Sortie de mon premier roman : L’araignée et les volets de bois

Syrie et Jordanie

Une maison en pierre de taille, d’aspect médiéval, au milieu d’une vaste étendue de sable. Au-delà, des champs bien secs pour qui vient du nord, c’est la frontière syrienne. On a parcouru sur des kilomètres une route bordée de barbelés qui ne semblent protéger que du sable, hérissée de proche en proche d’un mirador. Une zone frontalière de ce style, ça donne carrément l’impression d’être entre deux pays qui se méfient l’un de l’autre.


Lorsque l’on a quitté la Turquie, on nous a dit que, sans visa, on nous laisserait jamais entrer en Syrie. Nous sommes arrivés à la barrière fatidique. Au-delà de ce morceau de ferraille blanc et rouge, c’est l’Orient.

Ya Bab ech-Charq, porte de l’Orient, Puce et moi  te demandons passage. Sympas, les douaniers syriens, toujours est-il qu’il faut attendre ici vingt-quatre heures.


« Il faut téléphoner à Damas et, ici, le téléphone, c’est très long, mais vous voyez, il y a un  restaurant juste là, si vous voulez dormir, vous avez des buissons là bas pour être à l’ombre, vous ne manquerez de rien …».


Effectivement, presque en face du bureau de douane, il y a un café-restaurant-épicerie-bazar, j’ai demandé du papier pour écrire et, écartant les bras avec une mimique consternée, on m’a répondu : « Ma fiii ! ».

Y’en a pas, pourquoi voudrait-on écrire, alors qu’il fait si chaud, qu’au-delà de la terre sèche qui nous entoure, il n’y peut-être rien. Pour occuper mon temps, je révise le « manuel du parler arabe au Moyen Orient ».


Sorti une seconde pour accomplir un devoir trivial, je trouve en rentrant un garçon d’une dizaine d’années en train de crayonner mon manuel. En gros caractères hésitants, il recopie « Jean Kassab » en oubliant un « s » au passage, peut-être parce que l’on ne double pas les consonnes en arabe, enfin si, mais pas en les écrivant deux fois, il y a un accent pour ça.


Cela fait une heure que je suis en Syrie, et Allah m’a déjà envoyé un ami.


Nous nous donnons mutuellement des cours d’écriture, chacun dans son alphabet, puis mon condisciple me demande : « Où vas-tu dormir, cette nuit ? ».


Je désigne les arbres rachots, en face du poste de douane : « Là ! »


-Viens chez moi ! »


Deux choses me retiennent : d’une part, mon compagnon m’a l’air bien jeune pour décider qu’un tel sera invité à la maison ce soir, d’autre part, sans autorisation, je ne tiens pas à me risquer à franchir la petite barrière qui matérialise la frontière turco-syrienne. Je lui explique.

Sûr de lui, il file au bureau de douane, un gabelou qui sommeillait devant la frontière me fait signe de passer. C’est ainsi que, Puce et moi entrons pour la première fois, officieusement, en Syrie. Une demi-heure après, je me retrouvais dans le village de Salama, en famille. La famille, c’est mon petit copain, son père, un grand escogriffe maigre et sec, sa mère, plus petite, plus enveloppée, plus bavarde, surtout, et ses deux sœurs, fines, élégantes, de délicieuses biches fuyantes du regard…


Très difficile au début de converser en Arabie parce que nous n’avons pas l’habitude des silences. Dès que notre vis-à-vis arrête de parler, nous nous croyons obligés de boucher le trou. Eux, non.

Un silence de dix minutes dans une conversation ne les dérange en aucune sorte. Aussi, souvent, je me retrouvais comme un gland, tenté de sortir un équivalent du « and hummmmmmm » des Anglais, qui ne débouche sur rien.

De plus, les Arabes ne répugnent en rien à s’engueuler devant témoin. Apparemment, on est vite admis dans la famille, pour le meilleur et pour le pire.

Lorsque monsieur et madame commencèrent à se crêper le chignon, j'étais dans mes petites bottes… Gêné !

Mes hôtes font bientôt venir un voisin anglophone, avec qui je me livre à des échanges pédagogiques. Il est heureux comme tout d’entendre quelqu’un qui parle à peu près potablement le british, et ça me repose de ne plus avoir à déraper dans les virages difficiles de la langue arabe, surtout que l’arabe de mes hôtes n’a pas l’air d’être tout à fait le même que celui de mon bouquin.

Les dialectes du Moyen Orient, c’est un peu comme l’allemand de Suisse, différent d’un canton à l’autre. La lecture de son manuel d’anglais me fait tordre de rire. Ensuite, ce sont les cours de prononciation. Il m’écrase avec « Moustahil » (peut-être) dont le « h » est une spirante laryngale sourde qui fait le malheur de tous les arabisants débutants de l’occident.

Je me venge avec « Miss Ffyfth », le nom de la gouvernante galloise des enfants du major Thompson, et « Red Rolls Royces are rarer than red Ferraris », petit tord-langue que j’ai inventé pour inculquer le R anglais à mes petits Romains il y a … un peu plus d’une semaine, il me semble déjà que ça fait une éternité. C’est déjà loin, Rome…


A l’heure du diner, on pose à terre un très grand plat métallique garni d’un assortiment complet de légumes, et de pain syrien. Le pain syrien, c’est une sorte de crêpe très épaisse. J’attendais de voir mes hôtes commencer à se débrouiller avec ça, mais eux attendaient de toute évidence que leur invité-moi- prenne la première bouchée.

Or à l’horizon pas une assiette, pas une fourchette, rien. Je n’allais tout de même pas faire comme au collège les jours d’Anarchie : toute la tablée se mettait les mains derrière le dos puis quelqu’un scandait : anarrrrr…chie ! Sur cette dernière syllabe, tout le monde se jetait sur la bouffe à pleines mains, le moins cradaud était celui qui mangeait le moins.

Après réflexion, j’attrape un morceau de pain, et, m’en servant comme d’une cuillère, je chope quelques pois chiches.


Aussitôt mes hôtes se mettent en route à leur tour, et je comprends comment on procède: on prend un morceau de pain (ou plutôt de crêpe) que l'on plie en deux pour prendre de la mangeaille comme avec une pince. Il n'est pas du tout obligatoire de manger le pain à chaque fois. Il est là bas à la fois nourriture et couvert.


