Depuis que je suis rentré dans le monde de la moto, je n'ai eu de cesse d'aller voir ailleurs au guidon de mes montures. Bien avant de les chevaucher, je les avais assimilées à de merveilleux moyens de transport. Alors que j'étais un tout jeune adolescent, elles incarnaient le voyage. Tout en m'intéressant à la compétition, suivant les courses des champions aussi bien sur piste qu'en tout-terrain, il y avait tout au fond de moi cette conviction que, le jour où je pourrais en posséder une, ce serait pour qu'elle m'emmène au delà des faubourgs de la ville, à l'extérieur de mon département et de l'autre coté des frontières. Mon cyclomoteur a joué le rôle d'initiation aux parcours de plus en plus éloignés mais c'est ma toute première moto, une 125 CG, qui fut l'élément déclencheur. Un rodage effectué en duo et avec le matériel de camping sur le porte-bagages annonça la couleur!
Et, moins d'un an après son achat, le petit monocylindre nous fit découvrir la terre italienne, la Sicile, la Sardaigne et la Corse et même l'Afrique du Nord avec la Tunisie.
Le pli était pris et cette envie de voyage ne m'a plus jamais quitté.
Il faut dire que chacun d'entre eux m'a apporté des moments intenses de bonheur qui ne pouvaient que m'inciter à renouveler l'expérience.
Ces multiples voyages ont donné naissance à des moments un peu plus intenses que d'autres et ce sont ceux-ci que j'ai eu envie de relater au travers de petits textes que j'ai intitulés Brèves de voyage.
Ces Brèves de voyage ont été publiées dans la revue Voyages à moto pouvant être commandée à l'adresse suivante:
https://boutiquecppresse.com/anciens-numeros-voyages-a-moto.html
La frontière
Ma petite moto parcourt les quelques kilomètres du no man’s land entre le Maroc et l’Algérie. J’ai quitté ce matin
la ville endormie de Figuig et j’ai choisi ce poste frontière plutôt que celui situé au nord du pays car je l’espère
plus calme.
Quand j’arrive, je me dis que, niveau tranquillité, c’est gagné, car je suis tout seul lorsque je m’arrête
près du petit bâtiment à côté duquel une tente berbère a été montée. Un douanier s’approche et me prend en
charge. Nous passons dans un premier bureau où il me demande de remplir en trois exemplaires un document.
Je ressens à ce moment-là comme une sensation étrange, celle de me lancer dans un long marathon
administratif.
Ma première impression s’avère juste puisque l’homme m’emmène dans une deuxième pièce d’où il
sort, nichés au fond d’un tiroir, trois exemplaires d’un nouveau formulaire qu’il me faut compléter avec mon stylo.
Une troisième étape nous attend, c’est la déclaration de mon appareil photo, mais aussi du zoom et du flash qui
l’accompagnent. Nous sommes seuls et je me demande si la tente n’accueille pas ses collègues en ce moment
pour une sieste réparatrice. Je reste d’un calme olympien, obéissant sans l’amorce du moindre agacement à ses
demandes multiples. J’ai compris que je ne roulerai pas beaucoup aujourd’hui. Plutôt que la confrontation, j’opte
pour la convivialité en abordant, entre deux formalités, des sujets plus personnels comme la famille. Il a deux
enfants et répond à mes questions mais il ne dévie pas d’un iota sa trajectoire bureaucratique ! J’ai compris que
j’ai affaire à un champion hors pair dans son domaine et je ne cherche même pas à lutter. De temps en temps, je
jette un coup d’œil discret à ma montre qui égrène les minutes, puis les heures.
C’est fait ! Les formalités sont terminées. L’homme me raccompagne à ma moto et me demande, sans l’ombre
d’un sourire, de la décharger entièrement. Le soleil est haut dans le ciel et la chaleur monte d’un cran.
J’obtempère et pose, un à un, tous mes sacs sur la dalle de béton. Le douanier, avec une méticulosité
désarmante, entreprend alors de passer au crible TOUT le contenu de mes sacs. Même ma trousse à pharmacie a
droit à toute son attention. Chaque médicament est ausculté, y compris les instructions d’utilisation !
Toute colère a disparu et c’est un grand sourire intérieur qui s’installe en moi devant un tel acharnement. Je poursuis ma
discussion dans des domaines divers tout en sachant que rien ne fera dévier cet homme de ce chemin qu’il a
décidé de tracer en voyant apparaître celui qui sera peut-être le seul voyageur à franchir cette frontière
aujourd’hui.
Enfin, sans se départir de son attitude ferme et calme à la fois, il me dit : « Tout est en règle, vous pouvez ranger
vos bagages ». Je meurs d’envie de prendre en photo l’incroyable scène autour de ma petite Honda mais ne me
risque pas à un tel acte prohibé dans ce lieu. Je remballe patiemment tout mon barda, enfile mon casque et
donne l’impulsion sur le kick pour réveiller le petit monocylindre.
La douanier soulève alors la vieille barrière cabossée en me disant, en guise d’au-revoir « Bienvenue en
Algérie ! ».
Libre comme l’air après ces cinq heures de formalités intensives, un doute me traverse l’esprit. Que serait-il
advenu s’il avait trouvé un billet de banque discrètement glissé entre les pages de mon passeport ? Il m’arrive
parfois de me poser encore la question….
Un grand voyage ne se conçoit pas sans frontière. J’en ai connu de multiples et elles m’ont très souvent révélé
des aspects surprenants. Tension extrême, désorganisation totale, douaniers « gourmands », attente
interminable. J’ai souvent pesté contre ces endroits dont l’existence n’est que le résultat du morcellement par
certains de notre Terre pourtant unique, en de multiples territoires. Créant ainsi cette méfiance envers celui
arrivant d’une région devenue étrangère. Pourtant, je dois reconnaître que le franchissement de ces lignes
imaginaires entre deux pays participe grandement à ce sentiment si agréable d’éloignement que j’éprouve quand
je suis sur la route. A chaque passage de frontière, l’impression d’une porte qui se referme derrière moi fait partie
intégrante du plaisir de voyager.
