un arrêt en travers impeccable, sans oublier d’insulter copieusement le mercedesseux qui avait coupé son élan.

 

Ensuite, il y a les ânes, attelés ou pas ; c’est un véhicule peu cher à l’achat, économique, d’entretien réduit, et qui met dans la circulation urbaine une fantaisie de bon aloi . Comme chacun sait, cet étonnant véhicule avance généralement quand on veut le faire reculer, recule quand on veut qu’il s’arrête, et met de dix secondes à trois minutes à démarrer au feu vert, ce qui permet aux automobileux qui se trouvent dans la file de contrôler le bon fonctionnement de leur klaxon.

 

 De plus, l’âne est parfois sujet à des rêveries érotiques érectogènes, qui permet à la foule d’admirer avec amusement ou/et envie le très généreux équipement phallique de ce vigoureux animal. Lorsque ce genre de songe le prend à l’occasion d’un arrêt à un carrefour, Ali-beau-rond refuse généralement de repartir au feu vert, pour ne pas interrompre son beau rêve.

 

 D’où rigolade généralisée de la part des badauds au carrefour, flics inclus, et des passagers de la voiture qui attend derrière, au spectacle de l’asinus à cinq pattes. Il n’y a que les automobileux situés plus loin dans la file qui klaxonnent, probablement parce que leur position éloignée ne leur permet pas d’assister à cet édifiant spectacle.

Il faudrait que les zoologues se penchent sur ce phénomène particulièrement digne d’intérêt, à mon avis le copieux appendice zobinatoire de l’âne lui sert aussi de frein de parking.

 

Les motos…. Il n’y en a pas ou plutôt peu, à la suite de l’interdiction dont je vous ai parlé à Lattaquié. Les seules qui demeurent sont celles des flics et des employés d’état, reconnaissables à leur plaque d’immatriculation verte. Si, il y a une moto privée à Alep ; c’est une 72 cc Yamaha bleue, immatriculée en France dans les Haut-de-Seine. C’est Puce.

 

Les triporteurs. On en trouve deux genres différents, l’un propulsé par un 50 cc Sachs refroidi par turbine, l’autre par l’antique 500 Guzzi Falcone. Les premiers sont une plaie affreuse. Ils se traînent à quarante à l’heure en pleine colère dans un bruit d’enfer et, à la moindre montée, on les entend hurler à la mort à fond de régime en première, suivis par un nuage de fumée qui ferait pâlir d’envie un employé des P et T iroquois, ceci à la vitesse d’un cul de jatte qui dispute le championnat du monde des courses de lenteur.

 

Ces ratagaz ont une transmission directe par chaîne, sans différentiel, alors sur les pavés gras de la vieille ville, quand ils tournent un coin de rue, ils ont tendance à se mettre en travers.

 

Les gros triporteurs, avec le 500 Falcone, Dieu quelle classe ! Ils font résonner les murs de la ville de la noblesse de leur pom-pom. De plus, ils sont souvent décorés à l’arabe, et souvent chargés de fruits et légumes, ils sentent bon.

 

Après les triporteurs, il y a les Suzuki. Ce sont des mini-camionnettes de 550 kg de charge utile comme Honda a commencé à en importer en France. Des Honda, on en trouve ici aussi, mais peu ? Les p’tits Suzuki ont bouffé tout le marché, on en voit partout. Du coup, on n’appelle pas ce genre d’engin minivan ou mini-camionnette, on appelle ça un Suzuki, tout simplement. Ils sont vraiment jolis comme tout, ces Suzuki, tellement que les Syriens n’éprouvent presque pas le besoin de les personnaliser, c’est dire !

 

Les Honda sont tout beaux aussi, mais là où les Suzuki les écrasent, c’est pour le bruit. A la place du teuf-teuf du bicylindre quatre temps Honda, un trois pattes deux temps avec un échappement trois en un, je en vous dis que ça, mes chéris. Les concertos pour hautbois de Cimarosa, à côté, sont aussi moches à entendre qu’un duo de marteaux-piqueurs. De plus, pour moi, c’est pratique. Quand j’ai besoin d’huile 2 temps pour ma Puce, je demande …. De l’huile pour Suzuki.

 

Maintenant, nous allons aborder le véhicule roi des pays que l’on appelle par une douce euphémie «  en voie de développement », comme on appelle « non voyants » les aveugles.

 

Hola ! N’allez pas croire que je regarde les gens d’ici de haut, fort du fait que de chez moâ à Pantruche je peux avoir au téléph’ la Californie ou le Japon en dix secondes alors que d’ici il faut une demi-plombe, si le vent est favorable, pour avoir Damas, qui est à 350 bornes.

 

Non ! Nous, on a le téléphone automatique, trois chaînes de télé en couleur où l’on peut voir Giscard à toute heure du jour, des machines à laver la vaisselle, mais on n’est pas plus avancé que ça.

 

Seulement, notre civilisation de riches pour les gens d’ici comme une vitrine de jouets pour un fils de pauvre. Il y a vingt ans, en France, il fallait avoir une automobile pour être quelqu’un, et les en-auto écrasaient les sans-auto de leur mépris de parvenus. Aujourd’hui, ça se calme. Disons qu’ici comme dans beaucoup d’autres pays, c’est comme en France il y a vingt ans.

 

Allons-y donc pour Sa Majesté l’automobile. Ici, une voiture sur deux est un taxi. Il n’est pas outrageusement difficile de devenir taxi en Syrie, il suffit d’avoir un permis de conduire et une automobile, quelqu’en soit l’âge ou l’aspect. Taximètres ou autres accessoires, fi donc ! On reconnait les taxis à leur plaque d’immatriculation rouge, et au fait qu’ils sont toujours pleins.

 

Ce sont des taxis « service », c’est-à-dire qu’ils ne prennent que rarement un seul client à la fois. Il y en a partout, quand vous en voyez passer un, vous lui faites signe et lui dites où vous allez. Si c’est vaguement son chemin, vous montez, ça vous coûtera de un à trois francs. Si vous voulez voyager seul, c’est évidement beaucoup plus cher et le prix se discute à la tête du client. Ici, on prend facilement le taxi pour de longues distances, si l’on discute bien, ça revient à dix centimes du kilomètre.

 

Les taxis longue distance se regroupent dans un point précis de la ville, les chauffeurs assis sur l’aile de leur bagnole, crient leur destination. Il n’y a qu’à s’installer, lorsque la voiture est pleine, on part….

 

En France, comme les tarifs des taxis sont imposés, si on a le choix, on prend la plus belle bagnole. Ici, c’est le contraire : plus la voiture est moche, plus on a des chances de faire baisser les prix, et des moches, je vous garantis qu’il y en a.

 

Des seringues de trente ans d’âge, ravaudées, rapiécées, restaurées, dont on se demande ce qu’elles font encore dehors à leur âge.  

 

Sûr, il y en a encore de toutes belles, toutes neuves, des Chevrolet, des Cadillac dernier cri, des VW Golf flambant neuves mais, à cause des taxes d’importation énormes, elles sont si chères que la marché de l’occasion marche le feu de Dieu.

 

Tout ce qui a quatre roues et un moteur jeune ou vieux vaut son pesant de pierres précieuses. Une 504 Peugeot en bon état est un bijou sans prix. Une Opel Kapitan de vingt ans d’âge dont chez nous on proposerait quinze sacs en faisant la moue, arrive encore à coter ses cinq mille balles. La bonne vieille Ariane Simca est très cotée : beaucoup de place et consommation raisonnable.

 

Malgré le litre de « super » à 90 centimes, on y pense... Les vieilles américaines diesélisées par les bricoleurs dont l'Orient n'est pas avare, tiennent fermement la rampe, même si elles flirtent avec les trente printemps. Il faut que ça roule et qu'il y ait de la place. Il est aussi essentiel d'avoir un bon... Klaxon !!!

 

Ah ! Le Dieu Klaxon... Au fil des années, son royaume se restreint. Il est en train, par exemple, de perdre la Grèce. Etrange en effet, mais ces dernières années, les Grecs klaxonnent de moins en moins, c'est à dire encore beaucoup, mais tout de même nettement moins qu'avant.

 

En Orient, par contre, sa Majesté tient bon. Ici, si une bagnole crache un litre d'huile aux cent mètres par le pot d'échappement, on ne s'alarme guère. Si la moitié des pignons de la boîte gît au fond du carter en compagnie d'une bielle ou deux, tout est encore possible : ça peut attendre.

 

Mais si le klaxon tombe en panne, il faut se ruer séance tenante chez le réparateur : la patrie est en danger. Vous savez comment se dirigent les chauves souris : elles émettent des ultrasons, qui en se réfléchissant sur les obstacles, permettent de les détecter et d'en déterminer la distance.

 

 Eh bien au Moyen-Orient, c'est comme ça que l'on conduit. Quand on débarque ici, surtout ne pas se dire « moi c'est pas pareil » et rouler en silence.

Si vous ne klaxonnez pas, on en déduira que vous n'êtes pas là, que vous n'existez pas. On vous coupera la route au carrefour, les piétons vous traverseront devant les roues, car avant de franchir une rue, ils ne regardent pas : ils écoutent. Silence égale voie libre.

 

J'ai essayé la tactique du silence au début. Après avoir failli me faire transformer en pâtée Ron-Ron par un semi-remorque, emmener sur mon garde-boue quatre hommes, sept femmes dont trois enceintes et une portant dix kilos de pain dans un panier en équilibre sur sa tête, onze enfants et un raton laveur, je me suis mis au diapason.

 

Ma corne de brume à gaz fonctionne à plein tuyau. Pôaâââh ! Pôôôââââh ! Je klaxonne pourtant très peu par rapport à la moyenne, mais si en France on m'entendait pooâââtiser de la sorte on me prendrait pour un dangereux maniaque.

 

Ecoutez, c'est simple : les Syriens klaxonnent tellement... Qu'ils s'en rendent compte !!! Je m'en vais vous le prouver de façon indubitable par une anecdote que je vous garantis absolument véridique. Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer, comme disait la mère Giroud, même qu'une critique (du Nouvel Obs, je crois) disait qu'elle prenait fichtrement des risques...

 

Hier au soir, avec mon pote Kha-leb el Absi, on disputait une sacrement velue partie de « Konkin » (« rami » chez nous) on en était comme qui dirait à la balle de match. Khaleb a tenté un coup de Jarnac machiavélique pour me faire morfler cent points.

 

 Sa tactique a foiré comme un filetage de bouchon de vidange en alu quand c'est Cassius Clay qui le revisse avec une clé à œil de deux mètres de long, et c'est lui qui a pris les cent points fatidiques dans les ratiches. Il s'est marré, puis il a jeté ses cartes sur la table en disant « ma zam-mar ! ». Ça veut dire littéralement « ça n'a pas klaxonné ».

 

Evidemment, je l'ai regardé avec des yeux gros commak, il m'a dit « Ben oui, ça n'a pas klaxonné, ça n'a pas marché, quoi ! Ici, quand ça marche, on klaxonne alors si ça n'a pas klaxonné, ça veut dire que ça n'a pas marché ! »... Ben oui... Evidemment quoi.

 

Holà ! Ca fait un bout de temps que je bavarde, voilà Naala, la femme de Mamoun, qui commence à mettre le couvert pour le repas du coucher de soleil. Chez nous, on dîne au coucher du soleil, et rebelotte vers onze heures si l'on n'est pas encore couché.

 

 Ce sont toujours les femmes qui font tous les travaux domestiques, dans le coin je n'en connais aucune qui travaille à l'extérieur.Faut pas dramatiser la situation. Une famille de neuf personnes à entretenir pour deux femmes (la mère et la bru) ce n'est la mer à boire, je vous garantis que dans la journée elles trouvent largement le temps de se distraire, d'aller voir les copines, de taper le carton, ce n'est pas l'esclavage.

 

Mamoun, lui, bosse de 6 heures du matin à 16 heures, et n'a qu'un seul jour de congé par semaine, le vendredi... Ah, chouette ! Y'a du « Foui ». C'est l'un des plats populaires syriens, ça a l'air tout con, ce sont des fèves bouillies avec une sauce faite de lait caillé et d'huile d'olive. Au début, je trouvais ça plutôt bizarre, puis avec l'habitude, je me suis mis à aimer ça comme un fou.

 

Chez nous, en France, tous les repas tournent autour de la viande. Ici, c'est différent. On peut passer des jours sans en manger. Salade, fèves, gros radis, tomates, piments, on se sustente tranquillosse avec ça, des œufs aussi, soit bouillis soit brouillés et découpés en petits carrés.

 

Ma foi, jusqu'ici ça va... On mange aussi de la viande deux ou trois fois par semaine, entre autres du poulet. Oh mazette ! En France je n'aimais plus le poulet, parce qu'à force d'engraisser ces pauvres bestioles à toute vitesse avec des substances plus ou moins avouables, on a fini par les rendre totalement insipides ou plutôt insapides, pauvres bêtes !

 

 Des fantômes de poulets. Pauvre Henri IV ! S'il avait pu prévoir, sûr qu'il aurait choisi un autre programme électoral, pauvre homme ! La première fois que j'ai becqueté du poulet ici, ca m'a rappelé une époque lointaine où j'étais vacher au pays basque.

On avait une armada de poultoks nourris au maïs, quand on s'en croquait un, on le faisait rissoler dans une vieille cocotte en fonte, sur les braises de la cheminée, pas avec de l'huile, oh non ! Avec du gras de jambon-maison.

 

 Eh bien en mangeant du poulet à Alep je me suis rappelé que la viande de poultok pouvait avoir du goût. J'avais oublié. A vivre dans mon ghetto parisien j'avais, j'ai oublié des tas d'autres choses encore, j'ai oublié d'en apprendre d'autres, la Puce et moi avons mis la clé sous la porte pour les réapprendre ou les apprendre.