Lorsque vient le moment de dormir, mes hôtes commencent, dans la grande pièce où nous sommes, à déplier des nattes à même le sol. Au bout de la salle à manger devenue chambre, il y a un très haut et vaste lit à deux places. On me le désigne, "tfaddal", s'il te plait.

J'essaie d'expliquer que je n'ai pas besoin de ce grand lit, qu'une natte me suffit. Rien à faire. Je dormirai dans le seul et grand lit, pendant que les maîtres de maison coucheront sur des nattes, par terre...


Le lendemain matin, vers dix heures, je retourne au poste de douane. La réponse de Damas n'est pas encore arrivée, il faut attendre encore un peu.

Pour m'occuper-ah, ces occidentaux stakhanovistes- je me mets à régler mon avance à l'allumage, sous le regard curieux des douaniers.

J'ai à peine terminé mon réglage qu'un autochtone vient me voir avec son 50 cc KTM autrichien. Je n'en avais encore jamais vu. C'est un cyclo utilitaire à cinq vitesses et cadre poutre en tôle emboutie, avec une esthétique un peu wagnérienne style années 50.

Il le démarre devant moi avec une mimique désolée. Son engin a un ralenti à 5000 tours. Je ressors mes outils, un coup de tournevis à la vis de butée de boisseau, un coup à la vis d'air et voilà mon KTM avec un ralenti honnête.

Le propriétaire est heureux comme un pape et me propose en récompense d'essayer sa bête. Oh misère, j'ai cru mourir! Plus que quatre vitesses sur cinq, un embrayage qui entraîne comme ce n'est pas permis, je manque de me ratatiner dans le premier virage  la...chose n'a pas, mais pas du tout de frein avant, et un frein arrière sur lequel il faut se mettre debout pour ralentir un tout, un tout petit peu. Je rends le KTM avec une mimique évasive, et le proprio repart.

Arrive un second client, avec cette fois un Simson. C'est un engin d'Allemagne de l'Est qui, il y a trois ans, faillit être importé en France. Un petit deux-temps 50 cc trois vitesses, avec un refroidissement par turbine. Laid à faire peur, mais paraît-il solide comme la grande muraille de Chine.

C'est le 50 cc le plus courant en Syrie, normal puisqu'il vient d'Allemagne démocratique et que la Syrie est sous régime néo-socialiste. Le Simson ne marche plus. Son pilote est vraiment désolé car il allait à Adana en Turquie, et qu'il se retrouve comme un gland avec son engin muet. Démontage de bougie, pas d'allumage. A grand-peine, je démonte le carter de turbine pour voir le rupteur d'allumage. Dio cane!

Imaginez une prémolaire de grand-mère de 275 ans, c'est à ça que ressemble le rupteur de la pauvre Simson. En jouant à fond sur le réglage, j'arrive à obtenir que le malheureux moignon de rupteur s'ouvre tout de même un peu. Cela fait, l'étincelle à la bougie est réellement minuscule, mais présente.

Vaillamment, le petit engin repart à la poussette. Son proprio enquille aussitôt la route de la Turquie, je lui signale qu'il faut d'urgence changer son rupteur, il dit oui et s'en va. Bien sûr qu'il ne le fera pas, à quoi bon, puisque ça marche.


Je suis déjà en train d'envisager l'installation d'une boutique de réparation à Salama, lorsque le douanier me hèle: mon visa est accordé, je vais pouvoir franchir la frontière.

Le temps de souscrire une assurance, de faire viser mon carnet de passage en douane, je peux enfin franchir de plein droit la frontière syrienne. Un nouveau monde qui doit être assez extraordinaire, si j'en juge par mes premières vingt-quatre heures en Syrie... Allez, roule...


Mon premier contact avec la route en Syrie est une petite déception. Puce et moi, on s'était entraîné à bien lire les caractères arabes. Jusqu'à 680 mètres par temps de brouillard, on pouvait distinguer sans l'ombre d'une hésitation un Fa d'un Waw, un Ta d'un Ya, un Kaf d'un Lam, bref en passant à 200 à l'heure par beau temps, on aurait pu lire le Coran dans le texte. Hélas! la plupart des panneaux sur les routes principales sont sous-titrées en caractères européens.


En parlant de signalisation, en Arabie, elle n'est pas basée sur la même philosophie qu'en Europe. L'Européen est un perpétuel inquiet, mais l'Arabe, lui, est d'un naturel plus serein.

Aussi, lorsque vous suivez une grande route européenne, vous trouvez, au moins tous les 20-30 kilomètres, même si la route est droite et sans carrefour important, des panneaux qui vous confirment que vous êtes bien sur la route de Paris ou de Pampelune. En Arabie, à quelques exceptions près, il n’y a des indications que lorsqu’elles sont vraiment nécessaires. Si vous suivez une grande route, vous pouvez faire deux cents kilomètres sans voir quoi que ce soit confirmant sa destination. Ceux que vous verrez indiquent où vous allez si vous quittez la route principale, mais où va la principale n’est plus indiqué. Il ne faut pas se tromper au départ et ensuite suivre la route, sans se démoraliser. Les carnets de route de rallyes appellent ça « TDSRP », en clair « tout droit sur route principale ».


De même en ville, les panneaux peuvent être très éloignés les uns des autres. On peut traverser dix carrefours sans voir de panneaux de rappel. Cela signifie, tout simplement, qu’il faut aller TDSRP. Les Arabes qui viennent en Europe doivent se dire que nous mettons un nombre incroyable de panneaux indicateurs inutiles, et ils ont raison. Cela doit venir d’un tempérament inquiet. Cependant, avant d’avoir pris l’habitude, que d’angoisses avons-nous connues, Puce et moi !


Voilà Halab-Alep- notre première grande ville syrienne. Nous y entrons par ce que nous croyons être un faubourg, un enchevêtrement de petites et moyennes rues. Nous croyons bêtement, Puce et moi, que toutes les grandes villes sont faites de boulevards Haussmanesques tracés au cordeau.

Des grands axes de ce tonneau, nous en verrons à Damas, mais Alep ressemble à un village très, très étendu. C’est peut-être pour cela que les touristes, nous compris, ont une attirance toute spéciale pour elle. Un peu intimidé, tenant Puce par la main, because sens interdit, je suis entré dans Alep, avec comme premier objectif de casser une petite dalle et regarder les gens passer.


