L’essence
Sust. 3500 mètres d’altitude. La frontière chinoise est tout près, à 80 kilomètres de là. Nous sommes au début de la chaîne himalayenne. J’éprouve le même sentiment d’éloignement que j’ai pu ressentir dans les étendues du Sahara. Justement, comme là-bas, se pose le problème de l’essence. Aucune station dans ce village perdu. Alors, avec mes deux compagnons de route, je pars à la recherche du liquide ô combien précieux. La journée finit de s’écouler et une solution semble enfin voir le jour. A la nuit tombée, nous rencontrons celui qui détient les clefs de la poursuite de notre voyage.
L’homme est debout. A côté de lui, trône un modeste jerrican qui nous apparait soudain comme le plus beau des trésors. On enlève le bouchon, on s’étonne de l’apparence « eau minérale » du liquide, on se regarde vaguement inquiets et on accepte (a-t-on vraiment le choix ?) d’acheter ce carburant en provenance de Chine, semble-t-il. C’est ensuite le remplissage des réservoirs, un acte auquel je n’avais jusque-là jamais prêté une telle attention.
Le lendemain, nos trois V2 Honda, déjà essoufflés par l’altitude, semblent délivrer la moitié de leur puissance habituelle. A priori, nous n’avons pas eu droit à un carburant « haute performance »! Mais le son de nos braves percherons suffit à notre bonheur. La vie est faite de petits instants de bonheur, telle cette essence pakistano-chinoise au taux d’octane improbable …..
La route mouillée s’infiltre dans les gorges montagneuses qui doivent me conduire à la frontière entre l’Iran et la Turquie. Le froid me saisit. J’aperçois une station d’essence, peut-être la dernière dans le pays. A 6 centimes le litre, il serait dommage de se priver d’un dernier plein.
Le pompiste vient me servir pendant que je tente de me réchauffer. Puis il m’invite d’un geste de la main à rentrer dans son modeste local. La barrière de la langue est présente mais il n’y pas besoin de mots pour comprendre qu’il m’offre le thé. Nous nous asseyons. Le silence s’installe entre nous, mais il n’est pas pesant. Bien au contraire, il règne dans cette minuscule pièce une chaleur qui n’est pas simplement due à la température qui y règne. L’homme partage avec moi quelques gâteaux secs. Peu après, je le remercie et sort des billets de ma poche pour payer le plein de ma moto. Il fait un signe de négation avec la tête et met sa main sur le cœur. Je le quitte abasourdi. C’est bien la première fois qu’un pompiste m’offre l’essence versée dans mon réservoir !
Nourrir sa monture est devenu un acte banal dans notre cher pays, mais aussi, hélas, dénué de toute humanité. Une carte bancaire, un automate à la voie « robotique », au mieux une personne entre-aperçue derrière un guichet cloisonné, voilà ce qu’est devenu notre quotidien. Nos voisins espagnols ont su conserver la relation humaine et l’on est servi dans les stations d’essence de ce pays, mais il n’est pas le seul. Et, quand on est sur la route, cet endroit prend toute son importance. Il est l’occasion de faire une pause, de discuter, d’obtenir des renseignements.
Parfois, c’est aussi un prétexte pour partager le thé comme cela fait fréquemment en Turquie et en Syrie. Et (expérience vécue !), cela permet de monter sa tente quand la fatigue est trop forte et que la nuit vient de s’installer. Enfin, dans certains endroits isolés, tel le Balouchistan, la station d’essence, c’est un homme sur le bord de la route avec quelques bidons d’essence de contrebande et un bout de tissu pour filtrer le carburant incertain. Et au final le soulagement de pouvoir poursuivre son chemin.