 

On essaiera de vous les faire partager le plus qu'on peut. Dans quelques jours, on va mettre les voiles d'Alep pour prendre le chemin de Damas.

 

De là on ira soit vers Bagdad (peu de chances, la frontière irakienne a l'air aussi ouverte au voyageur qu'une boutique de farces et attrapes un jour de deuil national), soit vers la Jordanie, l'Arabie Saoudite et les émirats du Golfe persique. A Damas reprendra notre guerre des visas.

 

Avec l'aide de Dieu, on passera...

 

 

 

                                                       Alep, samedi

 

 

Ça y est. Ce soir je vais quitter Alep. A vrai dire, je devrais être parti depuis avant-hier, puisqu'après cinq semaines de ping-pong entre banques, le fruit pognonesque de mon labeur du mois de janvier est finalement arrivé à la banque du coin.

 

Ça faisait cinq semaines que profitais de l'hospitalité de mes copains, il était tout de même temps.

Triomphalement, je suis revenu avec mon fric en poche. « Ce soir, je vous offre une nouba des mille et une nuits, et demain je pars à Damas ».

 

La mère de famille a tout de suite usé de son droit de veto : pas de nouba, tu auras besoin de ton argent pour voyager. Il ne faut pas partir demain, ce soir on est invité chez ma soeur, on va se coucher tard, tu seras fatigué demain. Tu as le temps...

 

Toute la soirée j'ai ergoté pour pouvoir leur offrir cette fiesta, mais maman Sarminy a été inflexible : « ici c'est moi qui suis ta mère, et ta mère dit de garder ton argent ».

 

 C'est quelque chose, l'hospitalité syrienne... Ici, lorsqu'on invite quelqu'un, ne serait-ce qu'à prendre le café, l'hospitalité est totale. L'hôte, par exemple pose un assortiment de cigarettes sur la table, et il serait plutôt mal séant de fumer ses propres cigarettes.

 

Vous vous arrêtez pour prendre de l'essence dans une station-service, on vous y offre deux fois sur trois thé et cigarettes. Les Syriens ont l'air d'avoir l'hospitalité dans le sang, on passe presque autant de sa vie chez les autres que chez soi.

 

Ça les étonne beaucoup quand je leur dis que chez nous, ce n'est pas pareil du tout. Ils me regardent avec des yeux ronds, à part ceux qui ont fait des études en France. Ceux-là savent que Marianne, en s'enrichissant, est aussi devenue égoïste, et que beaucoup de gens y vivent repliés dans leur ghetto personnel, de peur que quelque intrus ne vienne détourner une parcelle de leur petit confort quotidien.

 

Ça y est ! Je refais ma crise... Je rêve de l'an 01 comme Gébé, le dessinateur, il y a dix ans. C'est vrai qu'il y a dix ans, c'était 68, l'espoir idiot d'une vie plus humaine dans un environnement fait pour l'homme, avec une administration qui soit au service de l'homme, n'importe quoi, quoi...

 

Des sociologues ont théorisé que le phénomène moto, du moins le « boom » de 1969, était l'une des conséquences de la révolution avortée de 1968. La révolution sur deux roues, quoi, le « pas-de-côté » dont parlait Gébé. Ils ont peut-être raison, les bougres.

 

C'est vrai que l'on vit dans un pays ghetto, et au lieu de dire qu'il faut humaniser la France, son environnement, son administration, ses flics, on parle de fric, on a Giscard et Babar, Laurel et Hardy, qui conduisent un pays comme on gère une société anonyme.

 

Merde, la gestion technocratique, ça va bien quand on vend des savonnettes ou des machines à rider les pruneaux, mais quand c'est de l'homme qu'il s'agit, c'est humain qu'il faut être, ventrebleu, au train où ça va, on va tous crever d'ennui, les potes !

 

 Alors, on va faire une virée à moto et bavarder avec les copains pour oublier tout ça. Pourtant, tout ça, c'est fichtrement démocratique. On a voté. De la même façon, la plupart des motards titulaires de licences trouvent que la Fédération Française de moto, de même que son homologue internationale, est un ramassis de vieilles croûtes qui naviguent à côté de leurs pompes.

 

En fait, si on faisait le compte des officiels importants de la fédération qui font effectivement de la moto, on pourrait les compter sur les doigts d'un manchot lépreux. Pourtant, ils ont été élus, y'a pas ! Les dirigeants de la fédération moto ne font pas de moto, et, je suppose, les dirigeants d'état ne vivent pas, sinon il serait invraisemblable que ca marche aussi mal.

 

Faut-il supprimer la démocratie, puisqu'on vote aussi mal ? C'est une idée, mais quoi ? Un prophète ? Excellente solution, que ceux qui se sentent à même d'être le prophète du 21e siècle m'écrivent, ils ont gagné. Bon. La crise est passée, parlons d'autre chose, du « Boukra » par exemple...

 

Le dieu Boukra, est, avec sa splendeur le Klaxon, l'un des grands régents du Moyen-Orient. « Boukra » ça veut dire « demain ».

 

C'est le sens littéral. En fait, ça veut dire  demain, après demain, dans une semaine ou même jamais ». Ici, dès que vous demandez quelque chose d'ennuyeux ou compliqué, on vous dit « Boukra », parce que demain, si Dieu le veut, la terre se sera mise a tourner dans l'autre sens, le soleil se sera rapproché de la lune, et la chose compliquée que vous demandez sera peut-être .. devenue simple.

 

 Quand on vit en un lieu où la vie est plutôt douce, il serait tout de même dommage de se perturber la vie, de gâcher de précieuses minutes de songerie à résoudre le problème au fond sans importance d'un étranger frétillant qui s'affole pour un rien, comme si sa part de paradis en dépendait.

 

Si vous venez par ici un jour, il faudra apprendre à n'être jamais pressé. Pour ma part, je dois avouer que c'est ce qui ne donne le plus de mal. On ne change pas de civilisation comme ça.

 

Bon... La Puce est chaîne tendue et bien graissée, plein d'huile fait, j'ai changé mes I ampoules de phares... Tiens à propos, ça a été dur de trouver des lampes standard européen à Alep. J'en ai trouvé... Parce que les Syriens sont vraiment sympas.

 

Le second marchand chez qui je suis allé, n'en ayant pas, m'a « prêté » son petit commis, qui m'a pris par le bras pour me guider dans le quartier des mécaniciens, dans toutes les boutiques où je risquais de trouver des « culot Bosch ».

 

 Ça nous a pris presque la matinée, car il me fallait aussi des ampoules de compteur et des bifilament arrière, le tout en 6 volts. Il ne m'a pas quitté avant qu'on ait tout trouvé et quand j'ai voulu lui donner un bakchiche, il l'a refusé d'un sourire...

 

 Bref, la Puce est prête. Le chemin de Damas nous attend, on se retrouve là-bas...

 

 

 

 

 

                                                           Damas, lundi.

 

 

Damas, ech-Cham, chamet-ed-denyie, le nombril de l'univers. Nous y voilà.

 

 Les quatre cents bornes de route n'étaient pas longues à faire, en fait pour la plus grande part, c'était l'autoroute, de la vraie comme chez nous mais sans péage, et avec une astuce en plus.

 

Y'a pas de pétard, les arabes ont du sens pratique. Chez nous, une autoroute est une route très large, divisée en deux par un terre-plein central ou, hélas, souvent par des « rails de sécurité ».

 

 L'autoroute Alep-Damas, par endroits, ce sont deux routes totalement séparées, une dans chaque sens, qui peuvent par fois être à 500m l'une de l'autre. Quand elles se côtoient de très près, à la place du rail métallique, on a mis une tranchée en V de 2 mètres de large sur un de profondeur.

 

 D'une part ça coûte moins cher, et d'autre part c'est plus efficace. Eh oui, aucune voiture ne pourrait passer de l'autre côté de la tranchée même en faisant exprès, d'où pas de risque de collision frontale, et la bagnole qui se flanque dans la tranchée, vu sa profondeur et l'inclinaison de ses versants, ne risque pas de rebondir et de retourner sur la route pour se faire télescoper par ceux qui arrivent derrière, comme ça arrive si souvent avec nos rails de sécurité à la noix. Il y a de l'idée là-dedans.

 

Aussitôt arrivés à Damas, Puce et moi, nous sommes mis en quête d'un somptueux palace, puisque pour le moment on ne connaît personne chez qui habiter ici.

 

 Le majestueux hôtel « Al Kindi » répondait à nos voeux. Huit balles par jour, il y a moins cher, mais on tient à son standing quoâ !

 

Blague à part, ici, quand on arrive dans un hôtel pas cher, on ne demande pas « une chambre », mais « un lit ». On voisine dans la chambre avec un, deux ou trois individus qu'on ne connaît ni d'Eve ni d'Adam, la promiscuité ne fait pas peur. Le soir, on bavarde avec ses voisins de chambre, on s'offre des fruits, des cigarettes, on vit ensemble, enfin...

 

Damas... Damas ne ressemble pas du tout à Alep. Ce n'est pas un village immense, c'est une ville, comme chez nous, avec des avenues larges, des buildings modernes, des feux rouges.

 

 Oh, c'est arabe tout de même, mais après Alep, j'ai l'impression d'être revenu en arrière. Ici, je ne ressens pas autant la « jouissance ». Il faut que je vous explique ça. Quand je suis loin de chez moi, ou plutôt de ce qui était chez moi, il me vient de temps en temps des « flashes »...

 

C'est difficile à expliquer, je vais vous en raconter un. Il y a une semaine, à Alep, on donnait un film français, « Le Juge Fayard ». Mes potes m'y ont emmené. Comme presque tous les films étrangers qui passent en Arabie, celui-là était en version originale, donc en français, sous-titré en arabe international.

 

Donc pendant deux heures, je me suis retrouvé en France. Quand on est sorti du cinéma, plaouf ! J'ai pris Alep en pleine poire : les marchands de gâteaux, de chaussettes, de trucs et de machins qui s'égosillaient sur le trottoir, l'architecture de la vieille ville, les hommes en keffieh, des femmes voilées de noir.

 

Tout à coup, la lumière m'a paru irréelle, je ne savais plus où j'étais. Je sentais la terre ronde sous mes pieds, j'étais une chiure de mouche perdue sur un point de son immensité, ça a duré une éternité de secondes puis je me suis dit, mais oui, Alep, Syrie, et je me suis senti une petite partie du monde...

 

Maintenant ça fait un bout de temps que l'on bavarde ensemble, que j'ai pour univers une table en marbre, un cahier, un bloc-notes, un paquet de clopes et un briquet, j'écris en français, je ne suis nulle part.

 

Tout à l'heure, quand j'aurai trop mal aux doigts pour continuer à vous écrire mes salades, je vais aller casser la croûte. Quand je vais sortir et me retrouver dans l'avenue El Nasr, sûr ça va me faire le coup. C'est un pied fantastique.

 

A parler de manger, je commence à avoir faim. Avant de remiser mon stylo, je vais vous expliquer où je suis. C'est un bistrot, avenue El Nasr, entre la gare du Hedjaz et l'immeuble des télécommunications.

 

Rien à voir avec un bistrot de chez nous : on n'y vient pas vraiment pour boire. On ne sert que de l'eau (gratuite), du thé et du café (90 centimes). On y vient pour se détendre, ou pour passer un moment loin de sa femme. Il n'en vient jamais ici.

 

 Le truc est grand comme un hall de gare, il y a une centaine de tables, et dehors on trouve une terrasse couverte, à peu près de la même taille. Ce n'est pas luxueux pour un sou, des tables en fer forgé et marbre plutôt ébréchées.

 

On entre là-dedans, et l'on s'installe. Si l'on ne veut rien, on ne demande rien et personne ne vous ennuie. Ça doit faire deux heures que je scribouille dans mon coin, personne ne m'a demandé ce que je fais ici. Des gamins circulent avec des plateaux chargés de verres d'eau, en criant « mayy ! mayy ! » (eau ! eau !). Si l'on en veut, un geste du doigt, à votre santé.

 

 

 Un garçon déambule avec du thé et du café, même principe. Idem aussi pour le narguilé, les cigarettes de contrebande (Kent, Marlboro Winston, Rothmans, prix unique 2 F), les cireurs de chaussures (1 F), si l'on veut se distraire, on loue pour 1 F, durée indéterminée, un sous-main et un jeu de cartes ou de Jacquet, et l'on reste là, le temps qu'on veut.

Tiens, pour voir, je suis allé demander l'heure à un voisin qui joue au tarni avec ses copains, ça fait trois heures et demie que je suis assis ici. Je vais tout de même commander un verre de thé...

 

 

                                                                Damas, mardi.

 

 

Je suis revenu au bistrot d'hier pour gamberger tranquille. La situation se complique : pendant que je traînais en Syrie, mon visa pour les Emirats Arabes Unis s'est périmé. Pour me le renouveler, le consulat me demande une lettre de recommandation diplomatique plutôt duraille à obtenir. Je viens de tubophoner a Paris pour demander à un copain de tirer les sonnettes, il ne faut pas que je me retrouve dans le même traquenard qu'en Egypte, il y a quatre mois. Nom de Dieu, il faut que ça passe...