Tout au long de la rue où se trouve notre restau, la rue Baron, il y a des stations de taxis. A peu près tous les taxis récents sont des grosses Dodge six cylindres jaunes, modèle uniforme et standard, mais personnalisé par chaque propriétaire : galerie de toit à arabesques, pare-pierres chromé, bavettes à falbalas, ce ne sont plus des voitures américaines banales, mais des automobiles orientales, dans toute la ville il n’en est peut-être pas deux pareilles.

Pour une poignée de cerises, ces automobiles vont emmènent au bout du monde. Quarante balles par exemple pour Alep-Damas, près de quatre cents bornes. Comment arriver à de tels prix avec une essence qui coûte tout de même plus de soixante centimes (!!!) le litre ? Le sens pratique : le chauffeur du taxi se met devant sa voiture et crie sa destination. On vient, on discute prix, on fait asseoir le premier client et l’on recommence. On ne part que lorsque la voiture est pleine… dans une Dodge, ça fait le chauffeur et cinq clients… Puce et moi passons une partie de l’après-midi à ragarder les gens dans la rue, à écouter les taxis s’égosiller « Ech Cham ! Ech Cham ! » (Damas ! Damas !) ou « Béérouuut ! Béérouuut ! ». j’imagine un instant des taxis parisiens, sur les Champs-Elysées, en train de crier «Lyooon ! Lyooon ! », « Marseiiille ! Marseiiille ! ».


Qui, en France, fait Paris-Lyon en taxi ? C’est bien trop cher, quoique bien sûr bien trop cher divisé par cinq, ça ne fait guère que pas bien cher par tête, mais est-ce que cinq Français qui ne se connaissent pas accepteraient de prendre le même taxi ? De toutes façons, il doit bien exister un truc syndical qui interdit ça chez nous…

Mon idée de taxis collectifs sur Les Champs Elysées me fait rigoler. Deux gars qui passent à ce moment dans la rue me regardent rire tout seul, rient aussi, et me demandent d’où je viens.

Il se trouve qu’ils sont étudiants en français à l’université d’Alep. Un heure après, je me retrouve chez eux, où je passerai d’ailleurs la nuit suivante. Après une longue soirée où la conversation passera sans complexe de la réalité ou non réalité de Jésus en tant que fils de Dieu –Jésus, pour les musulmans, n’était qu’un prophète- à la regrettable disparition du plus vieux quartier d’Alep, où l’on trouvait, comme on dit, « les femmes dans leur maison ».

Le lendemain matin, Puce et moi décidons de nous mettre en quête de bougies de rechange. Le Simson que j’ai rafistolé la veille à Salama avait une Bosch 260 T1, ce qui me fait penser dans ma grande science du raisonnement, que l’on trouve ces animaux-là en Syrie. Mes deux amis me guident vers le quartier des mécaniciens. Comme chez nous au bon vieux temps, chaque corps de métier est regroupé dans une zone bien précise de la ville.


Le quartier des mécaniciens est particulièrement folklorique : dans les boutiques, mais surtout sur les trottoirs, on trouve des motos, des morceaux de motos, des châssis de voitures, ou de camions, des moteurs démontés ; depuis le Simson le plus rudimentaire jusqu’au diesel à soixante-douze cylindres en X turbo-compressé, tout se fait désosser sans manières, partout, dans tous les coins, avec insouciance et bonne humeur, et pourtant les véhicules marchent en Syrie, j’en ai vu rouler !

De boutique en échoppe, en atelier, je me promène, mon tableau d’équivalence thermique de bougies sous le bras, autant pour visiter que pour trouver mes bougies. En fin de matinée, je trimballe dans mes poches des bougies d’origine pour la Puce, mais continue à faire les boutiques, pour le plaisir.


Les Syriens n’ont pas l’air partisans de la diversité des modèles en matière de motos plus que d’autos, ce qui leur permet, au moins, de ne pas être emmouscaillés avec des stocks de pièces détachées. Chaque proprio personnalise son engin : sacoches multicolores, pare-jambes avant et arrière, porte-bagages en tous genres, le tout non pas d’une rigueur toute fonctionnelle, mais réalisé, tout en courbes, en arabesques, oriental quoà… Côté grosses cylindrées, on ne voit guère que des BSA des années cinquante, transfigurées dans leur parure régionale.


En début d’après-midi, Puce et moi quittons Alep, décidés à nous y arrêter plus longtemps au retour. Damas et, au-delà, la mer Rouge nous attendent. La route est facile, mais nous n’irons pas loin. Deux cents bornes tout au plus parce que la Syrie est la Syrie el hamd Allah…


Le premier plein d’essence en Syrie. Ah, le premier plein en Syrie…
Evidemment, le réservoir de Puce est minuscule, et sa consommation dérisoire, mais j’ai failli mourir de rire en lisant le prix sur le volucompteur : 2 livres quarante, soit, grosso moto, deux francs soixante !
Du coup, je sors toute ma petite monnaie, et paie mon plein avec une brouettée de petites pièces en cuivre.

Le pompiste sourit et, d’un geste large, m’indique le bureau de la station-service où un employé me sert le thé. Au thé succède un Coca Cola offert aussi par la maison. J’en suis à me demander comment un pompiste peut arriver à faire du bénéfice en offrant le thé et le Coca à un client  qui achète péniblement trois balles de tisane.

A ce moment, le patron de la station vient me voir, avec à la main toute la mitraille avec laquelle j’ai payé mon plein. L’air gêné, il me demande : « as-tu de l’argent ? ». Tout de même un peu méfiant, je réponds : « oui, pourquoi ? ».


Dans sa main ouverte, il montre ma cuivraille. « tu sais, si tu es mfalles, fauché, tu peux garder ton argent, ma léch, c’est pas grave ». j’en suis resté baba. C’est tout de même la première fois, où que ce soit, qu’un pompiste me paie deux pots et me propose ensuite de ne pas payer si ça me gêne.


Je le prends par les épaules en rigolant et lui dis sur un ton déclamatoire « motori sriré, laken, maliti kbiré ktir », (ma moto est petite mais ma fortune est grande).

Nous voilà tous les deux partis à rire comme des sacs de noix, et nous boirons encore le thé avant que je reprenne la route. Je crois qu’au long de mes deux passages en Syrie, j’aurais bu autant de thé que Puce a consommé d’essence.


En milieu d’après-midi, nous arrivons à Homs, qui sera la fin prématurée de notre étape : le fils d’un marchand de pneus de Homs, après m’avoir offert le thé, le Coca, le repas, nous supplie, Puce et moi, de passer la soirée et la nuit à Homs.