La rencontre
Mars 2002. Deuxième jour à tourner le dos au soleil levant. C’est pourtant vers l’est que doit me conduire mon voyage. Katmandou est ma destination. Mais, hier matin, à Téhéran, les autorités iraniennes ont refusé l’extension de mon visa. Il me faut avoir quitté le pays avant demain soir. Alors, je roule sans aucun plaisir pour rejoindre la Turquie avec un goût amer dans la bouche. En plus, il fait très froid en ce moment en Iran. La journée tire à sa fin et je cherche ma route. Je tourne en rond et commence à perdre patience.
La fatigue devient pesante après une semaine intensive au guidon de ma moto. Mon corps crie grâce et ma tête n’est guère au mieux. Je sens que mon voyage m’échappe. J’aperçois un café à l’angle de deux rues. Je gare ma moto devant, ouvre la porte et pénètre dans la pièce bondée. Je reste un instant, immobile, cherchant des yeux une place de libre. Je vois un homme arriver à ma hauteur. Il m’attrape par le bras, m’emmène près du poêle à bois et me fait asseoir. Il va vers le comptoir et revient avec un thé pour moi. Je porte le breuvage brûlant à mes lèvres ; il se répand en moi comme une douce caresse.
Peu après, je veux me lever, il est temps de reprendre la route. L’homme revient vers moi. Il me montre mes doigts bleuis par le froid, mon visage marqué. Par gestes, il m’intime l’ordre de m’asseoir et va chercher un deuxième thé et un gâteau. Tu es trop fatigué, semble-t-il me dire, reste encore un peu. Je sens mon corps se réchauffer tout en mangeant le gâteau généreusement offert. L’homme reste près de moi, attentif et bienveillant.
J’ai retrouvé quelques forces et je me décide à partir. Mon bon samaritain m’accompagne jusqu’à la moto. Il me donne l’accolade avant que j’enfile mon casque les larmes aux yeux d’émotion. J’étais arrivé désemparé et je repars avec une énergie nouvelle en moi. Je démarre ma moto et lui fais un petit signe de la main avant d’enclencher la première. J’ai l’impression de quitter un ami.
Le voyage n’aurait aucun goût sans les rencontres qui rythment son cours. J’en ai connu des centaines et elles ont parfois joué un rôle clef dans la poursuite de mes virées. J’ai même eu parfois une étrange impression de rencontres « écrites » arrivant à point nommé alors que je traversais un grand moment de doute lors de mes voyages en solitaire.
J’ai oublié bien des lieux et paysages traversés ou gardé d’eux un souvenir diffus. Par contre, j’ai ancré tout au fond de moi les rencontres avec ces femmes et ces hommes qui m’ont offert un moment de leur vie avec générosité.
Le bivouac
Tassili N’Ajjer. La piste alterne les passages sablonneux et la tôle ondulée usante pour la moto et son pilote. Justement, alors que la journée s’étire, debout sur les repose-pieds, j’essaie de « lire » l’état du terrain ; droite ou gauche, j’hésite un instant et ma moto traduit mon incertitude en plantant la roue avant dans le tas de sable séparant les deux pistes. Je me retrouve à terre, me relève dans le foulée, et constate avec effroi que l’essence fuit par le bouchon de réservoir de ma Honda. Instant de panique suivi par une vaine tentative de relever ma moto surchargée.
Mon cœur s’affole, j’enlève les bagages, mes deux jerricans et parvient au prix d’un énorme effort à relever ma moto. Je reste un instant à balayer l’endroit du regard. Il n’y a pas âme qui vive dans ce décor constitué de sable et de pierres. Au loin vers le nord, j’aperçois le plateau du Fadnoun que j’emprunterai demain. Je ressens soudain l’envie de me poser ici. Cette chute était un signe ; mon corps commençait à fatiguer. Je monte rapidement ma petite tente en toile d’aluminium.
Puis, je pars à la recherche d’un peu de bois. Hamid, le Touareg avec lequel j’ai passé trois jours, m’a indiqué comment en trouver dans son désert, en creusant dans le sable, là où ce dernier a laissé la trace d’un arbre disparu depuis longtemps. Ma joie est immense en trouvant ainsi quelques racines desséchées que je ramène à la surface avec mes mains. Une heure plus tard, mon maigre fagot de bois est prêt à recevoir la flamme de mon briquet. La nuit vient de tomber brutalement. Je fais chauffer ma soupe déshydratée dans laquelle je plonge quelques morceaux de pain sec. Je la déguste lentement, appréciant chaque bouchée.
Puis, je me couche près du feu qui se consume doucement, les yeux tournés vers le ciel. Je plonge mon regard dans la galaxie et me laisse absorber par les milliers d’étoiles qui encerclent une demi-lune rayonnante. Mon esprit s’envole vers la France au milieu des ceux que j’aime. Autour de moi, le silence est total. Je ressens un bien-être extrême dans ce désert qui est devenu mon ami. Le froid s’installe et je me glisse dans mon sac de couchage pour entamer une nuit de sommeil paisible après la plus belle soirée de Noël de ma vie, ce 24 décembre inoubliable.
Le confort d’une chambre d’hôtel ou de la maison de celui qui accueille le voyageur est parfois indispensable pour recharger les accus. Cependant, ce sont ces bivouacs souvent improvisés, dans d’improbables endroits qui ont déclenché chez moi les émotions les plus intenses. Ceux que j’ai vécus entre deux dunes de sable ou sur un plateau rocailleux loin de toute présence humaine m’ont marqué à tout jamais. Les deux sentiments de fragilité extrême et de profonde existence se mélangeaient en moi pour donner au final une dimension extra-ordinaire. Je souhaite à chacun de vivre des moments d’une telle intensité.
L’attente
Je sors de mon sommeil. Je n’ouvre pas les yeux, juste les oreilles. Le village se réveille et les bruits du petit matin me parviennent, étouffés par le mur d’enceinte.
J’ai encore en tête les étapes intensives qui ont précédé mon arrivée ici, à m’enfoncer chaque jour un peu plus dans l’immensité du désert algérien.
Tout près, un chien aboie. Je le prends comme un signal et soulève doucement mes paupières.