 

Si mon visa pour les Emirats menaçait de se périmer, pourquoi ne suis-je pas parti plus tôt d'Alep ? Parce que, pour prendre la route, j'y attendais de l'argent. Pourquoi a-t-il mis des semaines à venir ? Parce que j'ai demandé par téléphone que l'on me vire de l'argent à la succursale N° 2 de la Banque Commerciale de Syrie à Alep, Syrie, et que ça a été interprété par quelqu'un pas trop fort en géo ni en politique mondiale comme « succursale N° 2 de la Banque Commerciale du Chili à Alep, Syrie », comme si une banque d'une dictature d'Amérique du sud allait s'amuser à avoir deux succursales dans un ville d'un million d'habitants d'un petit pays copain avec Moscou et situé à sept méridiens de distance. On croit rêver, hein ?

 

J'ai beau essayer de me dire, comme les philosophes stoïciens, que ce qui ne dépend pas de moi ne doit pas me toucher, ça me fait caguer, cette histoire de visas. Si le verrou saute, à nous les trois ou quatre mille bornes de désert de Amman à Dubaï.

 

De la route, de la route, mon royaume pour un bout de bitume. Il faut arriver à Karachi. Après, on sera tranquille pour un bout de temps. Pakistan, Afghanistan, Inde, les chemins ne manquent pas.

 

 Si les Emirats refusent, il reste une solution, une seule : l'avion pour Karachi. La Puce connaît bien l'avion, elle l'a déjà pris deux fois avec moi, une fois Damas-Paris, une fois Paris-Abidjan. Le problème est le prix, que je situe dans les deux cent cinquante sacs, qu'évidemment, je n'ai pas en poche... Tiens, au lieu de me morfondre, je vais aller vérifier combien ça coûte... Je reviens tout de suite.

 

Excusez-moi... Vous êtes toujours là ? Oui je sais, ça a pris longtemps, mais j'ai fait du démarchage agence après agence pour trouver le meilleur prix. C'est dingue, les différences qu'il peut y avoir. Pour moi seul, la plus mauvaise offre (P.I.A. Pakistanaise) est de 1345 livres (à peu près autant de francs français) et la meilleure (ALIA Jordanienne) 874 livres.

 

Quant à ma Puce, c'est 8 livres 40 piastres le kilo, ça ferait dans les 1 600 balles à nous deux, si notre fourberie diplomatique tombe à l'eau, il n'y aura plus qu'à emprunter des sous à Motocanard pour pouvoir faire le saut. Sincèrement, ça me ferait chier ; j'aimerais bien offrir à ma Puce la traversée d'un des plus grands déserts du monde, le Nefoud, « l'enclume où le soleil frappe ».

 

La vie, c'est tout un tas de petits détails, je vais vous en conter un qui vous fera peut-être un peu mieux sentir comme, là où je suis, c'est différent de chez nous.

 

Dans le bureau de la PIA, j'ai éprouvé le besoin d'allumer un clope. J'ai fouillé dans mes poches et je n'ai pas trouvé mon briquet. J'ai laissé tomber, et suis sorti avec ma cigarette éteinte au bec. Et alors ? Et alors un passant m'a arrêté dans la rue pour me demander si je voulais du feu, et m'a allumé ma cigarette. C'est idiot, mais c'est la première fois que ça m'arrive...

 

 

 

                                                            Damas, samedi.

 

Les négociations diplomatiques sont en cours. Mon sort, celui de notre voyage à Puce et moi, doit être en train de se discuter à Paris. Selon qu'un homme comme vous et moi, un être humain avec deux bras, deux jambes et quelques accessoires autour, décroche son téléphone, dicte un télégramme ou se croise les bras et dit non, Puce et moi avons le droit ou pas de nous enfourner -c'est le mot juste- dans le Nefoud.

 

 C'est rue Boileau à Paris que notre sort se joue, et je suis assis sur un banc, dans une petite rue à arcades abritée du soleil, près de la mosquée des Omeïades, à Damas, Syrie.

 

C'est à 5 000 kilomètres de nous que se prononcera le « oui » ou le « non » fatidique. Si c'est un « oui », il va courir le long de quelques milliers de kilomètres de fil électrique pour nous parvenir.

 

Ici, il est à peu près cinq heures et demie, le soleil commence à se coucher. A Paris, il est quinze heures trente, et peut-être est-on en train de prononcer le « oui ou le non » qui nous concerne.

 

Seulement, on est si loin, nous, ce n'est pas le haut parleur de la mosquée qui peut nous le dire. Je lève le nez vers le minaret de pierre sculptée de la mosquée... Le sais-tu, toi ? Nom de Dieu ! Oh pardon... Voilà le haut parleur du muezzin, là haut, qui me répond « Allah-w-akbar ! » (Dieu est grand). Normal, c'est l'heure de la prière du crépuscule. N'empêche que sur le coup ça m'a fait un drôle d'effet...

 

Bon les gars, demain c'est dimanche, ce n'est pas férié ici, mais en France, ça l'est. Ce n'est donc pas demain que je peux espérer une réponse. Peut-être après-demain, peut-être plus tard, ce n'est pas de moi que ça dépend, hélas.

 

Si Socrate vivait à notre époque, on n'aurait pas eu besoin de le condamner à mort, il boirait la cigüe sans qu'on le lui demande, pour échapper au traquenard. Ça me rend hypocondriaque, ces salades...

 

J'en ai eu marre de poireauter à Damas, alors j'ai mis le cap sur le sud, vers Amman, en Jordanie. Au passage, je suis resté une nuit à Jérash, le plus fabuleux site Romain que j'aie jamais vu, parce qu'il est perdu dans la nature, sans guichets, sans guides bidon, sans marchands de cartes postales, sans rien.

 

J'y étais déjà passé il y a quelques années, mais je n'avais pas eu la patience d'attendre que les fantômes des Romains apparaissent. Cette fois, Puce et moi, on s'est blotti entre deux colonnes d'une maison pour attendre leur arrivée. Evidemment, ils sont venus, mais ils ont attendu que l'on dorme. L'essentiel est qu'ils sont venus.

 

J'ai aussi récolté une spécialité des nuits de printemps dans le désert : la grippe. C'est un peu embrumé qu'on a pris, au petit matin, la route d'Amman. Sacré dédale. Amman. C'est une ville mi-moderne mi-classique arabe, construite sur cinq collines : djebel Amman, djebel Luweibdeh, djebel el Hussein, djebel el Hashrafiya, djebel el Hashemiye...

 

Des noms qui fleurent bien l'Arabie. Seulement, un dénominateur commun avec la Syrie, cartes, plans, sont des choses mystérieuses. On en trouve dans les coins à touristes, mais si vous mettez un plan de sa ville sous le nez d'un autochtone même paraissant cultivé, il sera la plupart du temps incapable de vous y indiquer quoi que ce soit.

 

Je voulais aller directosse à l'ambassade des Emirats Arabes Unis pour tenter d'obtenir le renouvellement de visa qu'on m'avait refusé à Damas. Après une heure d'errance, il a fallu que je demande à un taxi de m'y précéder.

 

Hélas même trip qu'à Damas. Visa périmé, aucun espoir d'en avoir un autre. J'ai levé les voiles et suis allé tenter une nouvelle fois l'Irak. A Paris, délai un mois et demi, acceptation improbable. Idem à Damas. Le moins que l'on puisse dire est que l'Irak est loin, très loin d'encourager les visiteurs.

Ici, à Amman, on me parle de trois semaines à un mois. Qu'est-ce que ça coûte d'essayer ? Je demande les formulaires, la dissuasion continue. On me tend deux formulaires « un à rempli en anglais et un en arabe ».

 

 Aah ! Ils croyaient me faire mollir avec ça ? J'ai pris un stylo à plume et ai commencé à remplir mes paperasses en anglais et fi-l’Arabi.

 

Ça fait grosse impression. Langue entre les lèvres comme un potache, je suis arrivé au bout de mon pensum, et ai tendu triomphalement mes deux pages en arabe probablement bourré de fautes d'orthographe, mais ça fait moins touriste.

 

Maintenant, il n'y a plus qu'à attendre. Par la même occasion, j'ai demandé un visa japonais. Excellent accueil au consulat japonais : Thé, café, hôtesse (jordanienne) très gentille et appétissante, mais par contre, côté tatillon...

 

Ils ont voulu savoir tout sur moi, le nom de mon père, de ma mère, de mes oncles, la date de ma première crise de puberté, mon dossier scolaire, ils voulaient toujours en savoir plus. Cinq fois, ils ont téléphoné à mon hôtel pour avoir de nouveaux renseignements. Ça prouve au moins qu'ils s'en occupent...

 

J'ai élu domicile à l'hôtel Halton (mais non, pas Hilton...) sur djebel el Luwebdeh. Petit hôtel peinard, plus genre pension de famille qu'hôtel de transit. Le lendemain de mon arrivée on toque-toque à ma porte.

 

C'est à vous la jolie Yamaha bleue avec des boîtes en plastique sur les côtés ? -oui, elle est à moi... -combien voulez-vous la vendre ? -44 billions de dollars, pas un penny de moins. - ????

-comprenez-moi, j'aime cette moto. Je l'ai depuis trois ans, ensemble on a fait près de 30000 km dans quinze pays différents. Je veux bien la vendre, mais c'est 44 billions de $ ou rien.

 

-Ah bon... »

 

Les trois gars sont repartis déconcertés mais pas fâchés, depuis on est devenu copains, surtout avec Abd el Laziz (son nom veut dire, comme tous les noms arabes commençant par Abd el « esclave de Dieu », mais pour diversifier les plaisirs, on nomme Dieu par une de ses qualités, ici « le délicieux », mais comme Dieu est aussi clément, miséricordieux, juste, enfin a toutes les qualités, cela fait autant de prénoms possibles).

 

Abd el Laziz ne m'en a donc pas voulu, au contraire nous sommes devenus très amis. Il m'a fait connaître la vie des motards à Amman, capitale de la Jordanie. Une vie faite de difficultés et d'innocence.

 

 Quelques gars ici aiment la moto, mais ils sont si loin des Mecques européennes, japonaises, américaines de la moto, qu'ils en ont une vision aussi floue et innocente qu'une fille de trois ans de l'amour à la lyonnaise.

 

 On va prendre un exemple : au cours d'une discussion, Laziz me demande pourquoi d'après moi Honda ne court plus en Grands Prix moto. Je lui explique que le moteur quatre cylindres deux-temps moderne, léger, très puissant, est depuis plusieurs années, devenu plus performant que le quatre -temps, et que Honda, étant le roi du quatre-temps, ne peut raisonnablement pas courir d'un bout du monde en GP avec des cylindres à trous.

 

Justement, j'avais sous la main un vieux numéro de Moto Journal annonçant « une moto d'usine pour Sarron ». Je lui montre une photo de la Yamaha YZR 500 et lui dis : « voilà, cette année, cette moto était strictement imbattable ».

 

Mais, -me répond-t-il-// y a la Grombli italienne qui est plus rapide...

-Tu veux dire la Emmevi (M.V.) ?

-Non, Grom-bli

-Guzzi ?

-Non Gromme-bli

-Benelli ?

-Non, Grôm-bli... »

 

Nom de Bleu, me suis-je dit dans mon fjord intérieur, j'ai à peine quitté l'Europe, et voilà qu'ils profitent que j'ai le dos tourné pour pondre des merveilles...

 

Où as-tu lu ça ?

-Dans « Cycle » Américain.

-Tu peux aller le chercher ? »

 

Abd el Laziz a disparu dix minutes, et il est revenu avec un numéro élimé de « Cycle » Je me suis jeté sur l'article d'un quart de page concernant la fameuse Grum-bli italienne, et Laziz n'a rien compris lorsqu'au premier coup d'oeil, je me suis plié en seize de rire.

 

La Grumbli, vous avez deviné, c'était un premier avril. Douze cylindres, neuf vitesses, 240 Ch, frein avant à quatre disques, système d'aspiration rectale pour éviter le désarçonnage du pilote.

 

La moto à ses premiers essais avait la fâcheuse manie, à cause de sa puissance, de déraper sur 360 degrés au démarrage, ce qui a amené Dunlop à concevoir pour elle des gommes tellement adhérentes qu'elle peut rester à l'arrêt sans béquille.

 

Eh bien croyez-moi si vous le voulez, mais Laziz qui n'est pas un débutant à moto y avait cru tout de bon. Il faut dire que sa compréhension de l'anglais est assez superficielle. Marrez-vous, mais comprenez que vous voyez plus de dromadaires en France que lui ici de motos de course...

 

 

Il vient de vendre 1200F son 110cc Honda parce qu'il avait de gros bruits de transmission. Je l'ai interrogé sur les symptômes. Ma conclusion ? La denture de la couronne arrière est morte et les maillons de chaîne sautent par dessus.

 

 Seulement, ici, on ne répare pas, ou peu, les motos, il faut croire. J'ai longuement discuté avec un gars que l'on m'a présenté comme le meilleur mécano moto d'Amman, un Egyptien qui travaille chez le concessionnaire Kawasaki, horreur ! Il a depuis trois mois en réparation une sœur de ma puce, une Yam TY 80. Pourtant, plus simple, tu meurs...

 

Nous vivons dans un autre monde. En attendant, il faut que je reste à Amman, pour attendre mes sous du mois dernier, j'ai, comme on dit ici, la bouche dans la poche. Cela ne m'arrange guère, car la vie ici est deux fois plus chère qu'à Damas...

 

 

 

 

 

 

 

                                                           Amman, vendredi.

 

 

Encore un vendredi, une semaine passée à Amman. Je sais qu'aujourd'hui est vendredi parce que la plupart des boutiques sont fermées. Hier, après un trajet compliqué Paris 15e, Paris 1er, New-York, Amman, le fruit de mes déconnades du mois dernier plus une avance sur imbécilités à venir m'est parvenu.