« A quoi bon arriver à  Damas dans la soirée ? En partant tôt demain matin, vous y serez à dix heures. S’il vous plait, restez à Homs ! ».

Nous restons. De la mosquée au grand barrage, en passant par le casino et la vieille cité romaine, nous avons vu Homs. A deux heures du matin, nous étions encore toute une bande de copains, bavardant comme la veille à Alep, de tout, y compris de religion, car la discussion théologique semble ici être un sport national.


Le lendemain matin, un peu embrumés, Puce et moi prenons la route de Damas. Nous ne sommes pas encore habitués à la signalisation syrienne, Puce me conseille de demander notre chemin, mais quelque chose me bloque : je ne sais pas dire « route » en arabe mais seulement « tari’ », chemin.

Or je me dis que si demande à quelqu’un le chemin de Damas, on va me rire au nez. Alors on cafouille un peu, une grande route se présente, nous la prenons en nous disant qu’une si belle route ne peut aller qu’à Damas. Cent vingt kilomètres plus loin, toujours pas de panneau indiquant où va notre route, mais seulement où nous allons si nous la quittons.

Soudain, une sorte de gare routière, puis un guichet. Un petit garçon arrive à toutes jambes en me demandant : « Triptyque, triptyque ».


Ya allah ! Diem perdidi, foin de Damas et de ses lumières, on est à la frontière libanaise !!!


Pouagre, protz et schniaque ! Je regrette vraiment de ne pas encore savoir jurer en arabe. Nos langues européennes comportent beaucoup trop de voyelles, or chacun sait que ce sont les consonnes qui donnent de la puissance aux mots. Un bon juron doit comporter un maximum de consonnes ; les spirantes , chuintantes et occlusives doivent être particulièrement recherchées, car leur prononciation demande un effort physique.

Essayez de dire « O pâle Ophélia, belle comme la neige » sans escamoter les E un jour où vous serez très en colère, ça ne vous satisfera pas. Dites par contre « Crispe ses doigts sur son fémur qui craque avec des cris pareils à des ricanements », vous serez beaucoup plus satisfaits. La langue arabe n’a que trois voyelles, mais est riche en occlusives, spirantes, chuintantes, sifflantes, consonnes qui réclament du souffle et de l’énergie. C’est une langue d’hommes, bien adaptée aux jurons.


Gesticulant, assis sur Puce qui fait le gros dos, je cherche les jurons les plus riches en occlusives pour me calmer les nerfs.

« Putain de bordel de cul de couille de con » est à ce titre assez intéressant, mais je l’avoue, ne me satisfaisait pas sur le moment. Je finis par recouvrer un semblant de calme, et la lecture de la carte m’apprit que je ne m’étais pas trompé de beaucoup.

A vol d’oiseau, je n’étais pas très loin de Damas. Seulement, il n’y a pas beaucoup de routes en Syrie, et la seule solution est de retourner à Homs et repartir vers Damas. Sept heures de route pour rien, tout cela parce qu’une stupide histoire judéo-chrétienne prétend que l’on peut trouver seul le chemin de Damas.

Revenu à Homs, je me décide à demander à un passant « wén ech cham », (où est Damas ?). Le brave homme me regarde et reprend « Tu veux le chemin de Damas ? ». Je lui dis oui en rigolant, il n’a pas l’air de comprendre en quoi c’est amusant. J’ai envie de lui dire « tu ne peux pas comprendre, c’est de l’humour catho » mais à quoi bon, et me voilà cette fois sur le vrai chemin de Damas. Ce n’est que vers cinq heures du soir que Puce et moi entrons finalement dans Damas.


Damas est une grande ville avec de grandes avenues, on a moins envie d’y musarder qu’à Alep. Notre erreur de cap de ce matin va nous coûter deux jours de retard : c’est aujourd’hui jeudi, et le vendredi est férié en pays musulman. Toutes les administrations et toutes les boutiques tenues par de bons musulmans seront fermées, donc pas de visa pour la Jordanie avant samedi, si Dieu veut.


Le lendemain, donc, Puce et moi partons au hasard des rues, nous attendant à les trouver désertes. Mais non ! Une multitude de marchands à la sauvette, profitant de ce que les boutiques sont fermées, installent leur petit commerce sur le trottoir. Les rues commerçantes deviennent un marché aux puces, on y trouve des livres, des fringues d’occasion, des babioles, de vieilles photos de films qui me permettent de voir que Louis de Funès est très populaire en Syrie, des choses, des machins…


Au hasard, je rencontre un quidam francophone –c’est assez courant en Syrie- qui me demande si je n’ai rein à vendre ou à échanger.
Si j’ai du matériel en surplus, pensez ! C’est mon premier grand voyage, et ayant accompli les neuf dixièmes de mon parcours aller, vous pensez que j’avais eu le temps de réaliser que j’avais emmené pas mal de choses inutiles, ou dont j’avais tout simplement la flemme de me servir.

Le gars m’emmène chez lui, m’offre le thé, et nous commençons l’un et l’autre à mettre sur la table nos objets en surplus. Pièce par pièce, nous négocions les échanges. Ceci contre cela…


Ah, non ! En France, ça vaut au moins tant ! Je mens, il le sait aussi bien que moi, mais il fait semblant de sembler me croire et exagère aussi de 300% la valeur de ce qu’il m’offre en échange. Je fais aussi presque semblant de croire aux prix qu’il m’annonce.


Tout en nous livrant à nos tractations, nous discutons de nos pays et de nos religions, en fait je n’ai pas de religion, mais ici on aime tant en parler que je me suis improvisé catholique convaincu et défends de mon mieux la Sainte Trinité, de la vie à Paris, à Damas, du sexe des anges, et nous buvons du thé.

Arrive l’heure du dîner, mon partenaire commercial m’invite, bien entendu. Je suis tout étonné, non qu’il m’invite, mais de découvrir que pour la première fois de ma vie j’ai plaisir à faire du commerce, parce que j’ai l’impression qu’ici, échanger une montre très quelconque contre un poignard bédouin tout aussi quelconque, du moins quand on se trouve à Damas, est en fait un prétexte à bavarder des heures devant une tasse de thé.