Je remarque d’abord les deux lits métalliques qui me font face, m’attarde sur la table en bois qui a dû être bleue du temps de sa splendeur. Un rayon de soleil se faufile par l’interstice de la porte ; la poussière ambiante en scintille de plaisir. Contre le mur fatigué, mes bottes semblent regretter le temps où elles étaient régulièrement cirées ; leur noirceur est un lointain souvenir. Mes bagages sont empilés dans un coin de la pièce ; je les ai posés là, hier au soir, trop fatigué pour y mettre de l’ordre. Je ne désirais alors qu'une bonne douche et une nuit réparatrice, dans cette auberge de jeunesse déserte.
Enfin, je me décide et vais ouvrir la porte de ma chambre. Aussitôt, une vive clarté m’éblouit ; le soleil est déjà haut et la cour intérieure renvoie un air surchauffé et sec.
Dehors, il y a ma moto, posée sur sa béquille latérale. Je me surprends à lui parler « Demain, c’est le grand jour ».
Je m’approche de ma monture et m’accroupis devant elle ; j’entreprends de l’examiner, lentement, en m’attardant sur ses moindres recoins. Elle parait en pleine forme, mais j’ai en tête l’étape précédente au cours de laquelle, brutalement, son moteur a eu des coupures ; sur cette interminable ligne droite de 350 kilomètres, l’angoisse m’avait saisi.
Après un rapide petit déjeuner, je pars rejoindre l’unique station d’essence et fais le plein du réservoir et des deux jerricans. La petite ville d’Illizi semble gagnée par une douce torpeur ; les passants rasent les murs, à la recherche d’un peu d’ombre.
Je rejoins l’auberge de jeunesse, sors tous mes bagages dans la cour et entreprends d’y mettre un peu d’ordre. Ce n’est pas indispensable, mais j’ai un besoin impérieux d’occuper mon corps et mon esprit pour m’empêcher de penser à la journée du lendemain.
L’homme qui s’occupe de cette auberge de jeunesse vient me voir. Il me fait part de ses craintes; prendre la piste seul lui parait déraisonnable, dangereux. Il me conseille vivement d’attendre le passage hypothétique d’un véhicule pour me joindre à lui. Mon angoisse monte d’un cran.
Je pars marcher dans les rues de ce village si calme ; les nombreuses maisons de pierre m’annoncent le type de terrain qui m’attend lors des étapes à venir. Je m’installe à la terrasse d’un café désert. Je m’arrête au septième thé ; sept, mon chiffre fétiche. Une façon de me rassurer.
J’examine ma carte routière, une fois de plus. Je suis mon itinéraire avec le bout de l’index, m’arrêtant parfois, essayant d’imaginer l’état de la piste à travers les changements de couleur.
La journée tire à sa fin. Jusqu’au bout, j’ai espéré un miracle, une rencontre inespérée. Mais mon voyage semble placé sous le signe de la solitude.
Je sais que demain j’en aurai terminé avec la douceur des hautes dunes de l’erg oriental bordant la route au revêtement parfait. Les rares témoignages que j’ai pu lire parlent de paysage lunaire, de blocs rocheux, d’absence de végétation.
Je m’imagine au guidon de ma lourde moto, progressant sur la piste accidentée, seul. La peur est là, tenace, qui me pousse à faire demi-tour.
Mais, tout au fond de moi, il y a cette envie d’aller plus en avant dans ce voyage, à la découverte de ce désert tout à la fois fascinant et effrayant.
La nuit me surprend, perdu dans ses pensées ; je rejoins ma chambre Le sommeil arrive en douceur.
J’achève le chargement de ma monture à l’aube. J’enfourche ma moto, replie la béquille latérale. Un coup de démarreur ; le souffle, puissant des deux pots d’échappement rebondit sur le mur d’enceinte proche et résonne dans la cour intérieure silencieuse; je laisse le moteur monter en température puis me décide, enfin, la gorge serrée, à enclencher la première.
Je traverse, sur un filet de gaz, le village endormi. Les maisons se font plus rares, la route disparaît soudainement.
Devant moi, il n’y a plus que la piste. Je parcours quelques kilomètres et m’arrête près d’un arbre, peut-être le dernier que je vais croiser sur ce plateau.
Au loin, je distingue des rochers à perte de vue ; c’est le plateau du Fadnoun. Je caresse le tronc encore rempli de la fraîcheur nocturne de ce mois de décembre. Le contact avec le bois lisse me réchauffe le cœur. Je ressens comme une sorte d’encouragement.
Je respire profondément, enfile son casque. Je suis prêt à affronter ces trois jours de piste.
Le voyage se conjugue avec le mouvement permanent. Mais, parfois, il y a des arrêts dans cette marche en avant au cours desquels on se retrouve dans l’attente. D’un visa, d’une autorisation, d’une santé à retrouver, d’une moto en cours de réparation ou dans l’anecdote relatée ici d’une décision difficile à prendre. Cette pause souvent contrainte n’est que le prélude à un nouveau départ et elle apprend au voyageur à ajouter la patience dans la liste de ce que l’on doit emporter au fond de ses sacoches. Le voyage est pour moi une véritable école de la vie.
Passage à vide
Au cours des mois précédant mon départ, j’avais rêvé de cet endroit en consultant la carte Michelin n°745 qui avait pris place sur le parquet de mon salon. A genoux sur le papier déplié, je me délectais à l’avance de ce désert blanc égyptien.
La route surchauffée des oasis que je parcours depuis deux jours a mis à mal mon organisme. Je m’arrête sur le bas-côté. Sur ma gauche, j’aperçois les énormes champignons de pierre calcaire dont la blancheur éclate sous les rayons du soleil déclinant. Je ressens une boule au creux de l’estomac en quittant l’axe routier pour pénétrer dans ce désert blanc. Après quelques kilomètres, je m’arrête près d’un rocher ; l’endroit me parait idéal pour y poser ma petite tente. Je suffoque sous les agressions de l’astre solaire. Il n’y a pas un souffle d’air. Je sens que je perds pied et tente de résister en m’occupant de mon campement. Mais le ver est dans le fruit, je ne parviens pas à arrêter le flot d’idées noires qui envahissent mon esprit. Je reste hermétique à la beauté naturelle qui m’entoure. Le coucher de soleil, loin de de m’apaiser, accentue au contraire cette sourde angoisse qui m’étreint. Soudain, des centaines d’insectes volants fondent sur mon visage et me contraignent à m’abriter derrière la moustiquaire de ma tente. J’ai du mal à respirer mais je sais que ce n’est pas seulement cette lourde chaleur qui en est à l’origine. La nuit tombe et je m’enfonce un peu plus dans le désespoir. Je voudrais crier pour l’évacuer mais j’en suis incapable.