 

 Je vais quitter demain Amman pour aller plus au sud, en attendant que les gouvernements irakien et saoudien statuent sur notre sort à Puce et moi. Aujourd'hui, sous les yeux émerveilles du mécano de chez Kawa, j'ai révisé la Puce. Je dois admettre que ces deux derniers mois je l'avais plutôt négligée. Pas rancunière elle roulait toujours, mais commençait à griller des fusibles.

 

Cause ? Relais de clignotant détruit provoquant des court-circuits intermittents. C'est un scandale, une moto qui n'a même pas quatre ans, moins de trente mille kilomètres et n'a fait qu'une seule fois le Côte-Côte, deux fois seulement la Syrie et la Jordanie et a été soigneusement conservée le reste du temps dans un garage humide, me faire ça !

 

Bref je suis content d'avoir trouvé le truc. De joie, j'en ai même réparé une chambre à air qu'un clou ravageur m'avait perforée en Egypte. J'ai fait ça dans ma chambre, j'ai eu tort. Chez Kawa-Amman, ils m'ont vendu des rustines vulcanisantes « Camel » canadiennes. Trente Balles la boîte de dix avec la presse à vis parce qu'il faut une presse métallique pour ces trucs-là.

 

Vous allez comprendre. Le mec m'explique : tu mets le machin sur ta chambre à air après avoir enlevé la pellicule protectrice. Le machin, la rustine, est une feuille en alu rectangulaire avec sur une face une matière grisâtre. Tu mets la presse, tu serres, après t'approches une allumette de ce truc gris et t'attends un quart d'heure... Mazette, je ne savais pas ce qui m'attendait.

 

Cette fameuse matière grisâtre ressemblait à de la stéarine à bougies que l'on aurait mélangée à de la cendre. Je me suis dit que ce devait être une sorte de colle solidifiée, alors je suis allé faire ça dans ma chambre, parce qu'il y a un lavabo et que c'est commode, un lavabo plein d'eau, pour voir si une réparation de chambre à air fuit ou pas.

 

J'ai fait exactement ce qu'on m'avait dit. La pellicule protectrice, la presse, l'allumette... Le truc a pris feu. Pas un petit feu mesquin style lampe à huile, non, le 14 juillet, le feu de Bengale, et une fumée, les potes ! Effrayant !

 

Je me suis précipité pour ouvrir la fenêtre avant de n'y plus rien voir. Seulement la fumée s'évacuait mal, à cause de la moustiquaire que l'on ne peut pas ouvrir. Et la puanteur, les mecs ! Je n'osais pas sortir de ma piaule pour de peur d'enfumer tout le monde...

 

J'ai patiemment craché mes poumons jusqu'à ce que ça se calme. Parole, ça puait tant la poudre ou le je ne sais quoi, que si j'avais ouvert ma porte on aurait cru à une attaque de commando avec grenades fumigènes.

 

Ça pue encore maintenant, quatre heures après, et il y a de foutues traces de brûlé par terre. Quelle émotion, les potes ! En plus, c'est pas génial comme réparation, la rustine est trop épaisse et n'adhère pas tant que ça.

 

Du coup j'ai monté cette chambre là sur la Puce pour voir si ça tient. Cela dit, j'aime mieux les « Rema » allemandes à bords minces, elles collent bien et il n'y a pas besoin de foutre le feu à la maison pour s'en servir. Faut dire que les fridolins ont assez du groupe Baader Meinhof pour se passer de rustines « Septembre noir »...

 

 

Demain, la route de nouveau, les potes ! Je biche comme un pou. Les cités du désert, la mer morte, la mer Rouge, on a du pain sur la planche avant, j'espère, de tailler la route de nos rêves : celle du pipe line qui va du désert de Syrie via le Néfoud jusqu'au golfe Persique.

 

Hélas, si on pourra la faire, ça ne dépend pas de nous. Rendez-vous à la mer Morte ou Rouge, selon ce que Dieu voudra. .. Après, bien sûr, on verra...

 

 

 

                                                           Akaba, jeudi

 

 

Ça y est. Nous voilà dans le sud de la Jordanie, devinez ce que j'entends et vois sur ma droite ? La mer Rouge qui chantonne, et des bambins tous nus qui se baignent, avec comme bouées de vieilles chambres à air de camion.

 

Il fait une chaleur de tous les diables. C'est déjà rigolo d'être au bord de la mer Rouge, mais ce qui l'est cent fois plus, c'est la façon dont je suis arrivé ici. Mon idée de départ était de passer d'abord à Wadi Musa voir mon pote Mohammed Issa Falahat, puis éventuellement pousser sur Akaba.

 

Eventuellement seulement, parce que Akaba est à la Jordanie ce que St-Tropez est à la France, et j'avais peur qu'en avant-saison l'auberge de jeunesse ne soit pas ouverte. De ce côté-là, j'avais encore plus raison que je ne le croyais.

 

Akaba est en pleine modernisation, l'auberge de jeunesse a été rasée l'an dernier. Arrivés la nuit dernière, Puce et moi avons longtemps erré dans la ville, longeant les « Holiday Inn » et autres « Akaba Hôtel » dont le prix de la nuitée représente notre budget d'une semaine.

 

On a fini par trouver ce qu'il nous fallait, l'hôtel « Les Poissons » à un Dinar (13,70 F) la nuit.

Alors ? Pourquoi Akaba direct, hé pomme ? Par erreur.

 

Parce que Puce et moi n'avons pas trop le sens de l'orientation, et que l'on a une sale manie : quand on est engagé dans une route, même si ce n'est pas la bonne, on ne fait pas demi tour. Le côté tête de mule, quoi.

 

Bref, on avait projeté de partir dans la matinée d'il y a cinq jours, direction Wadi Musa. On a dû ajourner deux fois. La première parce que le diaphragme du Yashica 6x6 à compresseur qu'on a acheté d'occase à Amman pour remplacer le Nikon qu'on m'a volé à Damas a coulé une bielle, heureusement, on a trouvé un réparateur à la coule, et le particulier qui nous avait vendu le machin a payé la réparation sans même qu'on ait eu à le lui demander.

 

Le lendemain, orage gigantesque sur Amman. Le surlendemain, à dix heures, Puce était fin prête, on allait lever l'ancre, coup de fil du consulat du Japon « on a encore une mouche à sodomiser, pourriez-vous venir nous aider ? ».

 

 Bref ils voulaient encore savoir quèque chose rapport à mon visa, car j'ai demandé un séjour long. Heureusement qu'ils sont polis, gentils et accueillants au consulat japonais, parce que dans le genre tatillon... Parole !

 

Bref on est parti à 15 heures, avec dans l'idée de faire le plus de chemin avant la nuit. On ne savait pas partir au devant de 48 heures de vie intense... La nuit a commencé à tomber alors que Puce et moi étions à une trentaine de bornes d'Al Qasr.

 

Sur ces plaines élevées du nord de la Jordanie, la tombée de la nuit, c'est quelque chose. L'air étant très sec n'a aucune « inertie calorique ». En l'espace d'une heure la température passe de 30-35° jusqu'aux proches alentours de zéro. C'est pour cela que depuis mon arrivée en Jordanie, je n'ai pu me défaire de ma grippe. Elle devrait finalement guérir, au bord de la mer.

 

Sitôt la nuit tombée, un vent à décorner tous les cocus de la terre s'est levé en plein dans notre nez. A 45 à l'heure en troisième, le nez sur le guidon, qu'on avançait, Puce et moi.

 

 A El Qasr, on s'arrête faire le plein, le pompiste sert la tisane de la Puce et m'emmène me réchauffer dans sa guitoune. Thé chaud, le poêle à mazout qui ronfle, joie. A tout hasard, je lui demande si «fifendo' bel-balad, rhisyaani » bref s'il y a un hôtel, « c'est-à-dire pas cher » dans le bled.

 

Hôtel il n'y a pas, mais veux-tu venir chez moi ? » De nouveau l'hospitalité arabe. En cinq sec je me retrouve dans une maison, près du poêle, et comme j'ai eu très froid, choc du changement brutal de température, on m'allonge, on me couve, et je m'endors deux heures.

 

 Après, repas, veillée, jeu de cartes (rami, qui s'appelle « konkin » en Syrie et « tcheddé » ici) et bien sûr, comme je suis l'invité, le meilleur lit. On dort à six dans la même pièce, c'est l'Arabie ! Pardon ! Sept, mes amis ont fait entrer la Puce dans la pièce de peur qu'elle ne prenne froid dehors.

 

Pourquoi tout ça ? Pour rien, Monsieur Fayz, mon hôte, n'est pas assez riche pour venir un jour en France afin que je puisse lui rendre son hospitalité. Non, me dit-il, mon père faisait pareil, aussi mon grand-père, c'est la tradition !

 

Le lendemain matin, on m'offre un énorme petit déjeuner pour que je n'aie pas faim en route, et c'est reparti. On arrive, Puce et moi, dans des paysages dantesques, lunaires. On traverse Kerak plein pot, et l'on prend la route qui nous paraît être la « King's highway », route du Roi, qui va à Akaba via Wadi Musa.

 

 Plus on avance, et plus le paysage devient dément. Une très longue descente s'amorce, je ralentis pour passer au point mort, et voilà trente kilomètres de descente en lacets dans un paysage de fin du monde, moteur arrêté, ma chaîne ne fait presque pas de bruit, elle a pris un bain de graisse graphitée à Amman, on se déplace comme un tapis volant, je crois rêver. Au bout de la descente, une guitoune, deux militaires, N 16 en bandoulière, me font signe de m'arrêter « As-tu un laissez passer ? ».

 

Un quoi ? (Je ne connais pas ce mot). On me montre un exemplaire du truc, « va la police, à sept bornes d'ici par ce chemin ils te le donneront ».

 

Je suis donc allé chercher mon fameux papier, en me demandant pourquoi diable il fallait un sauf-conduit pour prendre la route du Roi, qui est 1a Nationale 7 de la Jordanie...

 

 J'ai ensuite repris la route, sans s'avoir qu'elle n'allait pas à Wadi Musa mais vers l'aventure.

 

Trente bornes plus loin nouveau contrôle cette fois-ci la police du désert. Des bédouins longilignes, gallabiah kaki, keffiel à damiers rouges et blancs, Smith et Wessoi chromé à la ceinture, et la poitrine bardée pour décorer de cartouches de 7,62 NATO.

 

 Impressionnant les mecs, je vous l'assure.

 « Combien de kilomètres pour Wadi Musa '.

-Cette route ne va pas à Wadi Musa, mais directement à Akaba, à 180 kilomètres d'ici..

-Où trouve-t-on de la benzine ?

-Nulle part avant Akaba ».

 

Je me maudis de ne pas avoir fait rempli mon jerrican de secours à El Qasr ou à Karak, mais sur la King's highway, il y a théoriquement une pompe toutes les 50 bornes, quexè que cette affaire ?

 

Ca ne fait rien, ici c'est l'Arabie, un automobiliste sort un tuyau, siphonne sa Datsun et me remplit la Puce à ras bord. Je veux lui payer l'essence, il repousse mes sous, ma léééch ! C'est la solidarité du désert.

 

Nous voilà prêts à repartir, un, deux, trois coups de kick, la Puce ne part pas. A vrai dire ça faisait déjà un moment qu'elle rechignait.

 

 Alors, puisque j'étais à l'ombre, j'ai fait une vérification générale. Allumage, carbu échappement, tout paraît OK, la Puce avance mais avec peu près autant de chevaux qu'un âne mal nourri.

 

 J'ai tout vérifié, rien de rien Entre temps, les « redoutables » bédouins de la police du désert m'ont invité à prendre le thé (la boisson idéale lorsqu'il fait chaud) et m'ont dit « Si ça ne marche pas, on arrêtera un camion, et on lui demandera de t'emmener avec ta moto à Akaba ».

 

En fait à force de tripatouiller les réglages de carburation, j'ai fini par obtenir une Puce qui n'avançait pas bien mais avançait. Tout en bricolant, j'ai demandé aux policiers du désert s'ils pouvaient me vendre un paquet de clopes, évidemment, ils me l'ont donné, pas vendu, qu'est-ce que vous croyez ?

 

Quand Puce et moi avons quitté les bédouins de la police du désert, il était quatre heures passées.

 

 Aucune chance de parvenir à Akaba avant la nuit. Bah, y'avait qu'à continuer. Le seul mauvais moment est entre chien et loup : il fait encore trop clair pour que le phare soit efficace, mais pas assez pour voir clairement où se trouve la route, perdue dans le sable et le cailloutis du désert.

 

Ça y est, il fait nuit noire. A 70 bornes d'Akaba, les phares d'une Land Rover garée dans le sable s'allument à mon approche. Contrôle militaire. Mais bordel quéxè que cette route d'Akaba sans escale et truffée de contrôles ? Militaire, fusil M16, papiers, où vas-tu ? Tu as froid ? Viens ! On me prend par le bras parce qu'on n'y voit guère, et que le campement, quatre griffetons avec une Land Rover, est planqué dans un creux de terrain. Feu de camp, thé chaud, on va chercher un siège dans la Land pour que je sois mieux installé.

 

-Ya ahi, Mon Frère, pourquoi y a-t-il tant de contrôles sur la route ?

-Tu sais où tu es ? Non tu ne sais pas... »

 

On me montre des lumières au loin de l'autre côté de la route.

« Là-bas, Israël ! »

 

Bon sang mais c'est bien sûr, J'ai tout bitte d'un seul coup, le laissez-passer obligatoire, les contrôles sur la route. Route du Roi, mes fesses ! J'ai pris la route frontière dite route interdite entre la Jordanie et Israël, qui du coup ne figure pas sur ma carte touristique, nom de Dieu !