A une heure du matin, lorsque je quitte la maison de mon ami, je n’ai plus de montre, plus de pied d’appareil photo, plus de beaucoup de choses, mais je transporte dans un sac plein d’autres choses à la place, et j’ai appris autant de choses sur la Syrie que mon ami en a appris sur l’Europe…


Samedi après-midi, après une nouvelle balade et un passage au consulat du Royaume hashémite de Jordanie, Puce et moi prenons la route d’Amman, qui n’est qu’à 220 km, un demi-saut de Puce à peine. Nous y arrivons en pleine nuit.


Il est assez dangereux de rouler la nuit en Arabie, car les obstacles sont assez nombreux sur les routes. Les camions en panne sont laissés sur place pendant que le chauffeur s’en va chercher des pièces détachées, puis si possible réparés sur le tas.

La nuit, ils sont là, sans éclairage, simplement signalés par une rangée de grosses pierres. Il y  a aussi beaucoup de petits ou de gros animaux, tout à fait capables d’envoyer une Puce au tapis. Cela dit, les camionneurs du Moyen Orient sont étonnamment nyctalopes, et roulent très souvent en veilleuses. Or, ils rajoutent un peu partout sur leur camion, sur la cabine, le pare-pierres, des lumières de toutes les couleurs. On a l’impression de croiser des arbres de Noël. C’est magique.

Lorsqu’un chauffeur local voit un véhicule, au loin, arrêté sur le bord de la route, il donne un grand coup de klaxon. Si le conducteur arrêté est en difficulté, il le signale en balançant le bras de haut en bas, paume tournée vers le sol, ce qui signifie « arrête-toi s’il te plait » (ce geste sert aussi à faire de l’auto-stop). Un autre geste plus précis est employé ; bras tendu à l’horizontale, main à plat et doigts écartés, on fait pivoter rapidement le poignet. Cela signifie « je suis en panne ». Si vous faites ce geste, le collègue s’arrêtera toujours. Si vous ne faites aucun geste, il en déduira que grâce à Dieu tout va bien, et passera son chemin sans ralentir.

Si nous arrivons à Amman en pleine nuit, c’est que sur la route de Damas à Amman, on a trouvé Jerash. Une ancienne cité romaine. Comment ? Après être passé à Rome, on avait encore envie de voir une cité romaine ?
C’est qu’en Italie, en Grèce, les antiquailles sont clôturées, guichetées, étiquetées, marchandecartepostalisées et tout ça émousse un peu le choc de les découvrir.


Nous avons trouvé Jerash déserte, mais vraiment déserte, en pleine nature, sans guichets, ni clôture…
Nous y entrons sur la pointe des pneus, et tournons autour des maisons, des temples, sans que personne n’y trouve rien à dire, pour la bonne raison qu’il n’y a personne.


Nous avions l’impression non d’être en train de visiter une antiquaille, mais d’entrer dans une ville dont les habitants auraient tout juste fui à cause d’une mystérieuse épidémie… A moins que ce soit notre arrivée qui les ait effrayés ?


Il n’y avait qu’à rester là sans bouger, allongé sur le sable. Les fantômes sont comme les chats, ils s’enfuient dès qu’ils voient bouger quelque chose d’inconnu, mais si l’on reste immobile, ils finissent toujours par revenir.
Nous avons attendu jusqu’à la nuit noire. « Ils » ne sont pas revenus. Méfiants, « ils » ont attendu de nous voir disparaître au loin…


Arrivés à Amman en pleine nuit, le premier hôtel d’aspect bon marché qui se présente est le bon. Demain, ce sera la descente vers notre sixième mer, la mer Morte.

Allah… Nous allons vers le point le plus bas des terres émergées de notre bonne vieille planète. La route qui y mène descend à n’en plus finir, c’est fantastique de se mettre au point mort, de couper le moteur et de rouler comme poussé par la main de Dieu, en passant les virages le plus vite possible pour conserver son élan afin que le Misérocordieux n’ait pas à pousser trop souvent.


De proche en proche, il y a des contrôles militaires, car cette route mène à Israël la maudite. Pas d’arrêt intempestif, pas de photos, l’armée est partout sur le qui-vive…


La mer Morte, si elle ne paie guère de mine, est vraiment ma mer. Il est vrai que je nage à peine mieux qu’une enclume, et que je grelotte dès que mon environnement descend en dessous de 28° C.


Quand d’aventure –c’est extrêmement rare- je vais monter mes meules à Neptune, je fais ça au crépuscule pour atténuer le choc thermique. C’est donc au coucher de soleil que j’avance vers la mer qui parait-il vous porte. Ouaille ! Si je l’ai, le choc thermique, cette eau est brûlante ! J’avance, j’avance, diable le fond est plein de trucs glissants… Miracle ! J’ai à peine de l’eau jusqu’aux épaules, et mes pieds décollent du fond, je marche dans le vide, je suis Jésus !


Pas commode d’essayer de nager pour de bon, par contre : je n’arrive pas à garder en même temps les bras et les jambes dans l’eau, mais qui veut nager ? je me mets en boule et me laisse flotter comme un ballon de plage dégonflé. C’est super. Dans cette espèce de liquide à pau près à la température du corps, qui me porte sans me tenir nulle part, je me sens comme doit se sentir un fœtus dans le ventre maternel.


Laisse-toi aller, petit : la mer Morte, c’est la mer-mère…


Etre un fœtus me plait tant qu’il fait nuit noire quand je me décide à renaître. Il fait tellement sombre que je ne retrouve pas mes frusques. Je vais emprunter une lampe à pétrole à des autochtones qui sont en train de préparer un méchoui sur la plage. Lorsque je la rapporte, bien sûr, « tfaddal » ils m’invitent à partager leur repas. Puis je passe la nuit contre les roues de Puce, qui savoure sa sixième mer.

Au matin, retour à Amman, que nous traversons comme une flèche. Ce que nous voulons maintenant, c’est prendre la route du désert, qui finit à Akaba, au bord de la mer Rouge. Au bout de cette route, nous aurons vu sept mers…


La Desert Highway n’a pas volé son nom : elle est toute droite, à gauche le désert, à droite le désert aussi, à perte de vue. Il fait chaud, très chaud. Tout va très bien tant que l’on roule, mais le soleil guette, et si vous vous arrêtez, il vous saute d’un coup sur les épaules comme un écolier facétieux. Vous vous sentez bien vite très, très fatigué. Qui s’arrêterait, de toutes façons, ailleurs que dans une station-service, où il y a du thé brûlant à boire dans une cabane en bois? Deux petits verres de thé et la soif s’en est allée.