Les heures s’écoulent avec une lenteur insupportable. Mon voyage est en train de m’échapper. Je sombre dans un trou sans fond. J’ai peur. Impossible de trouver le sommeil.
Au milieu de la nuit, un semblant de fraîcheur semble vouloir se manifester. Je sors, hébété. La lune et les étoiles diffusent une luminosité exceptionnelle. Mes premiers pas sont hésitants. J’entame une marche nocturne au milieu de ces sculptures taillées par mère nature. Peu à peu, j’émerge de cet océan de détresse qui m’a englouti sans prévenir après quatre semaines de voyage.
Le lever de soleil a le goût unique de la fin d’un cauchemar. Je replie ma tente et regarde une dernière fois ce lieu extraordinaire en m’excusant presque auprès de lui de n’avoir pas été capable de l’apprécier à sa juste valeur.
Un voyage en solitaire exacerbe les sentiments humains. L’espace de liberté totale offert à celui qui chemine, au gré des pays, lui ouvre l’accès à des moments de félicité d’une rare intensité. J’en ai plusieurs gravés dans ma mémoire. Mais, nul n’est à l’abri de passages à vide d’autant plus violents qu’il n’y a personne à côté de soi pour écouter et rassurer dans ces instants de doute profonds. On reste seul avec ses problèmes existentiels. Mais la nature humaine est bien faite, elle sait vous faire réagir pour sortir de ces situations car il n’y a pas d’autre alternative. Et, cela participe grandement à la connaissance de soi. Je suis toujours revenu de mes voyages au long cours avec le sentiment d’avoir « grandi ».
La route
Sortie de la ville. Devant moi, une ligne droite sans fin. J’aime cet instant. Quitter un endroit où j’ai passé quelques heures ou quelques jours pour m’engouffrer dans un terrain inconnu. Peu à peu disparaissent du champ de vision de mes rétroviseurs les dernières maisons. La roue avant de ma moto semble suivre son cap comme le fait l’étrave du bateau. Autour, c’est un spectacle minéral qui s’offre à mon regard. Du sable, beaucoup de sable et quelques rochers. Mon esprit absorbe cet environnement qui va m’accompagner tout au long de la journée. Je le sais déjà ; la lecture de ma carte la veille m’a montré qu’il n’y aura rien d’autre que ce ruban de bitume et moi. La visibilité totale et le revêtement de rêve me permettraient de rouler très vite sans aucun problème mais la raison l’emporte quand on roule seul, si loin de chez soi. Alors, je me stabilise à 100-110 km/h. J’assiste à la montée progressive du soleil dans le ciel. La chaleur augmente.
Premier arrêt. Rien autour de moi ne provoque cette halte. Aucun arbre à l’abri duquel s’installer, aucune maison. Non, il y juste le corps qui demande un peu de repos. Je bois un peu d’eau, entouré par le silence. Devant et derrière moi, il n’y que cette bande noire presque incongrue dans ce paysage désertique.
J’enfourche de nouveau ma monture, reprend de la vitesse à la manière des trains qui accélèrent avec une progressivité totale. Mon esprit vagabonde. De temps en temps, je crois apercevoir, dans le lointain, une fumée qui s’élève, sûrement un puits de pétrole.
Justement, je croise un énorme gros camion Kenworth aux roues démesurées et au bruit assourdissant, transportant d’imposantes canalisations.
De nouveau la route pour moi seul. J’alterne les moments d’euphorie à vivre cette route solitaire et ceux de doute quand je me mets à imaginer une panne dans un tel endroit.
Peu à peu, je ne fais qu’un avec cette voie rectiligne. Mon compteur égrène les kilomètres, les dizaines, puis les centaines, m’annonçant ainsi que je me rapproche du prochain village.
A la mi-journée, une station d’essence semble surgir du désert. Je m’arrête. Un homme aussi aride que la terre qui l’entoure fait le plein de mon réservoir. Je repars aussitôt. Cette journée est placée sous le signe d’une relation privilégiée entre la route et moi. Elle est devenue mon prolongement et j’éprouve un plaisir intense à y poser les deux bandes de caoutchouc de ma moto.
Le paysage change. Le terrain autour de moi se charge de reliefs accidentés portant en eux les millions d’années d’évolution de notre Terre.
Le soleil décline derrière moi et l’ombre de l’équipage s’étale sur le ruban noir magnifié par les couleurs chaudes de cette fin de journée.
La nuit tombe, brutalement. Le pinceau du phare tente de la repousser. Ma concentration est maximale. Cette route est devenue mienne aujourd’hui et je continue ma progression.
Soudain, la terre prend la place du goudron, la poussière forme un léger rempart devant mon phare sous les effets d’une brise nocturne. Je réduis ma vitesse. La fatigue frappe à la porte mais je lui demande encore un peu de temps avant de rentrer. Les kilomètres défilent de plus en plus lentement.
Enfin, alors que mon corps crie grâce, j’aperçois au loin des lumières. Je rentre quelques minutes plus tard dans ce que je pense être la ville d’In Amenas. La vision de baraquements cernés par des hauts grillages me ramène à la réalité de cette cité pétrolifère. La gendarmerie et l’hospitalité algérienne vont alors m’offrir ma première nuit de camping à l’intérieur d’une caserne. Je m’endors avec le goût magique de cette très longue route entre le lever et le coucher du soleil.
Le voyage, ce sont bien sûr ces rencontres si importantes, ces paysages merveilleux, la découverte de coutumes différentes mais je n’oublie pas cette relation si particulière qui se noue avec cette route qui permet de l’accomplir. Cela commence avec la lecture des cartes où sont tracées des lignes propices à la rêverie quand l’index chemine sur le papier alors que l’esprit se transporte dans le pays convoité. Puis, ce sont des étapes qui se succèdent, certaines plus intenses que d’autres au cours desquels la route devient un élément essentiel. Sans elle, point de voyage. Sinon, il y a la piste mais c’est un autre sujet…..