 

Heureusement qu'ils n'ont pas repris la guerre pendant que j'étais dessus... J'ai eu envie de faire une photo de notre bivouac avec la Puce, la Land, les soldats Jordaniens et moi, mais j'ai eu un peu la trouille que de l'autre côté ils prennent l'éclair de mon flash pour un départ d'obus de mortier, et me fassent des trous dans la Puce.

 

De plus, on m'avait toujours dit de ne pas photographier des trucs militaires. Si les bidasses laissent faire, il peut toujours se trouver un gradé qui les fasse caguer par la suite. Dommage, c'était folklo, les quatre soldats, la Puce et l'envoyé spécial de Moto-canard au bout du monde, en train de boire le thé autour du feu de camp, le long de l'une des frontières les plus « chaudes » du monde, et ceci par pur hasard...

 

 Si vous saviez comme j'ai joui de cette situation bizarre... Les soldats me versaient toujours du thé chaud, tu te sens mieux ?

 

On a fini par repartir. Carburation toujours pourrie, la Puce redémarre poussée par les soldats. Dernier contrôle avant Akaba, à sept kilomètres. Je sors mes papiers, les gars du poste sont en train de dîner, que croyez-vous qu'il arrive ?

 

 Tfaddal, c'est la tradition, mange avec nous ! J'ai donc mangé avec eux, mouton, tomates, riz. Je me suis dit que c'était vraiment bon d'être dans un pays hospitalier, que... La situation me faisait bidonner intérieurement : imaginez chez nous, que vous dérangiez un poste de police ou de douane à l'heure du dîner, pensez-vous vraiment qu'ils vous inviteraient à leur table ? Ben, c'est-à dire que... C'est pas la tradition quoi ! Vous n'imaginez pas un fonctionnaire de la République Française, gradé et tout, se comportant comme un bougnoule ?

Dans un pays qui se respecte, les forces de l'ordre sont là pour faire régner l'ordre, Môssieur, pas pour nourrir les petits cons qui font les clowns sur leurs petites motos. D'abord, vous avez vos papiers ?

 

Excusez-moi, je faisais des suppositions, comme ça, pour rien, avant qu'on ne peigne sur les cerveaux des enfants, à leur naissance, « défense de supposer, loi du 18 juillet 1981 ». N'empêche que j'ai gardé « ça » en souvenir. « Ça », c'est un bandeau de paquet de cigarettes « Gold Star » eh oui ce sont les « gauloises » jordaniennes, et elles ont un nom de moto.

 

Ce bandeau là est le sceau militaire, comme sur les « Troupe ». J'en ai eu deux comme ça, deux paquets de clopes offerts l'un par un bédouin de la police du désert, l'autre par la patrouille militaire. Je les ai gardés en souvenir, en même temps qu'une belle image au fond de ma tête, parce que ce n'est peut-être pas de sitôt qu'où que ce soit, une patrouille militaire me fera ainsi partager sa bouffe, son thé, son feu de camp et ses cigarettes.

 

 

 

                                                           Akaba, samedi...

 

 

Je suis allé faire un tour dans la ville. Trois ans après, j'en avais tout de même gardé un vague souvenir. C'était un petit bled avec ses vieilles maisons, ses vieilles échoppes de mécanos rois du flambard, eh bien je n'ai rien retrouvé.

 

 « Ils » ont tout rasé, et ils ont fait tout neuf, ce n'est pas vilain mais ça n'a plus l'air habité. Des boutiques et des hôtels, il n'y a plus que ça, à Akaba ! Tout bouge, tout bouge... Moi aussi du coup je vais bouger. Je vais remonter vers le nord voir si Wadi Moussa existe encore...

 

 

                                                         Akaba, lundi

 

Je vous ai raconté que la Puce n'avait rallié Akaba qu'à grand peine : elle était devenue ignoblement poussive 30 bornes après El Karak. J'avais mis ça sur le compte de l'altitude moins trois cents et quelques mètres du point où les ennuis ont commencé.

 

Cette théorie ne valait guère tripette, altitude négative égale pression atmosphérique supérieure à la normale, donc la Puce aurait dû être pauvre en essence, alors qu'elle fumait comme un incendie de forêt, ce qui diagnostiquait exactement le contraire.

 

Maintenant ici à Akaba, mesdames messieurs, altitude négative mes fesses. Je puis vous dire exactement l'altitude à laquelle Puce et moi nous nous trouvons à cette heure. Ne bougez pas. je reviens... Un mètre soixante...

 

 C'est la hauteur de l'escalier qui, en face de nous, descend de la terrasse du café-restau à la mer Rouge. Or, la mer Rouge est au niveau de la mer ou sinon ce ne serait plus tellement une mer, mer d'alors !

 

J'entends un cartésien qui objecte que la mer Morte dont on vient est en-dessous du niveau de la mer. Une mer en-dessous du niveau de la mer, c'est un peu fort, tout de même, pire que la différence entre un canard. Vous la connaissez ? C'est qu'il a les deux pattes de la même longueur, surtout la gauche.

 

 Quoiqu'il en soit, on est à 1,60 m d'altitude donc la Puce devrait, avec son gicleur de 92, être un peu pauvre sans plus. Hier soir, j'ai encore refait mon point d'avance et descendu l'aiguille du boisseau de carburateur d'un cran pour appauvrir un peu la carburation à petite ouverture de gaz, et je suis allé me coucher en me disant que ce matin, en Allah rad, ça marcherait.

 

 Ce matin, macache, ma zammar, la Puce a bien démarré, mais avec un vilain bruit creux de pétrolette gavée, un bruit qui m'a rappelé... Une vieille 250 Jawa tchécoslovaque que j'avais achetée cinquante Balles il y a une onzaine d'années, et dont... les joints d'étanchéité du vilebrequin, dits joints spi, étaient morts.

 

Joint spi morts ? Pas fou non ? Puce a fait dans les 25000 bornes avec son premier jeu, ceux là ont été changés à Sète, ils ont donc à peu près six mille bornes...

 

Puce est poussive au possible, quasiment incapable de tenir sa quatrième vitesse, sans aucune souplesse, et puis... mais oui ! la boîte claque à chaque changement de rapport. De quand date l'huile de boîte ? Ahum... grosso modo 6 000 bornes, je ne la change que tous les 36 du mois, partant du principe que je suis très délicat avec les boîtes de vitesses que je fais extrêmement peu patiner mon embrayage.

 

Or, à part la poussière de garnitures d'embrayage, qu'est-ce qui salit l'huile de boîte d'un deux temps ? Rien, Madame. Bon, de toutes façons je dois faire le plein d'essence, hé bien on va vidanger en même temps... Bizarre.

 

Jordan Petroleum Refmery », annonce l'enseigne d'une station-service avec un petit atelier de réparation en coulisse. Je fais faire mes pleins, réservoir et nourrice de secours, puis « Est-ce que je peux acheter de l'huile quatre-temps en demi-litre ? » Non ? Bon, je voudrais une boîte d'un litre de 20/40 et la bouteille de Pepsi, là. La bouteille de Pepsi libanaise me sert de doseur par ici, elle fait 25cl.

 

A tout zazard, je sors ma jauge de la trousse à outils et je contrôle le niveau avant de vidanger. Merde ! Il en manque. Comme dirait l'autre, un ange passe, un joint spi entre les dents. Ben non, d'habitude je ne le contrôle jamais, mon niveau d'huile de boîte, c'est pas une moto anglaise ma Puce !

 

 Dans le temps, je contrôlais, mais comme ça ne bougeait jamais... Comme a dit le cardinal Bel-figo « à quoi bon continuer à draguer une personne dont on sait qu'elle n'a pas de trou ? ».

 

 N'empêche que ce coup-ci, il y a un trou. Où ? Joints spi ? Bah, on ne va pas tarder à savoir. Je prends ma boîte d'huile, ma bouteille de Pepsi, ma boîte de vitesse contient deux bouteilles de Pepsi, 500 cc. Coup de jauge, niveau impec. Caisse que vous croyez ? On est sérieux chez Pepsi-Cola-Liban.

 

Test sans appel pour des joints spi qui fuient sur un moteur deux temps, on démonte le cylindre et l'on emplit le carter-pompe de mélange huile-essence. Le niveau ne doit baisser que par évaporation de l'essence, sinon il y a fuite.

 

 Or plus je verse et moins ca s'emplit. Ce ne sont plus des joints spi que j'ai, mais des filets de pêche ! Le patron me lorgne en coin. Il se demande à quoi je joue, lui qui travaille d'habitude sur des quatre-temps diesel...

 

Allez, on tombe le moteur. Le petit berlingot de Puce se retrouve sur l'établi. Vidange, et je commence à déposer le carter d'embrayage. Là, le patron ergote. Pourquoi ce côté-là d'abord ?

 

Je lui montre l'emplacement de la transmission primaire : « la boîte de vitesses perd de l'huile, c'est là que le joint est mort ! ».

 

 Il doute, le grand chef. Evidemment, quand un diesel fume, logiquement, ce n'est pas dans la transmission primaire que l'on s'en va fouiner. On sort donc le carter d'embrayage. C'te bonne blague ! Le joint spi pendouille derrière le pignon primaire, complètement sorti de son logement.

 

« Altellak ! Je te l'avais dit ! ». Le patron se frotte la barbe avec le pouce, me regarde d'un air soupçonneux, mate le joint spi baladeur, et me dit d'un air entendu :

 

« Kwayyes enta ! » (tu es fort). Ça restera dans les annales du quartier mécano d'Akaba, le mec qui savait avant de démonter quel était le joint fautif.

 

Ce qu'il ne sait pas, le père Diesel, c'est que c'est peut-être le pépin le plus courant sur un deux-temps, après la panne d'essence tout de même.

 

Le patron a pris sa revanche avec la débrouille pour démonter et débloquer des pièces sans les outils réglementaires, là, imbattable. Pour remettre en place le joint spi, on s'est battu. Il voulait le faire parce que c'est lui le chef, moi je voulais le faire aussi, parce qu'un joint spi, c'est fragile.

 

On a dû faire un mini Camp David. Il a fait le gros-œuvre, moi la finition. J'ai remonté seul, ça tombait à pic que Ali et le patron aient eu affaire d'urgence à un Mercedes, j'aimais mieux m'arranger tout seul avec ma visserie de 6 mm.

 

J'ai pris le temps de tout décalaminer et tout nettoyer, puis, une fois terminé, de boire le Pepsi et fumer deux « Gold Star » avant de donner le coup de kick fatidique.

 

Assistance recueillie, un gamin ponctue mon coup de savate d'un sonore « Incha Allah beddo ! » (si Dieu veut, il/elle veut, prière locale pour qu'un engin démarre) Un chant clair annonce que mon ci-devant veau malade est redevenu son Altesse le Yam GT 80 n° 1267,6676 EG 92, que Puce est redevenue ma Puce.

 

« Kam flouz ' beddak, y a sidi ? » Combien veux tu de fric ? Quatre dinars, 55 balles. J'aurais dû discuter, faire baisser, mais fichtre la tradition, je n'ai même pas essayé, au contraire, j'ai payé le Pepsi.

 

Tu parles, Charles, si tu étais en train de crever de faim la bouche ouverte dans le désert et qu'on te propose un menu à 55 balles, tu irais discuter le prix ?

 

Ya sidi, c'est beau tout ça, mais pourquoi s'est-il fait la malle, ce fichu SW 28/40/8 de mes choses ? Un joint spi n'est pas un bédouin, à priori c'est plutôt sédentaire. Mal monté ? Surpression dans le carter ? Qui saura ? Bah... Je crois bien que ça restera un mystère. Ce qui compte, c'est que demain, Puce et moi, on va prendre en bonne santé le chemin de Ouadi Moussa.

 

 

                                                           Akaba, mardi soir.

 

Ce n'est pas un mystère, c'est de la magie. Puce ne voulait pas que je parte d'Akaba, c'est tout ! Ce matin, à 20 bornes de la ville, elle a recraché comme une mauvaise chique le joint spi que je lui avais remis hier. Si j'avais eu un chrono de marine, je pourrais vous dire exactement à quelle heure.

 

Son bruit a instantanément changé de ton, sans me poser la moindre question, j'ai tout de suite fait demi tour vers Akaba. Le joint spi se baladait au même endroit qu'hier. Cette fois-ci, hypothèse du mauvais montage à exclure. Surpression dans le carter, et pourquoi ? Dans mon pot d'échappement spécial anti-calamine, et pour cette raison pas décalaminé depuis sa fabrication, il y a en gros... oh ! oh ! 17 000 bornes, j'ai trouvé beaucoup de calamine, le tube de fuite partiellement bouché.

 

Il me semblait aussi, parfois, que ma Puce était plus silencieuse que lorsque le pot était neuf, au rallye Côte d'Ivoire-Côte d'Azur 1975. Seulement comme cette vacherie n'est pas démontable et que son tube de fuite de forme torturée défie toute investigation, j'étais parti du principe qu'il n'était pas calaminé. Erreur. Encrassement rapide des bougies, qu'en Egypte j'attribuais à l'huile de mauvaise qualité, surpression due au mauvais échappement, ça se tient. Ça c'est la raison objective que le temps confirmera ou pas. La vraie raison, vraie de vraie, c'est que ma Puce est magique : elle ne voulait pas que je quitte Akaba !

 

 

                                                                Inter-titre...

 

 

Là, y'a pas, fallait que je mette un inter-titre, à cause des chefs, dans la presse, qui disent que ceux qui n'ont pas les mêmes diplômes qu'eux sont incapables de fixer leur attention longtemps sur un texte, qu'il faut donc ménager des « repos » en l'occurrence des inter-titres, qui leur permettent de s'arrêter un moment pour faire refroidir le moteur.

 

Là je hurle au charron ! Objection votre honneur (de bras, comme disait le cardinal Duevalvole, qui a été excommunié par le sous-pape -un jésuite- pour avoir affirmé en public que Dieu avait créé le monde en quatre temps).