A mi-chemin de la mer rouge, Petra. Une cité nabatéenne taillée dans la masse de la falaise. Le grand truc, parait-il. En fait, ce doit l’être, il y a des grilles, des guichets, même un hôtel moderne à l’entrée du site. Holà. Un hôtel moderne près d’un site touristique, c’est probablement pas pour nous, ça… On verra…


Petra, c’est vraiment le troglodytisme puissance N. C’est vrai, creuser la roche pour s’y faire une niche, c’est si peu sorcier qu’on a eu ça même chez nous, même que ça se pratique encore nonobstant que c’est devenu un peu snob, mais penser qu’avant Obélix et Astérix, alors que le toit de chaume était le summum de la haute technologie gauloise, des gars étaient capables de tailler dans la masse d’une falaise une cité, avec toutes les colonnades, bas reliefs et autres gadgets à la mode à l’époque, ça vous coud un peu les nouilles. Que sont devenus les peuples qui étaient capables de faire ça il y a deux mille ans ?


Il y a des bornes à faire à pied pour visiter Petra. On n’y autorise pas les véhicules à moteur, il y a bien des guides qui vous proposent de vous emmener à dos de mulet, de cheval ou de dromadaire, mais j’ai répugnance à chevaucher quoi que ce soit qui n’ait un moteur ou au moins des pédales. Il est vrai que la seule fois où j’ai voulu chevaucher un animal, c’était une vache, qui paraissait à mes yeux de gamin  de onze ans bien plus pratique qu’un cheval, vu qu’elle comporte un guidon pour se tenir, hélas elle n’a pas trouvé ça drôle du tout…


Enfin il fait nuit lorsque l’on sort de la cité de Petra.
Il y a deux guides en train de ranger leur attirail devant l’hôtel touristique, je leur demande s’il y a à proximité un autre hôtel rhis, yaani (littéralement pas cher, c’est-à-dire), oh non, c’est le seul, le prochain est à Maan, cinquante kilomètres, mais celui-ci n’est pas bien cher. C’est une chance. Double-chance en fait, mais je ne le sais pas encore.

Bizarre… je suis dans mon lit d’hôtel à Petra, et j’entends au loin des dizaines de voix qui scandent une sorte de mélopée très courte, sans cesse reprise. C’est à la fois fascinant et inquiétant, à croire qu’un cinéma est en train de jouer en boucle une scène de folklore bédouin de Lawrence d’Arabie. Y’a tout de même pas de cinéma dans cet hôtel…


Si c’était pour de vrai ? Mais… je n’ai pas vu de village autour de Petra… Serait-ce des Bédouins ayant planté le camp pendant la nuit ?


Le lendemain matin, je suis en train de petit-déjeuner, je vois arriver sur un cheval noir, un bédouin magnifique. Grand, mince, avec sa djellabah claire et sa keffieh blanche, il a carrément l’air d’un seigneur.
Surprise, c’est à moi qu’il vient s’adresser, dans un excellent anglais britannique.


« C’est à vous la moto bleue ? Voudriez-vous la vendre ? ».


Je devrais dire oui, la logique voudrait du moins que je dise oui, ou au moins « peut-être ».

J’ai mis à peu près deux semaines à arriver où je suis. J’ai un mois de vacances, ce serait donc idiot, arrivé à la mer Rouge, de faire demi-tour et refaire le chemin dans l’autre sens. J’ai donc décidé de rester au Moyen Orient jusqu’au dernier moment et de me rapatrier par avion avec la Puce de Damas ou Alep à Paris.

Bien que la petite Puce ne pèse que 75 kg, ça n’est pas économique, ça m’obligera à radiner un peu sur tout dans les quinze jours qui restent. Si je vends la Puce, je palpe une somme ici considérable, j’économise les frais de rapatriement de la moto, pour les quinze jours qui restent, je suis riche comme jamais, oui, mais…


« Ce n’est pas possible, pour pouvoir venir jusqu’ici avec cette moto, j’ai dû déposer l’équivalent de sa valeur pour avoir un carnet de passages en douane. Si je reviens sans la moto, je ne récupérerai jamais cet argent ».


-« Ne vous inquiétez pas, je peux vous obtenir un certificat de la police disant que la moto a été accidentée et détruite ! »


Ahum… Maintenant il faut que je sache ce que je veux.


«  Si je voulais acheter votre cheval, me le vendriez-vous ?


-    Yaaaani… Non, je ne crois pas…


-     Eh bien ma moto, pour moi, c’est la même chose.


-     Je comprends. Voudriez-vous venir dîner chez moi ce soir ? »

Le soir même, le Moto Club de Wadi Moussa était né. C’est que je n’avais pas rêvé, les mélopées de la nuit précédente, elles venaient de Wadi Moussa, un petit village caché au dessus de la falaise de Petra. C’est la période des mariages, d’où ces fêtes la nuit.


Mon nouveau copain Mohamed  Issa Falahat est l’un des deux habitants du village à posséder une moto, une 250 Yamaha DT1, l’autre étant son ami Ahmad qui a une 650 BSA « A 65 ». Nous célébrons donc la création du Moto Club de Wadi Moussa d’une cérémonieuse poignée de main. Ensuite, c’est la longue et apparemment indispensable discussion théologique dans laquelle, entre autres, je fais mon devoir d’occidental en défendant la Sainte Trinité. Enfin, sujet libre jusqu’à très tard dans la nuit. Puis on m’installe dans le meilleur lit : je suis devenu citoyen honoraire du village de Wadi Moussa.


Ce n'est que le lendemain que je découvre vraiment le village. Dans le paysage lunaire qui l’environne, ce village est un petit miracle, tout simplement parce que, comme son nom l’indique, il possède un oued, oh ce n’est ni le Nil, ni la Loire, ni la Durance, un ruisseau bien modeste, mais qui permet de faire pousser des tomates et quelques légumes et fruits en plein désert, d’où l’existence du village et, par le passé, de la cité troglodytique de Petra, qui en fait est sous nos pieds…


Mohamed s’en va à cheval exercer son métier de guide touristique, et me laisse sa maison au village. C’est magique : hier, j’étais un touriste à Petra, aujourd’hui je suis de l’autre côté du miroir, grâce à ma petite moto magique que je ne veux pas vendre.