L’essence
Sust. 3500 mètres d’altitude. La frontière chinoise est tout près, à 80 kilomètres de là. Nous sommes au début de la chaîne himalayenne. J’éprouve le même sentiment d’éloignement que j’ai pu ressentir dans les étendues du Sahara. Justement, comme là-bas, se pose le problème de l’essence. Aucune station dans ce village perdu. Alors, avec mes deux compagnons de route, je pars à la recherche du liquide ô combien précieux. La journée finit de s’écouler et une solution semble enfin voir le jour. A la nuit tombée, nous rencontrons celui qui détient les clefs de la poursuite de notre voyage.
L’homme est debout. A côté de lui, trône un modeste jerrican qui nous apparait soudain comme le plus beau des trésors. On enlève le bouchon, on s’étonne de l’apparence « eau minérale » du liquide, on se regarde vaguement inquiets et on accepte (a-t-on vraiment le choix ?) d’acheter ce carburant en provenance de Chine, semble-t-il. C’est ensuite le remplissage des réservoirs, un acte auquel je n’avais jusque-là jamais prêté une telle attention.
Le lendemain, nos trois V2 Honda, déjà essoufflés par l’altitude, semblent délivrer la moitié de leur puissance habituelle. A priori, nous n’avons pas eu droit à un carburant « haute performance »! Mais le son de nos braves percherons suffit à notre bonheur. La vie est faite de petits instants de bonheur, telle cette essence pakistano-chinoise au taux d’octane improbable …..
La route mouillée s’infiltre dans les gorges montagneuses qui doivent me conduire à la frontière entre l’Iran et la Turquie. Le froid me saisit. J’aperçois une station d’essence, peut-être la dernière dans le pays. A 6 centimes le litre, il serait dommage de se priver d’un dernier plein.
Le pompiste vient me servir pendant que je tente de me réchauffer. Puis il m’invite d’un geste de la main à rentrer dans son modeste local. La barrière de la langue est présente mais il n’y pas besoin de mots pour comprendre qu’il m’offre le thé. Nous nous asseyons. Le silence s’installe entre nous, mais il n’est pas pesant. Bien au contraire, il règne dans cette minuscule pièce une chaleur qui n’est pas simplement due à la température qui y règne. L’homme partage avec moi quelques gâteaux secs. Peu après, je le remercie et sort des billets de ma poche pour payer le plein de ma moto. Il fait un signe de négation avec la tête et met sa main sur le cœur. Je le quitte abasourdi. C’est bien la première fois qu’un pompiste m’offre l’essence versée dans mon réservoir !
Nourrir sa monture est devenu un acte banal dans notre cher pays, mais aussi, hélas, dénué de toute humanité. Une carte bancaire, un automate à la voie « robotique », au mieux une personne entre-aperçue derrière un guichet cloisonné, voilà ce qu’est devenu notre quotidien. Nos voisins espagnols ont su conserver la relation humaine et l’on est servi dans les stations d’essence de ce pays, mais il n’est pas le seul. Et, quand on est sur la route, cet endroit prend toute son importance. Il est l’occasion de faire une pause, de discuter, d’obtenir des renseignements.
Parfois, c’est aussi un prétexte pour partager le thé comme cela fait fréquemment en Turquie et en Syrie. Et (expérience vécue !), cela permet de monter sa tente quand la fatigue est trop forte et que la nuit vient de s’installer. Enfin, dans certains endroits isolés, tel le Balouchistan, la station d’essence, c’est un homme sur le bord de la route avec quelques bidons d’essence de contrebande et un bout de tissu pour filtrer le carburant incertain. Et au final le soulagement de pouvoir poursuivre son chemin.
Le chargement
Au cours de ma petite et heureuse enfance, je me souviens des soirées dans la maison de mes grands-parents au coeur de ce village corrézien. Parfois, quand le repas était terminé, je m’éclipsais avec mon frère laissant les adultes à leur conversation.
Dans un coin de la grande salle à manger, notre jeu d’alors consistait à dénicher deux chaises et à les mettre l’une derrière l’autre. L’un d’entre nous s’installait sur celle de devant, le second occupait l’autre chaise. Dans notre esprit, elles représentaient notre « moto ». Nous avions alors envie de grands espaces et il nous fallait trouver ce qui ferait office de bagages . Les nombreux livres présents dans la maison remplissaient à merveille ce rôle et une grosse quantité prenait place sur les genoux de celui affecté au rôle de passager. Nous étions alors prêts à entamer un long voyage qui n’avait d’autres limites que celles fixées par notre imagination débridée de gamins en culottes courtes et nous partions sur les routes nées dans nos cerveaux en ébullition. Plus rien n’existait alors que cet itinéraire que nous peaufinions au gré de nos envies. Nous longions des cours d’eau, faisions halte près de vastes prairies pour un pique nique ou à l’orée des bois pour un campement avant l’étape du lendemain. Nous étions voyageurs de l’immobile.
Bien des années plus tard, j’ai le souvenir précis de cette journée estivale. Dans le garage familial , avec ma passagère de l’époque, nous avions déposé tout ce que nous estimions absolument nécessaire pour accomplir notre premier voyage avec notre Honda 125 CG. Nous avions entassé l’ensemble avec tout l’enthousiasme de la jeunesse dans les deux sacoches en skaï et le porte-bagages qui croulait sous la charge. Je la trouvais alors si belle, notre petite Honda en tenue de voyageuse.