 

 Moi qui ne suis pas plus  diplômé que toi (pas toi, toi qui as loupé ton certif pour une sombre histoire de robinet qui fuit), j'arrive à me taper 100 pages de Faulkner sans déjanter, sans serrer, le seul truc c'est qu'il faut se servir de bouton de masse pour couper le moteur dans les descentes.

 

Tiens ! Ça me donne une idée colosso-géniale. Puisque j'ai un klaxon à gaz, je vais bricoler mon circuit électrique pour transformer mon bouton de klaxon d'origine en mise à la masse. C'est fichtrement casse-pipe de se jeter sur la clé de contact dans les descentes pour faire refroidir bobonne, d'accord ça fait pas loin de 30 000 bornes que je pratique le truc, mais ce n'est pas une raison pour continuer, pas vrai ?

 

C'est le même truc que mon pot d'échappement calaminé. La flemme, vous en avez entendu parler ? Bref, ce que je voulais vous dire au départ, c'est que j'ai « inter-titré » parce qu'il fallait selon le manuel du parfait petit journaliste, mettre un intertitre et que ne trouvant pas de titre d'intertitre j'ai inter-titré « inter-titre ».

 

C'est comme ça que m'est venue la décision de mettre un bouton de masse sur la Puce. Merde, du coup, j'ai tant bavardé qu'il faut que je remette un intertitre pour ceux qui, disent les diplômés, n'ont pas de bouton de masse. Mais non, je me fiche pas de ta pomme, mais à cause de Leif et Irène, j'ai l'âme rigolarde.

 

Il faut que je te parle de Leif et Irène : ils sont Norvégiens, et je n'ai jamais pu comprendre les Nordiques. La Scandinavie est, au-delà du Danemark, la seule région du monde où j'ai réussi à m'ennuyer. Leif et Irène ont dans les 120 ans à eux deux. Employés de banque. Tout pour plaire.

 

Eh bien figurez-vous qu'on s'est trouvé plus d'atomes crochus qu'un pignon fou avec un baladeur. Le coup de foudre. On a découvert qu'on avait la même conception de la vie.

 

Irène et Leif ont visité presque tous les pays du monde. Ce n'est pas parce qu'ils sont très riches mais parce qu'ils n'ont jamais cherché à posséder trop de trucs sur terre. Ni maison, ni auto, ni télé.

 

Alors, du coup, ils ont souvent les moyens de mettre la clé sous la porte et d'aller se faire des potes à l'autre bout du monde. Evidemment, ils y laissent des plumes parce qu'ils sont innocents.

 

Irène embrasse comme une petite fille un Saoudi qui vient lui apprendre une danse arabe ; elle ne sait pas que Tartuffe, un tapeur-faux jeton qui embrasse dévotement le Coran tout en se soûlant à la bière sur le compte des voyageurs de passage, la traite de putain (en arabe) à la cantonade. Il est persuadé, Tartuffe, qu'Irène est sa conquête parce qu'elle ne se rebiffe pas et que Leif ne sort pas un revolver quand il lui caresse le bras pour admirer son bronzage ou qu'il l'invite à danser. Ignorance coupable des us et coutumes du monde arabe ? Si tu veux, mon pote. N'empêche qu'Irène, petite fille de cinquante huit ans, prodigue autour d'elle une leçon d'innocence.

Qu'importe alors qu'un crou-du-tul la traite de Charmouta ? Je le connais bien, Tartuffe, je ne me rappelle plus son vrai nom. Je l'ai pratiqué ici pour la première fois il y a trois ans, lors de mon voyage de noces avec la Puce. Il est le Tartuffe patenté d'Akaba. Il traiterait un chien de chien que celui-ci lui rirait au nez. Ce con, il avait failli me gâcher la Jordanie.

 

Excusez-moi : je me marre parce que le patron de l'hôtel est en train d'engueuler un de ses garçons : il l'a envoyé chercher une cartouche de Gold Star, la Gauloise jordanienne, et il s'est fait refiler des saoudiennes au lieu de jordaniennes. Ici on est à vingt bornes de la frontière saoudienne où il n'y a pas de taxe sur les clopes. Du coup les cigarettes jordaniennes sont moins chères en Arabie Saoudite. On trouve donc en Jordanie des cigarettes jordaniennes-jordaniennes et des jordaniennes-saoudites. Le cours n'est pas le même. Pauvre Abdo ! Faut dire que le malheureux n'a pas inventé la poudre, même moi je connais le coup. Il faut dire que c'est pareil en Italie.

 

Allez, pour le consoler, je vais lui faire enfin un polaroïd. J'espère que ça ne vas pas me bousiller mon objectif, non content d'être bête comme soixante douze pieds, le pauvre est moche comme douze régiments de poux.

 

Hier j'ai immortalisé sur sa demande le patron de l'hôtel. J'essaie toujours de fraterniser avec les patrons d'hôtels, ça peut toujours servir un jour ou l'autre. Le cas Abdo, a priori, ne présente pas d'intérêt manifeste, sinon de le consoler de son savon-maison ; peut-être que Dieu seul prendra mon geste en compte. Dieu sait ce qui est en nos cœurs.

 

 

 

                                                   Ouadi Moussa, jeudi.

 

Aujourd'hui, je puis vous l'affirmer avec certitude : je suis un poireau. Le joint spi baladeur, c'était bien ça : échappement bouché. Maintenant la puce marche comme un avion, j'aurai au moins appris que mon pot incalaminable spécial course doit être décalaminé au moins tous les 16 800 km.

 

 Je promets donc solennellement de le décalaminer à nouveau avant que la puce n'ait 46 000 km dans la bielle. J'avoue que je ne bandais que d'une en quittant de nouveau Akaba. Jamais deux sans trois, dit-on. Or mon spi SW 28/40/8 s'était fait deux fois la jaquette, et la sortie d'Akaba est très dure pour une petite cylindrée.

 

Akaba est une petite plaine enfermée entre la mer Rouge et la montagne. Oeuf corse, pour en sortir, ça grimpe sacrement ; quand on est dur du matelas comme moi, on aborde la montagne vers 11 heures, où même en cette période de l'année il fait très chaud.

 

Retournons trois jours en arrière, quand je venais de remettre mon SW 28/40/8 en place pour la première fois, et que j'ai attaqué la montagne : après le poste de police d'Akaba, à 10 bornes de la ville, il y a un panneau « Amman 310 km » j'ai pensé à m'arrêter pour faire une photo, pour que vous voyiez qu'à 6 000 bornes de chez vous, il y a une route perdue dans le cailloutis du désert, et qu'au bord droit de cette route, un panneau bleu indique « Amman 310 km ».

 

 C'est le premier panneau en partant de la mer Rouge. J'ai eu la flemme, parce que j'étais parti trop tard le matin et que le soleil tapait déjà fort, que je trouvais dur de devoir défaire les sandows de ma boîte à photos, bref j'ai passé outre.

 

Cent mètres plus loin, j'ai eu des remords. Dix bornes plus loin, j'ai dû contourner un mulet allongé en travers de la route, mort écrabousillé par une voiture ou un camion vu la flaque de sang séché sous son mufle, pauvre vieux...

 

 Cinq cents mètres après le cadavre d'Alibo-ron, pif, paf ! beuheuheu. (bougie pontée), baah ! baah ! beuheuheuheu plouts... (Tentative de dégorgeage à coups de gaz). Je n'ai eu qu'à regarder ma fumée d'échappement pour savoir qu'il fallait faire demi-tour illico. Rien que le bruit de la pauvre Puce, de toutes façons, me l'avait fait comprendre à la seconde même.

 

Ce coup-ci, je suis donc reparti, même direction, après avoir tout de même débouché mon échappement, et bien sûr remis le SW 28/40/8 en place. Pas fier le mec.

 

Passant devant le fameux premier panneau après la Mer Rouge, je me suis cette fois arrêté pour vous faire la photo. On est reparti, dix bornes plus loin, feu monsieur le mulet était toujours là en travers de la route, sauf que cette fois-ci, il exhalait un foutu parfum qui n'était certes pas celui du jasmin ni de l'aubépine (de mulet).

 

Deux cent mètres après le cadavre de ce pauvre asinus qui n'avait pas traversé dans les clous, croyez-moi si vous le voulez (si vous me croyez pas lisez le Reader's Digest)... bref moins de trente secondes après avoir contourné mon pauvre ci-dessus mulet, pif paf, beuheu... pif, paf, beuheu...

 

Ah non, merde ! Raisonnons sainement : peu de chances que la présence d'un mulet mort influe à ce point sur la carburation d'un moteur qui en a vu bien d'autres. La bougie qui m'a permis de rallier Akaba après la seconde évasion de mon SW 28/40/8 n'a pas été changée, je m'étais dit que même gorgée d'huile, elle sécherait bien toute seule.

 

Comme je me trouvais sur une route de montagne étroite et sans bas côté, j'ai simplement prié à haute voix : bismillah el rahman el rahim, daa l'rahawa ya motori sriré ! (Au nom de Dieu le clément, le miséricordieux, ne mollis pas, ma petite moto ! ).

 

Au lieu de mettre les gaz au taquet pour dégorger comme je le fais d'habitude j'ai rendu la main ; ça a passé grâce à Dieu ! Le joint spi en cavale c'était bien à cause de l'échappement spécial soit disant incalaminable, non décalaminé pendant 17 000 bornes.

 

Sur la route, après j'ai tiré de plus en plus sur la Puce, plus de vibrations, plus de cliquetis (essence ordinaire) et j'ai pris 105 compteur sur la route avant Déraa.

 

Si j'étais mécano chez Yamaha, je mériterais d'être foutu à la porte sans indemnité. Bah, n'importe, la Puce ne m'en veut pas, nul, surtout moi, n'est à l'abri de l'erreur. Je suis donc arrivé relax à Ouadi Moussa/Pétra, ces deux bleds, à trois bornes de distance, sont deux mondes totalement différents.

 

 

Petra, c’est un site fantastique, une forteresse inexpugnable, une cité entière taillée dans la masse de la montagne, et dont l’unique accès est un chemin caillouteux de deux ou trois mètres de large, bordé par les à-pics de la montagne. Inexpugnable, sauf qu'elle a été expugnée par les Romains en 192 avant que Jésus crie, je crois, par un moyen extrêmement simple.

 

Pour forcer les Nabatéens qui l'habitaient à rendre leur tablier, on leur a coupé l'eau. Aujourd'hui, Pétra est un lieu touristique, hôtel, cafétéria, cartes postales etc, beaucoup plus discrètement tout de même qu'en Italie ou en Grèce. Ça n'est pas homologué merveille du monde, mais c'est chouette.

 

Au-dessus de Pétra, dans la montagne, il y a Ouadi Moussa. Quelques centaines de mètres au-dessus de la cité devenue touristique, fréquentée par des touristes venus du nord en car climatisé, et qui, ô horreur, vont jusqu'à boire de l'alcool, Ouadi Moussa vit en l'an mahometan 1399.

 

Ouadi Moussa vit toujours selon les traditions tribales bédouines. J'avais à faire dans ces deux villes que 520 ans séparent. A Pétra, je voulais offrir à Puce la visite du « Treasusry », ce fabuleux monument taillé dans la masse de la falaise.

 

Nous étions allés à Pétra, Puce et moi, pour notre voyage de noces il y a bientôt quatre ans, mais je n'avais pas pu emmener Puce jusqu'au monument immortalisé entre autres par un album de Tintin...

 

L'accès de Pétra est interdit aux véhicules privés, si petits soient-ils.

 

Il a fallu faire intervenir quelqu'un qui connaît le cousin de la belle-mère du chef, mais la barrière a fini par s'ouvrir pour nous...

On a mis une heure à descendre les deux kilomètres de sentier caillouteux, because le « chef» de Pétra m'a fait promettre de m'arrêter et couper mon moteur chaque fois que je croiserai un cheval.

 

 Tous les touristes ne sortent pas du Cadre Noir de Saumur, si leur canasson s'affole, on les ramassera sur la rocaille à la petite cuiller. N'importe. Puce a vu le « Treasury ».

 

Pour remonter on a attendu le « break » du repas de midi, élan, fond de seconde vitesse, clope au bec pour avoir l'air de Don Smith, et on a fait la montée « clean » comme disent les British, sans un seul pied à terre, salué par les « Kwayyes ! » (bien !) des gamins qui vendent de l'eau ou des sodas aux touristes.

 

La Puce est parfaite à piloter sur les pierres roulantes. Il n'y a qu'à tenir le guidon mollement pour laisser la roue avant trouver son chemin toute seule, le reste suit.

 

A Ouadi Moussa, c'était une autre affaire : je voulais sonner le rappel du Moto club de Ouadi Moussa. Il y a quatre ans, c'était un moto club puissant : on totalisait trois membres et 972cc. Ahmad, 650 BSA A65, Mohammed Issa, Yamaha 250 DT1, et moi Yamaha GT 80 œuf corse. Hébin, ils ont molli. Mohammed Issa roule Opel, et Ahmad qui a mis sa BSA en miettes marche à pieds aujourd'hui.

 

Exit le Moto club de Ouadi Moussa, mais l'amitié est restée, grâce à Dieu. Ainsi j'ai établi mes quartiers chez Mohammed Issa. Du haut de notre colline, nous dominons la ville de Pétra. « Tu arrives à point, m'a dit Mohammed, il y a justement des fêtes à Ouadi Moussa ».

 

En fait, des fêtes, il y en a toujours, à cause des traditions tribales. Chaque fois que quelqu'un perd un proche ou se marie, toute sa famille et ses amis l'invitent, lui et sa famille directe, puis ceux qui ont été invités invitent ceux qui les ont invités, si bien que chaque événement provoque une quarantaine de fêtes...