En marchand jusqu’à la crête de la falaise, je peux observer les touristes dans la vallée, en contrebas. Soupçonnent-ils qu’il y a au dessus de leur tête un village caché d’où viennent les guides qui les accompagnent, les gamins qui leur vendent de l’eau ou du soda, un vrai village où les gens se marient, des enfants naissent, et où il y a même un moto-club ?


Un ancien qui parle assez bien l’anglais, essaie de civiliser mon arabe. C’est que « parler arabe » ne veut rien dire, il y a tant d’arabes différents, ce serait comme dire « il parle latin » d’un gars qui s’exprime en espagnol, en roumain ou même en patois bas-normand. Oui, des mots sont effectivement dérivés du latin, mais ça n’est plus du latin, essayez de parler latin à ce malheureux (et en plus quel latin et avec quel accent ? Celui de Paul 6 ou de l’école française moderne ?) si ce n’est un prof de latin ou un prêtre intégriste, il restera aussi sec que si vous parliez Tagalog.


C’est pareil avec l’arabe. L’arabe reconnu comme le vrai de vrai est celui du Coran, donc en principe celui que parlaient les Qoréïch, la tribu des poètes, il y a bientôt quatorze cents ans, là où est aujourd’hui l’Arabie Saoudite. Le reste n’est que dialecte ! Autant, nous, latins arborons nos dialectes bas-latins comme langues française, italienne, portugaise, espagnole, autant il n’y a pas de langue égyptienne, ni jordanienne, ni libanaise, ni rien. Ce sont des dialectes arabes. Celui que j’ai étudié est à la base du syrien de Damas, à priori compréhensible jusqu’au Liban, la Jordanie et l’Irak.

Mais ici, dans le sud de la Jordanie, près de l’Arabie Saoudite, mon dialecte est jugé très, très vulgaire. Il faudrait peut-être que je me mette à l’Arabe Moderne Unifié que l’on entend à la télé ou à la radio, comme ça je passerais pour très, très snob. Et zutre ! On ne peut pas apprendre tous les dialectes du Moyen Orient pour partir en vacances !

Bon sang le temps passe… Cela fait trois jours que je suis à Wadi Moussa, à ne rien faire de précis, enfin j’ai appris à jouer au tcheddé, un jeu de cartes assez marrant, je regarde le désert en fumant une Gold Star jordanienne arrivée en contrebande d’Arabie Saoudite où elles sont vendues sans taxes.

Un gamin qui repéré un nouveau fumeur dans le village vient m’en proposer tous les jours, je suis un gros client, j’achète par paquets entiers. C’est qu’ici même les kiosques à tabac vendent les cigarettes par paquet ou à l’unité. Si tu demandes à la française « une Gold Star », c’est pas un paquet que l’on va te tendre, c’est une cigarette…


Acheter ses cigarettes une par une, comme Mohamed mon hôte qui a pourtant largement les moyens de les acheter vingt par vingt –pour être possesseur d’une moto et parler couramment anglais, ici, il ne faut pas être né dans une grange- ridicule, hein ? Que de temps perdu !


Ben, finalement, ça n’est peut-être pas si bête : au lieu de sortir vite fait son paquet de sa poche et en allumer une plus par habitude qu’autre chose, il faut attendre d’en avoir suffisamment envie pour se décider à marcher jusqu’au kiosque –il y en a partout, sans compter les marchands  à la sauvette, chercher la monnaie, dire bonjour, demander sa cigarette et du feu. Cela rend la tige de huit nettement plus goûteuse, comme marcher jusqu’à une fontaine rend l’eau plus rafraîchissante…


Puce, ma bécane, bouillonne un peu : il y a deux motos beaucoup plus grosses qu’elle dans le village, et le fait d’être venue d’un lointain pays ne lui apporte guère de prestige : la France, pour le quidam local, ce n’est pas un pays, mais une sorte d’abstraction. Vous imaginez-vous en France vous balader avec une moto bizarre et une immatriculation étrange, et dire au passant qui vous demande d’où vous venez que vous arrivez d’une sorte d’abstraction ? Sûr que le mec s’écrierait « oh la vaaaache !… ».


Je suis bien ici. Y’a rien à voir. Quoi ? J’habite au dessus d’un site archéologique mondialement connu et je dis qu’il n’y rien à voir ? Ben oui, pardonnez-moi d’être un béotien de le vieille pierre, mais passé le premier choc, vraiment…  Cela ne me fait guère plus d’effet que la tour Eiffel à qui habite le Champ de Mars. Non; J'aime bien les gens d'ici, le rythme, les silences. On ne parle pas du temps qu'il fait histoire de dire quelque chose. Il est vrai qu'il ne change guère. Je crois que je pourrais vivre ici....

" A quoi faire?" me demande la Puce "Guide touristique?"

"Ah oui, bonne remarque. Si on partait vers la mer Rouge? On pourrait y être au crépuscule...."

Nous revoilà sur la route du désert. A peut-être deux cents bornes d'ici, une fraction de saut de Puce, il y a le golfe d'Aqaba, la mer Rouge.


Dans quelques heures, on y sera, on "aura fait" Paris-mer Rouge et vu sept mers. C'est pas qu'on ait jamais douté que ce fût faisable, ça n'a rien de sorcier, juste rouler sud-est au lieu de tourner en rond comme d'habitude.

Pourquoi avoir fait ça? Pour avoir une opinion autre que celle d'un autre sur une partie du monde qui m'intéresse. pour vérifier une bonne fois l'affirmation de mon papa, qu'à terme, n'importe quelle route peut mener n'importe où, à Ouagadougou ou ailleurs....

La route du désert, toute plate et toute droite devient montagneuse, une montagne pâle, aride, toute en formes shadocques, on la croirait sculptée par un dieu fou, puis, alors que la route commence à redescendre, on prend en pleine poire toute la vallée, blanche comme un squelette et avec des montagnes si usées qu'elles ressemblent à des furoncles, ouah, on se dit "y'a qu'un scorpion pour vivre là dedans". En gaffant bien, on arrive à deviner la mer Rouge tout au bout. Ah, t'es là, toi....

 

 

J'imagine la joie de Lawrence d'Arabie, le 5 juillet 1917, voyant ce paysage, après deux mois de voyage dans le désert à dos de dromadaire et moultes batailles, cela signifiait que son expédition avit réussi, que la révolte arabe allait prendre les Turcs à rebrousse poil et les chasser d’Aqaba. Ce serait le début de la fin pour l’Empire Ottoman.