Il ne nous restait plus qu’à partir. Le départ fut chaotique avec une moto qui tanguait tel le bateau ivre jusqu’à atteindre les 30 km/h, mais rien n’aurait pu décourager cette envie si forte de prendre la route… Jusqu’à la sortie de cette épingle serrée négociée au pas derrière un camion surchargé, lorsque j’accélérai vivement pour me débarrasser de cet encombrant véhicule. C’est sur la roue arrière que la manœuvre fut effectuée! Je m’arrêtai un peu plus loin le coeur battant à tout rompre. Je venais de découvrir à mes dépends qu’une bonne répartition du poids était absolument nécessaire pour assurer une certaine stabilité à notre moto. Rien de tel qu’un exercice pratique pour bien comprendre certains principes physiques…
Cette propension à charger mes motos au-delà du raisonnable me poursuivra cependant au fil des longs voyages que j’entrepris dans la foulée de cette première virée tunisienne. Je restai fidèle à mes rêves d’enfant qui naissaient à la vue de ces motos croisant mon chemin. Toutes faisaient battre mon coeur, mais seules celles dont une partie disparaissait sous le chargement avaient la faculté de me transporter dans un monde inconnu dont je percevais déjà le goût unique . Ces deux roues en apparence si peu aptes à transporter tout ce dont un voyageur a besoin incarnait pourtant pour moi l’idéal, celui d’un véhicule synonyme de liberté de mouvement et de plaisir conjugués.
C’est peut-être pour cette raison que j’évite de me moquer des motards que je vois, parfois, au guidon de leur gros trail muni de volumineuses sacoches alors qu’ils font le trajet maison-boulot. Rêver que l’on est en voyage, n’est-ce pas une belle introduction avant le vrai départ.
Risque ou danger?
Septembre 1985. Dans ce poste frontière entre le sud de la Tunisie et l'Algérie, j'ai la boule au ventre. Je ne peux retirer de mon esprit les mises en garde répétées des personnes de notre entourage notamment celles des pieds noirs ayant vécu les atrocités d'une guerre qui ne disait pas son nom. Les « aboiements » des douaniers tentant de canaliser une foule impatiente ne sont pas faits pour me rassurer. Au milieu d'une tension palpable, j'ai le sentiment d'un saut vers l'inconnu.
Une dernière formalité nous attend dans ce petit bureau de l'assurance obligatoire. L'homme nous reçoit avec le sourire, remplit rapidement l'attestation et s'enquiert de notre destination et de notre point de chute pour la nuit. Devant notre incertitude, il écrit en arabe un petit mot sur une feuille de papier destiné à son épouse.
En fin de journée, nous nous présentons un peu gênés dans cette petite maison du village de Debila. Nous y sommes reçus comme des rois. Je me souviens encore de mes larmes de bonheur quand nous avons bu le thé à la menthe avec les membres de cette famille, en fin de soirée, au sommet d'une dune sous une myriade d'étoiles.
Je suis allé à quatre reprises dans ce pays et ce que m'ont offert ses habitants fut au-delà de tout ce que je pouvais en attendre. Une écoute de tous les instants et une envie de rendre la vie du voyageur agréable. A tout moment et en tout lieu.
Je devrais avoir cela à l'esprit alors que je m’apprête à rentrer au Pakistan en ce mois d’avril 2002. Mais l’affaire semble autrement plus sérieuse. Il y a quelques mois, un terrible attentat a eu lieu à New York et depuis, les images délivrées par les médias montrent des hommes armés prêts à tuer le moindre occidental passant à leur portée. Pour me rendre au Népal, je n’ai pourtant pas le choix, il me faut traverser ce pays.
Alors, avec mes deux compagnons de route rencontrés en Iran, nous échafaudons des plans pour que cette étape pakistanaise soit la plus courte possible. En toute innocence, nous avons réussi à planifier cela en trois jours; qu'il est aisé (mais peu réaliste!) de survoler une carte routière en lui faisant dire ce qui nous arrange…
La frontière passée, nous nous engouffrons dans le désert du Balouchistan, un endroit où il est déconseillé de s'attarder. Nous roulons toute la journée pour franchir cette bande de terre longeant l' Afghanistan et arrivons à Quetta, 700 kilomètres plus loin à la nuit tombée. La journée du lendemain est consacrée à quelques formalités et les contacts avec les Pakistanais se révèlent simples et chaleureux. Nous sommes très loin de l'image véhiculée par les médias. Il est donc décidé à l'unanimité de prolonger notre séjour dans le pays. Au cours des jours qui suivent, je me sens happé par ce pays fascinant, grouillant de vie, et l'arrivée dans la grandiose chaîne de l'Himalaya sonne comme un cadeau de Dame Nature. Je n’ai plus envie de quitter ce pays, ses habitants si accueillants et abandonne l’idée de me rendre dans l’Inde voisine. Je prolonge mon séjour dans ce Pakistan séduisant à mille lieux de ce que j’avais imaginé.
La peur de l’inconnu fait partie intégrante de l’être humain. Né sur un territoire avec ses us et coutumes, il est parfois difficile d’oser aller chez celui dont le mode de vie est si différent. Quand l’information au sens large déforme, volontairement ou non, la réalité d’un pays, l’appréhension peut alors se transformer en véritable peur. Si on arrive à la surmonter, on découvre par soi-même un monde bien différent de celui qui nous a été dépeint. Le voyage est un formidable révélateur du véritable mode d’existence d’un pays. Je l’ai souvent remarqué mais cette expérience pakistanaise fut réellement la plus enrichissante que j’ai connue. Elle m’a montré une réalité aux antipodes des vérités assénées par les canaux de l’information qui portent parfois bien mal leur nom.
J’ai passé un mois complet dans ce pays méconnu sans éprouver la moindre crainte pour ma sécurité.
Alors, le Pakistan pays le plus sûr au monde ? Ne nous emballons pas car j’ai oublié de vous parler d’un petit détail. Y circuler sur les routes constitua un des épisodes les plus effrayants de ma vie de motard. Rouler là-bas, c’est s’assurer un lot d’émotions à chaque kilomètre parcouru. Il faudra que je vous en parle dans une prochaine brève de voyage...
Risque ou danger (suite)?
La nature humaine est bien faite. Elle a une faculté d'adaptation qui lui permet de faire face aux changements extérieurs qui émaillent sa vie. C'est la réflexion que je me fais alors que j'ai quitté les montagnes de la Karakoram Highway entre la Chine et le Pakistan et que j'ai pris la direction de l'ouest annonçant le chemin du retour.