 

Je me peux pas rester pendant quarante fêtes, il faut tout de même que j'aille voir à Amman s'il y a des nouvelles côté visas.

 

 

 

                                                   Amman, vendredi.

 

 

Pas un visa à l'horizon...

 

Rien... Toujours et encore rien. Jamais de ma vie je n'ai eu autant l'impression de perdre du temps. De temps en temps, je bricole...

 

Ma dernière création, un nettoyeur de tube de fuite de pot d'échappement, bof, pas génial mais efficace, à base d'un écouvillon pour canon de fusil. J'ai pris soigneusement les cotes du tube de fuite de Puce, et je me suis dit que l'idéal serait un écouvillon pour pistolet ou revolver calibre 44 ou 45.

 

Je suis allé chez un armurier, et comme j'aime bien poser des questions précises, j'ai demandé : « Auriez-vous un écouvillon en cuivre pour un Colt45 à canon de 7pouces ? ».

 

 Ben oui, c'était tout de même plus facile à comprendre pour un armurier que si je m'étais lancé dans une longue explication pour dire que je voulais propre comme neuf un tube de fuite de Puce d'environ 11,5mm soit 45/100 de pouce de diamètre et de 17 cm soit sept pouces de long, non ?

 

Que croyez vous qu'il ait fait ? Il a appelé les flics, parce que la détention des pistolets et revolvers est très réglementée en Jordanie.

 

Heureusement, la police du coin n'est pas méchante, du moins avec les étrangers, et Puce était garée à trois pas de là. J'ai montré mon tube de fuite de 0,45" de diamètre et de 7" de long, expliqué que je ne possédais pas de Colt 45, que je n'étais pas un dangereux terroriste, mais que j'avais simplement cherché à parler à mon armurier-délateur un langage qu'il puisse facilement comprendre.

 

Les flics se sont tordus de rire, j'ai demandé à voir leur revolver pour voir si par hasard je ne pourrais pas emprunter un écouvillon à la police, manque de bol, ils ont des Smith et Wesson calibre 38 à canon de trois pouces et demi.

 

J'ai fini par acheter un écouvillon pour fusil de chasse calibre 16 sans sa rallonge, et j'ai passé trois heures à le bricoler pour le rendre adéquat.

 

Ce matin, j'ai profité du fait que je devais renouveler mon séjour en Jordanie au ministère de l'immigration, je suis allé essayer ma Puce. Un avion, les mecs ! Ça a été ma joie de la journée, mon goupillon magique est une réussite totale. Si j'obtiens cette fichue autorisation de traverser l'Arabie Saoudite via la route du pipe-line, je vous garantis que je ne serai pas long à atteindre le golfe persique.

 

Seulement, ce visa ne vient pas. Peut-être que les Saoudiens ont peur que ma Yam super-décalaminée avionne si fort que le déplacement d'air arrache le pipe-line de ses supports, ou que j'emporte tout le précieux sable du Nefoud dans mes sacoches ?

 

Dieu que c'est bête la diplomatie ! Surtout, surtout que cela ne repose sur rien. Les diplomates, les politiciens se font des sourires ou des shake-hands sous les flashes des photographes, les consuls refusent les visas ou, s'ils ne veulent pas les refuser officiellement, vous font attendre jusqu'à ce que vous laissiez tomber vous-même (ça fait 39 jours que j'attends le visa irakien).

 

 Ils doivent se croire super-indispensables, les mecs, sans eux, le chaos... Mes choses... Qu'est-ce qu'est l'essence de la politique ? Vivre ensemble c'est tout.

 

Ici à l'hôtel Halton il y a deux Saoudiens, trois Irakiens, un nord-Yémenite, des Jordaniens, et un Viet, moi. Pas un Viet réfugié du Haï Hong, un Viet avec un passeport communiste. Le Nord Yéménite devrait, s'il croyait ce que dit son gouvernement anticommuniste, se méfier de moi comme de la peste, il est lieutenant de carrière.

 

 Eh ben on ne se bat pas. on ne s'échange même pas de propos aigre-doux, pour le moment, on est dans la même galère, dans le même hôtel bon marché où il n'y a presque jamais d'eau pour se laver, heureusement car quand il y a de l'eau, toutes les tuyauteries d'évacuation étant à demi-bouchées, on provoque des inondations qu'à côté, celles du Mékong c'est un pipi de chat.

 

Et bien je donne des leçons d'anglais à mon ennemi politique, et lui me donne des cours d'arabe. La politique, on se la carre dans l'oigne. Pareil avec les Irakiens : je leur dis qu'ils ont un gouvernement de merde, mais ça ne nous empêche pas de jouer aux cartes ensemble. Vivre ensemble. C'est si compliqué que ca ?

 

Les salauds, les foireux, les mange-merde, les pères de fils de foutu con, les résidus de jouissance interrompue par un coup de sonnette, les échappés de bidet, les foutus merdeux pestilentiels, les ordures de déchets d'ordure...

 

Plus criminel que Barrabas, Cornu comme les mauvais anges, Quel belzébuth es-tu là-bas Nourri d'immondices et de fange Nous n'irons pas à tes sabbats. Bourreau de Podolie, amant Des plaies, des ulcères, des croûtes, Groin de cochon, cul de jument, Tes richesses, garde les toutes Pour payer tes médicaments...

 

Il faut que je me rappelle Apollinaire pour pester en français.

 

Non, je ne suis même pas en colère, je suis franchement désespéré. Le consulat d'Iraq m'avait demandé d'attendre un mois pour avoir un visa. Un mois exactement après, je me pointe tout sourire. « Il faut attendre encore quinze jours », c'est le « Boukra » arabe dont je vous avais parlé en Syrie. Ça veut dire « on ne sait quand, peut-être jamais ».

 

Dans ce cas précis, c'est « jamais » que ca veut dire. Je suis persuadé aujourd'hui que dès le premier jour les mecs du consulat Irakien savaient très bien que je ne l'aurai jamais leur visa de merde, mais c'eut été trop simple de me le dire franchement tout de suite.

 

 C'est tellement plus amusant de faire attendre pendant un mois pour rien ! Le gag, c'est dans la salle d'attente du consulat, il y a un superbe poster couleur « visitez l'Iraq ».

 

 A votre santé, les mecs ! Foutus cons... Me reste l'Arabie -Saoudite, la route du Pipe Line jusqu'à Dam-mam.

 

Avec l'aide bénévole de l'Automobile Club Royal de Jordanie, j'ai pu avoir une entrevue avec le secrétaire d'ambassade, qui essaie de m'obtenir un visa de transit. Ça fait une éternité que ça patine. Raison ? L'Arabie-Saoudite a une sainte terreur des touristes-bidons qui viennent dans l'espoir de trouver un job sur place.

 

OK, mais c'est pareil pour le Japon. Seulement, les Japonais sont précis et efficaces. Ils m'ont demandé trente tonnes de garanties diverses et variées, je me suis débrouillé pour les leur fournir, et quand je suis revenu de Ouadi Moussa à Amman, à l'hôtel ils m'ont dit « ça fait trois fois que le consulat du Japon appelle pour vous dire que votre visa est prêt ».

 

Chapeau, Messieurs les Japonais, ça ne m'étonne pas que vous fassiez les meilleures motos du monde. Quoi qu'il advienne, maintenant, Puce ma bien aimée, ma perle de l'Orient, ma 80 Yamaha unique et préférée, reviendra visiter sa terre natale, je le jure.

 

En attendant, il faut que l'on puisse traverser l'Arabie Saoudite, il faut qu'on passe...

 

Le guêpier, toujours le guêpier, toujours les pays fermés comme la tronche de Staline quand on lui parlait de liberté individuelle. J'en ai ras la frange, les aminches. Nom d'un chien, mais comment se fait-il que le monde puisse parfois être aussi bête ?

 

Qu'est-ce que ça peut bien leur foutre qu'il y ait un petit Yam et un petit Viet de plus sur leur territoire ? Il y a de quoi crever, étouffer sous la masse écrasante de la stupidité internationale...

 

Le Cardinal Belfigo, ce saint homme, disait « si tu es trop désespéré pour l'occuper de toi même, occupe-toi des autres ».

 

J'ai rendez vous dans un quart d'heure pour faire la carburation d'une Kawasaki Z 1000, qui navigue sur trois pattes et demie et vous donne des bougies noires comme Idi Amin Dada photographié sans flash par une nuit sans lune. Je vais essayer de le faire tourner rond, ce foutu machin. Vu qu'il n'y a pas un dépressiomètre à 3000 km à la ronde, ça va m'occuper un sacré bout de temps, pendant lequel je n'aurai pas le temps de penser à mes emmerdes personnels.

 

Vous savez, le voyage, ce n'est pas toujours rose. Heureusement qu'il y a les motos... Non seulement ça vous emmène au bout du monde, mais même quand ça ne marche pas, ça vous permet de passer le temps...

 

 

 

                                                            Amman, vendredi

 

 

Basta, je rends les armes, je laisse tomber. Arabie Saoudite, Irak, au cul mémé. Je ne les aurai jamais, leurs visas de merde, qu'ils se les carrent dans le cul avec leur pétrole par dessus.

 

J'appelle sur eux la malédiction de Dieu. d'Allah el rahman el rahim, qui sait ce qui est en nos cœurs. Qu'ils les fassent glisser sur une flaque de mazout et culbuter dans le ruisseau.

Au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux, je leur dis solennellement « Merde » !

 

Demain, ida arad Allah, je retourne à Damas, et je vais essayer d'y faire ce que j'ai passé un mois et demi à éviter : prendre l'avion, avec la Pucinette dans la soute à bagages, direction Karachi.

 

Du fric foutu en l'air, et 1500 bornes de route de désert, le long du pipeline transarabique, ou de l'Euphrate, qu'on ne fera pas. Ça faisait deux mois qu'on en rêvait ! Hier, je suis revenu des ambassades saoudienne et irakienne avec ce genre de rogne qui vous donne envie de chercher des crosses à tout ce qui bouge. Je me suis assis sur une chaise dans le salon de mon nid à puces, au bord de l'explosion comme le réacteur de Three Miles Island.

 

 

Puis Laziz est arrivé. Laziz, c'est un drôle de mec : laid à faire peur, pas riche, mais fou de motos. Je vous ai parlé de lui, quand je suis arrivé à Amman, c'est celui qui a vendu sa 110 Honda qui marchait le feu de dieu parce qu'elle avait d'horribles problèmes de transmission qui venaient, j'en suis sûr à 99 % quoique n'ayant pas vu la moto, de la chaîne qui sautait sur la couronne AR probablement usée jusqu'à la corde.

 

Laziz, il m'énerve un peu, pas seulement à cause de sa fiole à faire fuir un corbeau, mais aussi parce que parole, il n'a pas inventé la soupape. Il m'a vu faire le tour des marchands de motos d'Amman, et parfois leur donner des conseils, parce que côté boulot sur des Japonaises, ils en sont là où la France en était il y a douze ans. Bref, depuis, Laziz se fait prêter les motos qui ne marchent pas bien, et me les amène.

 

J'étais donc assis sur mon cul, mort de rage et de désespoir. Qu'entends-je par la fenêtre sur cour ? Le bruit d'un twin deux-temps inindentifiable, quelque chose entre une 350 Jawa et une Kawa Al dont un distributeur rotatif serait cassé.

 

Nez à la fenêtre, je vois un engin à peine imaginable. Vlà encore du boulot. J'avais reconnu le casque intégral rouge et blanc de Laziz.

 

Là, parole, il m'avait amené la bête rare, le truc que l'on ne voit pas souvent dans sa vie. Une 185 Suzuki américanisée. Américanisée passe, mais comment ! Moi qui était prêt à pleurer de rage ou à larguer une bombe dans les ambassades saoudienne et irakienne, je me suis plié de rire !

 

Faut que je vous décrive le truc : la 185 bicylindre Suzuki est à peu près semblable à la 125 importée en France. L'ancien propriétaire (elle vient d'être achetée 150 dinars par un gars fasciné par son allure) lui a collé une fourche, « chopper », sans modification d'angle de chasse.

 

Comme tubes de fourche, il a utilisé du tuyau de plomberie, pas vraiment au bon diamètre, donc plus de suspension avant. Roue avant de 250 ou 350 Jawa (16 pouces), frein  avant non utilisé (pas de câble) ce qui est certainement prudent vu la résistance potentielle en torsion des tubes (tuyaux ?) de fourche. Echappement « chopper » c'est-à-dire une rallonge de 40 cm, avec des « courbes » à angle droit, c'est plus facile à faire sans cintreuse. Circuit électrique style « retraite de Russie », c'est-à-dire contacteur à clé toujours là, mais on met le contact en pontant un connecteur avec un bout de fil. Pas de feu AR, phare style « feu de recul » à part la glace blanche, avec dieu sait pourquoi une ampoule bifilament 8/17W, alors que le support d'ampoule ne comporte qu'un contact. En plus la lampe est une 6V, alors que la batterie est une six éléments, donc 12V.

 

« Elle marche mal » me dit Laziz. L'eusses-tu cru, comme disait le cardinal Panzani ?

 

Eh ben mon pote, ça m'a remis de bonne humeur. Je suis allé chercher mes outils, mon bénard le plus crasseux, mon T shirt le plus minable, et au boulot. On a refait le circuit électrique, limé les vis platinées dont il ne reste que des moignons. On a fait l'avance avec un réglet en guise de comparateur, on a essayé de refaire une carburation, elle fonctionne, la 185 Suzuki ! Pendant que je maniais les tournevis, l'ohmmètre à vibreur Asaki Denso, la toile émeri de 600, j'ai oublié les Saoudiens et les Irakiens.