Pour Puce et moi, c’était briser la gangue, réaliser que voyager loin n’est vraiment pas sorcier. Y’a pas besoin d’être grand ni fort ni beau ni riche ni d’avoir une moto à propulsion nucléaire. Dans un rien de temps, on sera au bord de la mer Rouge. Allah est grand.

Flutre… Mal calculé mon parcours, en fait pas calculé du tout, je ne calcule guère, j’tombe jamais juste. Le temps de passer le contrôle de police à l’entrée de la ville, il fait nuit quand nous entrons dans Aqaba. Oh, on n’est pas venu voir la mer rouge dans le noir, la Noire, on a déjà donné en Turquie. Bof, il n’y a qu’à se trouver un hôtel, c’est-à-dire-pas-cher et demain, si Dieu veut, il fera jour.


Pardon ? Il y a une auberge de jeunesse ? Holà… Je n’aime pas trop les auberges de jeunesse, c’est bourré de touristes étrangers, on ne se sent pas chez soi, mais bon, on est dans la seule ville de bord de mer de la Jordanie, il faut d’abord être heureux de trouver une piaule à bon marché.


« Tu veux coucher dehors ou dedans ? »


Question aussi douce qu’étrange à l’oreille d’un Parisien. Ya Allah, c’est que nous sommes par la grâce de dieu à 6 ou 700 bornes du tropique du cancer, vous rendez vous compte ? C’est juste un saut de Puce. De Puce d’eau en fait. La politique étant ce qu’elle est, il faut des magouilles infernales pour atteindre d’ici le tropique, étant donné qu’il passe côté est de la mer Rouge entre Médine et la Mecque en Arabie Saoudite –qui ne donne pas de visas de tourisme- et côté ouest au nord de Halaïb en Egypte du sud, mais pour aller en Egypte d’ici il faudrait passer par Israël, genre de plaisanterie à éviter par les temps qui courent…


On est comme qui dirait dans un ulque de sac. Bah, ma léch, ça fait rien, de toutes façons un tropique, c’est bidon, ça n’existe que sur les cartes, on ne peut pas le voir, le toucher, ni se baigner dedans, alors que la mer Rouge, c’est du vrai, de l’eau tanthique, quand on se trempe le cul dans quelque chose, c’est la preuve qu’elle existe ! Demain, on aura la preuve que le mer Rouge n’existe pas que sur les cartes…


En attendant, on va dormir dehors. La cour est vaste, plantée de palmiers auxquels quelques gars ont accroché des hamacs. Le gardien m’amène un lit de camp, que j’installe sous un palmier, je gare la Puce à  côté de mon lit, c’est Byzance, hein ma Puce, dormir à ciel ouvert à trois tours de roues de la mer Rouge. On a gagné, hein ? On ne la pas encore vue, cette mer, mais même si demain tu faisais un caprice, je pourrais te pousser jusqu’à elle. On ne la pas vue, mais elle ne peut plus nous échapper. Il faudrait vraiment la main de Dieu lui-même pour nous empêcher d’y parvenir, et encore… 


On a bien fait de ne pas y aller cette nuit, c’est encore meilleur comme ça.


                                                 POC…

Quelque chose a fait « poc » sur ma citrouille. Quelque chose qui n’est ni dur, ni lourd. Cela a dû tomber du palmier, ça a des fruits les palmiers ? Ben, forcément, tous les arbres ont des fruits, un arbre sans fruit, c’est comme un mec sans thoeube, ça ne se reproduit pas… Cela doit être un fruit qui ne se mange pas, sinon j’en aurais entendu parler. C’est quand même con pour un arbre de faire des fruits qui ne se mangent pas…
Poc…


Sur le bide cette fois. Merde, il a rebondi et il fait tellement noir que je n’arrive pas à trouver ce putain de fruit… Et si ce n’était pas un palmier ? un cocotier ? Ben, non, une noix de coco, ça fait pas « poc !», ça fait « Bong ! » et tu voix trente-six chandelles.

Bon, pas bouger, le prochain qui me tombe dessus, je le chope. Me voilà immobile mais attentif comme un chat aux aguets. Que le temps parait long. Est-ce qu’un chat aux aguets trouve le temps long, ou ses sens sont-ils si affinés qu’il n’a même pas besoin d’être attentif ?


Poc, entre les jambes. Je le tiens. Un truc de la taille d’une olive, mais plus long, sans queue, très lisse. J’étends le bras pour mettre l’éclairage de Puce sur veilleuse, et présente le truc devant le phare. Ben, c’est un fruit beige pâle, oblong, avec une peau toute lisse et brillante, pas vraiment bandant, ça me rappelle rien de bouffable.


D’un coup, je me rappelle une prof de sciences naturelles qui nous disait que l’on reconnait la famille d’un fruit à son noyau. J’ouvre donc mon fruit de bouzingrin… Merde ! Dedans, il y a un  noyau de datte. Oh, sans charre hè, les dattes c’est des fruits sombres hyper-sucrés et vachement collants qui poussent dans des boîtes ovales avec un palmier dessiné dessus… Ou alors… Ya Allah !...


« Puce, tu te rends compte ? On est couché sous un dattier !


-Eh ben alors ? C’est dangereux ?


-Ben non, enfin, je crois pas, moins qu’un cocotier en tout cas.


-Alors, on reste où l’on est ?


-Ouais, ouais, on reste où l’on est »


Quand je m’endors, il y a des boîtes de dattes qui flottent au dessus de moi dans un nuage. Des boîtes sarcophargiformes avec un palmier et « Micasar Ja » imprinés sur le couvercle. Ploc. La vie est une merveille. M’en fous de la mer Rouge… Il pleut des dattes, et çà, c’est pas ordinaire…

Puce et moi avons attendu le lendemain pour aller voir la mer Rouge. Nous nous sommes arrêtés avec la mer juste à nos pieds, et j’ai dit à Puce :
« Je t’ai promis sept mers, je te les ai offertes en plus d’une pluie de dattes. Quelle est donc la vérité première que tu m’as promise à Rome ? ».


Puce laissa d’abord s’installer le silence, puis me révéla sa vérité, que ô lecteur, tu as vue écrite blanc sur noir au fil de cette histoire. Elle est révélée dans le Coran dans une soura qui s’appelle, merveilleuse coïncidence, « le voyage dans la nuit ».



« Ne marche pas orgueilleusement sur la terre, tu ne saurais ni la fendre en deux, ni égaler la hauteur de ses montagnes ».