Cela fait maintenant trois semaines que je circule sur les routes pakistanaises et je me suis progressivement habitué au comportement parfois suicidaire de tous ceux que j'ai pu croiser. Les (magnifiques) camions surchargés au bord de la rupture dont j'ai pu voir les épaves dans les fossés ou au fond des ravins, les deux roues (avec ou sans moteur) qui virevoltent au gré des envies du propriétaire, les charrettes imposantes qui constituent des obstacles à ne surtout pas négliger à la sortie des virages en aveugle, les minibus toujours pressés croulant sous le poids des trop nombreux passagers et de leurs bagages entassés sur le toit.
J'ai développé un sens de l'anticipation encore plus poussé que d'habitude, condition sine qua non pour parvenir à survivre dans cet univers hostile. C'est devenu naturel chez moi de focaliser mon attention sur mon environnement tant j'ai compris que, comme on le dit parfois chez nous, "un accident est vite arrivé". Ici, ce n'est pas qu'une expression, cela fait partie du quotidien.
D'ailleurs, alors que je mange dehors dans un petit resto, j'aperçois une petite Suzuki pick-up qui passe à pleine vitesse dans le virage. Le conducteur saute sur les freins pour éviter le camion arrivant en face. La voiture part en embardée, est déséquilibrée sur une bosse, se couche sur le flanc et glisse dans un bruit de ferraille pour terminer sa course folle contre un poteau électrique. Effaré, je me suis levé précipitamment de ma chaise; le cuisinier à coté de moi se contente de lever les yeux avant de poursuivre son travail. En une minute, les personnes présentes sur les lieux redressent le véhicule dont le moteur est resté allumé.... et le conducteur et son passager reprennent immédiatement la route sans même se donner la peine de sortir et vérifier l'étendue des dégâts sur la voiture!
Plus tard, alors que la journée tire à sa fin, j'aperçois, de profil, un semi-remorque que je ne vais pas tarder à croiser, alors qu'il s'apprête à négocier le virage. Un signal d'alerte résonne dans ma tête. Est-ce que ce ne sont pas des pneus que j'ai cru entrevoir derrière le camion? Je plonge sans réfléchir sur le bas coté en terre tout en freinant en catastrophe. Une seconde plus tard, surgit sur ma voie de circulation un minibus Toyota rouge penchant dangereusement sous l'effet de son chargement largement au dessus du poids maximal autorisé et de sa vitesse excessive !
Je suis passé très près de la catastrophe. Ma réaction instinctive m'a sauvé la vie en évitant un choc frontal dont je n'ose imaginer la violence!
Je reste un long moment sur le bord de la route, laissant mon coeur reprendre un rythme plus raisonnable après cette énorme frayeur. Je me souviens de la réflexion que nous nous étions faite, il y a quelques jours de cela , avec Vincent et Stéphane, les deux motards suisses qui avaient partagé une bonne partie de mon séjour au Pakistan. « A tout moment, la mort peut frapper sur ces routes ». Aujourd’hui, elle m’a effleuré avec ce minibus fou. Et la perspective de simples blessures n’était guère plus réjouissante. J'ai encore en tête la réflexion de ce voyageur australien qui avait attrapé le choléra ici. "Dans les hôpitaux du pays, même les médecins qui y travaillent meurent" m'avait-il dit avec un humour très britannique!
Quelques jours plus tard, je retrouve la longue traversée du Balouchistan qui doit me mener à la frontière iranienne. J'ai alors l'impression de pénétrer sur l'autoroute du soleil en France après avoir vécu ces folles conditions de route. Dorénavant, sur cette très longue ligne droite déserte, les seuls obstacles à éviter, ce sont les langues de sable qui ont parfois envahi le revêtement.
Et, croyez moi, elles sont beaucoup plus prévisibles dans leur comportement que les conducteurs du pays!
La panne
La piste serpente au milieu des pics rocheux. Autour de nous s'élèvent les montagnes du Hoggar. Je peine à diriger ma moto, une routière peu adaptée à de telles conditions. Cela fait maintenant plusieurs heures que nous avons quitté Tamanrasset en compagnie de quelques motards rencontrés au camping . Les arrêts sont nombreux pour récupérer de la fatigue qui s'installe progressivement. Moments de répit bienvenus au cours desquels j'en profite pour admirer le paysage grandiose qui nous entoure. Pas la moindre végétation à l'horizon, c'est un monde minéral qui s'offre à nous. Je sais que, une fois au guidon, seule la lecture de cette piste éprouvante retiendra mon attention.
La journée s'avance, le dénivelé devient de plus en plus important. Mon moteur s'essouffle. Est-ce dû à l'altitude ? Sous mon casque, l'inquiétude s'installe. Peu après, la moto perd de sa puissance. Un des motards du groupe s'arrête à ma hauteur et embarque ma passagère sur son trail. Je poursuis seul mon chemin de croix vers l'ermitage du Père de Foucauld tant convoité, perché là-haut, à 2780 mètres d'altitude. Encore un petit effort, je sens l'arrivée proche. Mais, à la sortie d'une épingle, le V-twin devient étrangement absent, je saute de la moto et cours à coté d'elle dans un ultime effort. Elle peine à monter. Soudain, le moteur s'éteint et l'angoisse m'étreint.
Après un long moment de doute, je m'attaque au démontage des bougies, noires comme la suie. Je les nettoie, contrôle mon filtre à air et arrache le bas qui l'entoure. A priori, son installation en vue de le protéger des entrées de sable n'était pas la meilleure des idées… Ma Honda redémarre et je ressens un profond soulagement. Une panne dans une endroit aussi isolé avait quelque chose d'effrayant.
J'ai parcouru de nombreux pays au guidon de mes motos et, dans les endroits les plus isolés, j'ai parfois eu cette peur enfouie au fond de moi de voir ma monture m'abandonner en refusant de poursuivre sa route. Piètre mécanicien, j'ai toujours eu une pensée pour mes motos en souhaitant (et en leur demandant parfois dans les moments de grand doute où je n'hésite pas à leur parler!) qu'elles m'emmènent jusqu'au terme de mon voyage. Et, par chance, ce fut le cas.