 

Merde pour les politiciens et les diplomates, il y avait une moto à faire marcher. Ça m'a calmé.

Autre chose : ça, l'acheteur ne l'avait évidemment pas vu, comme le reste, mais du fait de la longueur de la fourche, et de l'absence de suspension AV (les routes jordaniennes ne sont pas du billard) la moto s'était au moins une fois cassée en deux, suite à une rupture du berceau de cadre sous la colonne de direction, de même que de deux des tirants supérieurs.

 

Ça a été ressoudé à l'arc avec des renforts en fer plat, ça tiendra... le temps que Dieu voudra.

J'ai prévenu le proprio que d'ici quelque temps, il se pourrait qu'il se retrouve avec deux motos pour le prix d'une.

 

Bah, ça ne l'a pas affolé plus que ça.

 

Je lui ai conseillé de supprimer la rallonge d'échappement qui doit bien lui bouffer un tiers de la puissance, et la fourche modèle « service des eaux », il m'a dit oui, mais je suis bien persuadé qu'il va laisser tout ça, parce que s'il a payé 150 dinars cette épave, c'est précisément parce que sa gueule lui plaisait. Ne riez pas, on a tous un peu été comme ça quand on était p'tits. La Jordanie, c'est l'enfance de la moto...

 

Demain, c'en sera fini d'Amman, où j'aurais tout de même passé trois semaines en deux épisodes. Je viens d'aller paquer mes clous, demain, rideau. J'ai remballé mes fringues, mes outils que je laissais toujours sortis en prévision d'une visite de Laziz, des bandes de téléscripteur éparpillées dans tous les coins, mes cartes.

 

J'ai bien refait le chargement de mes sacoches, de mon sac à dos. La piaule qui était mon micro-univers est redevenue une petite chambre d'hôtel anonyme. Ça m'a fait un peu baliser.

 

J'avais un peu adopté Amman, Amman m'avait un peu adopté. Je ne jouerai plus aux échecs avec Nizak l'intellectuel, je ne jouerai plus au tcheddé avec les Irakiens, je ne bricolerai plus les motos d'Abd el Laziz, je ne déambulerai plus dans la rue du Prince Muhammad, je vais de nouveau changer de paysage, de vie, de traditions, de monnaie (le dinar vaut douze à treize livres syriennes), d'amis.

 

Drôle de vie. Depuis juin 78, bientôt un an, je vis en perpétuel transit. Ouiche ! Drôle de vie...

 

Bah, je ne vais pas me plaindre, chacun a plus ou moins la vie qu'il s'est faite, sinon quoi ?

 

Nous reverrons-nous, Amman ? Au fond on s'est connu par hasard, parce qu'ici je pensais avoir les visas qu'on me refusait à Damas. On s'était déjà entrevu il y a quatre ans, l'espace d'une nuit.

 

Arrivé à la nuit tombée, reparti au petit matin. Je me souviens que, comme je ne voulais pas laisser Puce dans la rue, on l'avait nichée au premier étage dans une resserre à balais.

 

Se reverra-t-on une troisième fois ? Peut-être, mais dans longtemps, ou du moins quand Dieu voudra. Il est puissant et sage.

 

Quand j'ai quitté Damas il y a un mois et demi, je ne pensais pas la revoir avant longtemps, et nous nous reverrons demain, si Dieu veut.

 

Les poids lourds sont facétieux ici, et la route Amman-Damas est bougrement étroite. Après, si Dieu veut toujours, l'avion, Karachi, le Pakistan, on quittera l'Arabie pour l'Asie. Ça va nous faire tout drôle, après trois mois de langue arabe et de culture musulmane, il va falloir perdre l'habitude de placer le nom de Dieu tous les trois mots.

 

Bah, avec le changement de langue, ça sera facile, si Dieu veut... Oh... pardon.

 

 Hatrek, Amman. Demain matin je passerai dans tes rues, peut-être pour la dernière fois de ma vie. Inutile de me raccompagner, je connais le chemin...

 

 

 

                                                       Amman, samedi midi

 

Tiens, rigolo, au moment où je vais prendre la route, l'horoscope de « El Ra'i » me prévoit un risque d'accident mortel. Bah, si ça doit arriver, ma foi, qu'il en soit ainsi. J'aurai vécu presque trente ans, c'est déjà beaucoup, énorme même.

 

J'ai déjà eu le temps d'être aimé parfois, heureux, malheureux, déçu.

 

 Fortune et malchance inattendues, ma vie comme bien d'autres n'a été qu'un perpétuel hasard.

 

Qu'ajouteraient à ça trente ou quarante ans de vie supplémentaires ? Les mêmes choses, sans cesse renouvelées ? Je ne cherche pas la mort, mais ne la crains non plus. Qu'elle vienne si elle veut, sinon, eh bien ce sera partie remise. Elle m'attend, elle nous attend tous quelque part. Je ne crois en ni n'aspire à l'immortalité. Je servirai, et c'est déjà beaucoup, d'engrais naturel...

 

Allons, assez parlé ! En route, ma destinée m'attend, peut-être sur la route Amman-Damas, peut-être plus loin. Ça, je le saurai pas plus tard que ce soir...

 

 

 

                                                       Damas, samedi soir

 

 

Hé ben non, n'en déplaise à la Mme Soleil de El Ra'i, la Camarde n'était pas au rendez-vous. Ça a été un voyage normal. Deux poids lourds m'ont envoyé sur le bas côté, deux vaches, un âne et trois chèvres ont essayé de se suicider par moto interposée, mais rien là dedans que de très normal, on n’est pas en Suisse, ici : y'a du folkore sur la route...

 

Ce fut un voyage tout à fait tranquille, normal, décontracté. J'ai tout de même roulé très concentré quand la nuit est venue, eh oui, je me suis fait piéger par la nuit à 50 bornes de Damas, j'ai perdu encore plus de temps que d'habitude à la frontière.

 

Quoiqu'il en soit, à 19 h 30 j'ai retrouvé Damas. Tiens, une chose, Amman en signe d'amitié m'a raccompagné à sa porte. Alors que je merdouillais dans les faubourgs, une moto m'a doublé et fait signe de m'arrêter.

 

 La machine, je l'avais souvent vue garée devant un restau de Djebel Amman. On a fait connaissance, après l'étonnement habituel de voir un 72 ce venir de France, ils m'ont demandé où j'allais.

 

Dimachk ? Tu t'es trompé de route ! Allez, suis nous, on va te montrer. C'est donc escorté par une moto jordanienne que j'ai quitté Amman. Arrivés sur la bonne route, signe de la main, Allah maak ! Maa es salaam (Dieu soit avec toi, avec la paix !).

 

J'ai donc retrouvé Damas, grâce à Dieu. Je le sais par le choc que j'ai éprouvé en m'y retrouvant, je la préfère à Amman. Pourquoi ? Parce qu'elle est plus arabe.

 

Je crois que chaque pays, chaque peuple doit préserver son identité, évoluer lentement pour que ses enfants ne se sentent pas déracinés. L'évolution se fait seule, génération après génération, il n'est nul besoin de la forcer.

 

Or Amman s'américanise, ou essaie de s'américaniser, à vitesse égale à V. On y rase et l'on y reconstruit en style moderne. J'ai peur que les petits Ammanéens (je ne veux pas dire ammanites, quoi que leur ville soit une « ville champignon ») balisent aussi fort que les petits banlieusards de Paris ou d'ailleurs quand on a rasé les baraques où ils étaient nés et avaient commencé à grandir, pour les remplacer par un univers trop grand, trop tassé, trop froid pour qu'ils n'aient pas l'impression de se trouver tout à coup en pays étranger.

 

 A Amman, tout le monde voulait trop souvent à mon goût que je parle anglais pour pouvoir me montrer comme il le parle et le comprend bien, à part mon lieutenant yéménite qui pourtant le parlait aussi bien que les autres.

 

Je vais pouvoir ici me remettre à parler arabe. Pas pour longtemps, parce que dès demain je vais aller négocier pour Puce et moi un billet d'avion pas cher pour Karachi. On va changer de continent. Ça ne sera pas trop tôt, non qu'on se déplaise ici, mais on n'est pas parti pour vous faire une anthologie du continent arabe, pas vrai ? On va donc essayer de vous donner au plus vite, de « l'autre chose ».

 

 

 

                                                 Damas, vendredi 14 heures

 

H moins 2. Dans deux jours et quelques heures, Puce et moi tentons le grand roque. Ben oui, j'vous-avais-t-y pas dit que notre grande balade, à Puce et moi, est une sorte de partie d'échecs avec le monde ?

 

 Eh bien on va déplacer la reine et le fou de quatre cases vers l'est. Comment ? C'est de la triche ? Un peu mon neveu ! Seulement voilà, on n'a pas le choix.

 

C'est ça ou le « Pat », la réduction à l'impuissance. Dans deux jours, la reine et le fou vont se déplacer de 4000 km vers l'est d'un seul coup.

 

Vol Syrian Arab Airways RB 501 à destination de Delhi, embarquement imminent à l'aéroport de Damas. Voler jusqu'à Delhi revient moins cher que Karachi.

 

Puisque l'Iraq et l'Arabie-Saoudite ne veulent pas nous voir. Puce et moi allons les survoler à 40 000 pieds d'altitude en leur faisant des bras d'honneur. C'est un joli coup, hélas un coup cher. 561 dollars service compris, si vous voulez tout savoir.

 

Heureusement que Puce ne pèse que 67kg non emballée pour un volume de 490 dm3, guidon et sacoches enlevés...

Ah, Ah ! Ça vous faisait peut-être rigoler que je parte avec une mini-Yamaha alors que l'on trouve des 1300 Kawa chez le marchand du coin ? Eh, les amateurs de gros cubes, faites une expérience : pesez votre moto, puis évaluez le volume en dm3 de la caisse qui pourrait la contenir, et multipliez le par 1,43. Prenez le plus gros de ces deux chiffres. (En fret aérien, un kilo = 7 dm3). Eh bien vous auriez payé, si vous étiez à ma place, autant de fois 11 F que de kilos obtenus en fin de calcul.

Tiens ? Pourquoi tu tousses tonton ? Cela dit 561 dollars, c'est un sacré coup de cimeterre dans notre balance des paiements à Puce et moi.

 

A côté de ce qui nous attend en Inde, le plan Barre c'est l'Amérique des années 50. Déjà, dans notre hôtel à Damas, il y a tellement de bébêtes qui piquent (des puces ou des punaises de lit, pas des moustiques, la nuit je n'entends pas de bruit de raids aériens) que je suis boursouflé comme le bonhomme Michelin.

 

C'est vous dire le standinge, à cinq balles la nuit, faut pas faire la fine gueule... En Inde, il va falloir faire encore moins cher.

 

 

 

                                                              Damas, dimanche

 

H-l... C'est demain. Puce et moi, on est comme qui dirait fin prêt. La Puce est déjà en douane à l'aéroport, emballée comme une momie égyptienne. Quant à moi, j'ai fait nettoyer toutes mes fringues encore mettables.

 

 J'ai même acheté d'occase un pantalon de ville beige clair et une chemise assortie, 12,50 F en tout, pour avoir l'air d'un touriste-à-fric quand je débarquerai à Delhi. Pourquoi ? Parce que si par hasard on me posait la question « combien d'argent avez-vous sur vous » lors du contrôle d'immigration, il pourrait y avoir comme une gêne...

 

Plus j'aurai l'air riche, moins je risque qu'on me pose cette fatidique question. Tant que j'étais lancé dans les investissements de prestige, je me suis fait ressemeler mes bottes. Ça commençait à faire un bout de temps qu'elles roulaient sur la jante, les pauvrettes, et sur les pavés lisses des trottoirs d'Amman et de Damas, je me payais des embardées à faire pâlir un crossman.

 

Dans les souks, il y a une multitude de cordonniers qui vous font ça sur-le-champ. Des artistes, les mecs. Le coup d'œil du maître pour mesurer l'étendue des dégâts, on taille vite fait des coins pour rattraper les déformations de la semelle, cling, clong, les clous, bzzz, la meule, et un quart d'heure après on repart avec des grolles comme neuves. Cinq balles service compris.

 

Après ça, je suis allé marcher rien que pour le plaisir. Cette tenue de route, les copains ! Stabilité parfaite en ligne droite, en virage, en descente. J'ai ressenti la même impression que pourrait éprouver un possesseur de bécane japonaise lorsqu'il vient de troquer ses pneus d'origine usés jusqu'à la corde pour un train de M45 en gomme PZ2.

 

Ha là là ! C'est inimaginable. Eh bien j'ai éprouvé la même sensation en marchant avec mes bottes ressemelées. La joie du pilotage extrême pour cinq francs ! La vie est faite de petits plaisirs comme ça...

 

Pour le moment, je tue le temps, parce que demain, ça va être le grand chambardement. Je vais au cinéma, parce qu'ici ça coûte 2 balles la séance, et qu'on peut voir pas mal de films français ou anglais en version originale.

 

Changer de continent en l'espace de quelques heures, ça va faire drôle, drôle... Je regarde mon billet d'avion, celui de Puce, en magouillant un peu j'ai obtenu que Puce et moi prenions le même vol, RB 501 lundi 03 heures... Mais... Merde ! Lundi 03 heures, ce n'est pas demain, c'est cette nuit !

 

 Tout le monde sur le pont, chacun à son poste d'équipage ! Bon excusez, il y a urgence, il faut que j'aille préparer tout mon attirail pour le grand départ. On se retrouve à Delhi, si Dieu veut, on y fêtera le premier mai...

 

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