J'ai lu dans des récits de voyage que des pannes avaient permis de faire de nouvelles rencontres, de donner une orientation nouvelle au périple. Il n'empêche; les motards que j'ai rencontrés obligés de mettre une longue parenthèse à leur voyage ne m'ont jamais paru heureux de devoir subir cet imprévu. Bloqués par leur monture hors d'état de marche, j'ai vu chez eux un mélange de désarroi et d'énervement devant ce contretemps dont ils ne maîtrisaient pas la durée. Et je ne parle pas de ceux ayant dû rentrer chez eux par avion en laissant leur moto sur place...
Personnellement, je dois reconnaître ma grande reconnaissance envers mes motos qui, chaque jour, m'emmenaient un peu plus en avant, sous des chaleurs extrêmes, sur des pistes accidentées ou face à l'attaque de vents de sable violents. Grâce à elles, j'ai pu consacrer toute mon énergie à profiter des multiples rencontres, élément clef d'un voyage.
Et je garde un souvenir ému de cette journée lorsque, dans cette ligne droite interminable au milieu des étendues sablonneuses du sud de l'Algérie, le moteur de ma Honda XLV 750 s'était éteint, de la longue marche sous le soleil à la pousser jusqu’au petit village, de la réparation de fortune du seul mécanicien présent dans cet endroit désert (avec deux câbles électriques traînant au fond du garage qui, branchés directement sur la batterie, avaient permis de faire fonctionner la pompe à essence muette à cause du boîtier électronique en train de lâcher) et de ma remontée sur Alger. Arrivé à Marseille, la raison me dictait une halte chez le concessionnaire local mais, mû par je ne sais quelle obstination, j’avais poursuivi ma route jusqu’à Tarbes. Etape interminable à l’écoute de mon moteur qui refusait de dépasser 100 km/h et énorme soulagement quand je pénétrai enfin dans le garage familial à Tarbes. Le lendemain, j’allai chez mon concessionnaire. Alors que j’étais au feu rouge, à 50 mètres de ma destination, mon moteur s’éteignit… définitivement. Et c’est à la poussette que j’apportai ma moto à mon mécanicien préféré, l’esprit léger. Même blessée, ma fidèle monture m’avait ramené au bercail !
L'éloge de la lenteur
Après avoir refermé la porte du garage, c'est le départ, les premiers tours de roues dans les faubourgs de la ville au petit matin. La traversée des Pyrénées avant de basculer en terre hispanique. Les tapas avalés rapidement dans les auberges en bord de route, les soirées animées dans les bars jusque tard dans la nuit. La découverte de l'Andalousie révélant les traces du passage des Arabes dans la région.
La traversée en bateau et l'arrivée sur le sol africain marquent une étape nouvelle dans le voyage. J'ai changé de continent et mon environnement me le rappelle. La djellabah a remplacé le pantalon et la robe, les ânes déambulent dans les rues des villages, mon regard se porte sur les maisons de terre, mes oreilles absorbent les appels à la prière du muezzin, mes narines réagissent aux senteurs des souks colorés.
Une deuxième frontière est franchie. Les dunes de sable à l'infini s'invitent dans mon champ de vision. Les gargotes esseulées où des repas frugaux me sont proposés deviennent des oasis merveilleuses au goût de festin.
De temps en temps, il y a des brèves et chaleureuses rencontres avec les routiers au volant de camions fatigués.
Il me faut composer avec les nuits glaciales du Sahara hivernal, blotti dans mon sac de couchage sous la mince toile de ma tente et les longues journées au milieu de paysages désertiques avec la poussière et le sable fin pour compagnons quotidiens.
Et, pour terminer, cette piste accidentée où j'évolue des jours durant à faible allure.
Au cours de cette longue descente vers le sud, j'ai senti la terre respirer. Je reste un étranger sur ce territoire car seuls ceux qui y naissent et y vivent peuvent revendiquer leur appartenance à l'endroit qui les voit grandir, mais il y a au fond de moi comme un début de compréhension de ce vaste pays.
Je pénètre dans Djanet qui m'apparaît comme une île au milieu de l'océan.
Je rencontre Hamid, et ce Touareg va être mon guide pour visiter ce magnifique désert du Tassili N'ajjer où surgissent, soudain, au pied d'une falaise, des peintures ou gravures rupestres, témoignage de la vie passée dans cette région.
Au cours des trois jours qui suivent en sa compagnie, une complicité s'installe entre nous. Hamid me questionne sur ma route, mes difficultés rencontrées sur l'éprouvante piste qui m'a mené jusqu'à Djanet, sur mes rencontres. Il m'apprend à lire la piste, les passages sablonneux. De mon coté, je l'interroge sur sa vie dans ce désert parfois si peu accueillant mais qui m'a envoûté. Nous sommes deux nomades de culture différente échangeant leurs idées. Je ressens alors un décalage avec les trois Français arrivés la veille par avion de Paris qui nous accompagnent . Je réalise qu'ils sont passés brutalement de l'hiver parisien au désert surchauffé, de la vie citadine aux étendues désertiques et que leur organisme n'a pas eu le temps de digérer un tel choc.
Je n'ai jamais effectué de voyage en avion, tout d'abord par amour pour la moto mais aussi parce que j'ai ancré au fond de moi ce goût pour une certaine lenteur à introduire dans mes longues virées. J'aime cette progressivité qui s'installe entre les premiers tours de roues dans la ville que je côtoie au quotidien et l'arrivée dans le ou les pays convoités. J'aime sentir tout mon être recevoir les changements qui s'opèrent autour de moi au fur et à mesure que je m'éloigne de mon pays natal. Et c'est ainsi que, sans prévenir, s'installe un état de félicité qui va magnifier le voyage entamé quelques semaines auparavant, comme si les pores de ma peau avaient fini par absorber ces nouveaux paysages, ces multiples rencontres, ces atmosphères différentes.
Cette accumulation de petites étapes, par touches successives, va donner au voyage qui se construit ainsi une dimension extraordinaire, avec un immense bonheur à la clef. Et ce lent cheminement intérieur vaut aussi pour le chemin qui me ramène chez moi atténuant ainsi le choc du retour à une vie quotidienne routinière. Avec, au final, cet énorme plaisir que j'éprouve lors du moment privilégié où je ramène ma monture à la maison. Voyager dans de telles conditions constitue un formidable espace de liberté que la vie sait nous offrir si on se donne la peine de le chercher.